|
| 13.10 - Les conseils.
Il est nuit. Neuf heures viennent de sonner. C’est le soir du jour où Mlle de Cardoville s’est, pour la première fois, trouvée en présence de Djalma ; Florine, pâle, émue, tremblante, vient d’entrer, un bougeoir à la main, dans une chambre à coucher meublée avec simplicité, mais très confortable. Cette pièce fait partie de l’appartement occupé par la Mayeux chez Adrienne ; il est situé au rez-de-chaussée et a deux entrées : l’une s’ouvre sur le jardin, l’autre sur la cour ; c’est de ce côté que se présentent les personnes qui viennent s’adresser à la Mayeux pour obtenir des secours ; une antichambre où l’on attend, un salon où elle reçoit les demandes, telles sont les pièces occupées par la Mayeux, et complétées par la chambre à coucher dans laquelle Florine vient d’entrer d’un air inquiet, presque alarmé, effleurant à peine le tapis du bout de ses pieds chaussés de satin, suspendant sa respiration et prêtant l’oreille au moindre bruit. Plaçant son bougeoir sur la cheminée, la camériste, après un rapide coup d’œil dans la chambre, alla vers un bureau d’acajou surmonté d’une jolie bibliothèque bien garnie ; la clef était aux tiroirs de ce meuble ; ils furent tous les trois visités par Florine. Ils contenaient différentes demandes de secours, quelques notes écrites de la main de la Mayeux. Ce n’était pas là ce que cherchait Florine. Un casier, contenant trois cartons, séparait la table du petit corps de bibliothèque, ces cartons furent aussi vainement explorés ; Florine fit un geste de dépit chagrin, regarda autour d’elle, écouta encore avec anxiété, puis, avisant une commode, elle y fit de nouvelles et inutiles recherches. Au pied du lit était une petite porte conduisant à un grand cabinet de toilette ; Florine y pénétra, chercha d’abord, sans succès, dans une vaste armoire où étaient suspendues plusieurs robes noires nouvellement faites pour la Mayeux par les ordres de Mlle de Cardoville. Apercevant au bas et au fond de cette armoire, et à demi cachée sous un manteau, une mauvaise petite malle, Florine l’ouvrit précipitamment, elle y trouva soigneusement pliées les pauvres vieilles hardes dont la Mayeux était vêtue lorsqu’elle était entrée dans cette opulente maison. Florine tressaillit, une émotion involontaire contracta ses traits, songeant qu’il ne s’agissait pas de s’attendrir, mais d’obéir aux ordres implacables de Rodin, elle referma brusquement la malle et l’armoire, sortit du cabinet de toilette, et revint dans la chambre à coucher. Après avoir examiné le bureau, une idée subite lui vint. Ne se contentant pas de fouiller de nouveau les cartons, elle retira tout à fait le premier du casier, espérant peut-être trouver ce qu’elle cherchait entre le dos de ce carton et le fond de ce meuble ; mais elle ne vit rien. Sa seconde tentative fut plus heureuse : elle trouva caché, où elle espérait, un cahier de papier assez épais. Elle fit un mouvement de surprise, car elle s’attendait à autre chose ; pourtant elle prit ce manuscrit, l’ouvrit et le feuilleta rapidement. Après avoir parcouru plusieurs pages, elle manifesta son contentement et fit un mouvement pour mettre ce cahier dans sa poche ; mais après un moment de réflexion, elle le plaça où il était d’abord, rétablit tout en ordre, reprit son bougeoir, et quitta l’appartement sans avoir été surprise, ainsi qu’elle y avait compté, sachant la Mayeux auprès de Mlle de Cardoville pour quelques heures. * * * * * Le lendemain des recherches de Florine, la Mayeux, seule dans sa chambre à coucher, était assise dans un fauteuil, au coin d’une cheminée où flambait un bon feu, un épais tapis couvrait le plancher ; à travers les rideaux des fenêtres on apercevait la pelouse d’un grand jardin ; le silence profond n’était interrompu que par le bruit régulier du balancement d’une pendule et par le pétillement du foyer. La Mayeux, les deux mains appuyées aux bras du fauteuil, se laissait aller à un sentiment de bonheur qu’elle n’avait jamais aussi complètement goûté depuis qu’elle habitait cet hôtel. Pour elle, habituée depuis si longtemps à de cruelles privations, il y avait un charme inexprimable dans le calme de cette retraite, dans la vue riante du jardin, et surtout dans la conscience de devoir le bien-être dont elle jouissait à la résignation et à l’énergie qu’elle avait montrées au milieu de tant de rudes épreuves heureusement terminées. Une femme âgée, d’une figure douce et bonne, qui avait été, par la volonté expresse d’Adrienne, attachée au service de la Mayeux, entra et lui dit : – Mademoiselle, il y a là un jeune homme qui désire vous parler tout de suite pour une affaire très pressée… il se nomme Agricol Baudoin. À ce nom, la Mayeux poussa un léger cri de joie et de surprise, rougit légèrement, se leva et courut à la porte qui conduisait au salon où se trouvait Agricol. – Bonjour, ma bonne Mayeux ! dit le forgeron en embrassant cordialement la jeune fille, dont les joues devinrent brûlantes et cramoisies sous ces baisers fraternels. – Ah ! mon Dieu ! s’écria tout à coup l’ouvrière en regardant Agricol avec angoisse, et ce bandeau noir que tu as sur le front !… Tu as donc été blessé ? – Ce n’est rien, dit le forgeron, absolument rien… n’y songe pas… je te dirai tout à l’heure… comment cela m’est arrivé… mais auparavant j’ai des choses bien importantes à te confier. – Viens dans ma chambre alors, nous serons seuls, dit la Mayeux en précédant Agricol. Malgré l’assez grande inquiétude qui se peignait sur les traits d’Agricol il ne put s’empêcher de sourire de contentement en entrant dans la chambre de la jeune fille, et en regardant autour de lui. – À la bonne heure, ma pauvre Mayeux… voilà comme j’aurais voulu toujours te voir logée ; je reconnais bien là Mlle de Cardoville… Quel cœur !… quel âme !… Tu ne sais pas… elle m’a écrit avant-hier… pour me remercier de ce que j’avais fait pour elle… en m’envoyant une épingle d’or très simple, que je pouvais accepter, m’a-t-elle écrit, car elle n’avait d’autre valeur que d’avoir été portée par sa mère… Si tu savais comme j’ai été touché de la délicatesse de ce don ! – Rien ne doit étonner d’un cœur pareil au sien, répondit la Mayeux. Mais ta blessure… ta blessure… – Tout à l’heure, ma bonne Mayeux… j’ai tant de choses à t’apprendre !… Commençons par le plus pressé, car il s’agit, dans un cas très grave, de me donner un bon conseil… tu sais combien j’ai confiance dans ton excellent cœur et dans ton jugement… Et puis, après, je te demanderai de me rendre un bon service… Oh ! oui, un grand service, ajouta le forgeron d’un ton pénétré, presque solennel, qui étonna la Mayeux ; puis il reprit : – Mais commençons par ce qui ne m’est pas personnel. – Parle vite. – Depuis que ma mère est partie avec Gabriel pour se rendre dans la petite cure de campagne qu’il a obtenue, et depuis que mon père loge avec M. le maréchal Simon et ses demoiselles, j’ai été, tu le sais, demeurer à la fabrique de M. Hardy, avec mes camarades, dans la maison commune. Or, ce matin… Ah ! il faut te dire que M. Hardy de retour d’un long voyage qu’il a fait dernièrement, s’est de nouveau absenté depuis quelques jours pour affaires. Ce matin donc, à l’heure du déjeuner, j’étais resté pour travailler un peu après le dernier coup de la cloche ; je quittais les bâtiments de la fabrique pour aller à notre réfectoire, lorsque je vois entrer dans la cour une femme qui venait de descendre d’un fiacre, elle s’avance vivement vers moi, je remarque qu’elle est blonde, quoique son voile fût à moitié baissé, d’une figure aussi douce que jolie, et mise comme une personne très distinguée. Mais, frappé de sa pâleur, de son air inquiet, effrayé, je lui demande ce qu’elle désire : « – Monsieur, me dit-elle d’une voix tremblante en paraissant faire un effort sur elle-même, êtes-vous l’un des ouvriers de cette fabrique ? « – Oui, madame. « – M. Hardy est donc en danger ? s’écria-t-elle. « – M. Hardy, madame ! mais il n’est pas de retour à la fabrique. « – Comment ! reprit-elle, M. Hardy n’est pas revenu ici hier au soir, il n’a pas été très dangereusement blessé par une machine en visitant ses ateliers ? » En prononçant ces mots, les lèvres de cette pauvre jeune dame tremblaient fort, et je voyais de grosses larmes rouler dans ses yeux. « – Dieu merci, madame, rien n’est plus faux que tout cela, lui dis-je ; car M. Hardy n’est pas de retour ; on annonce seulement son arrivée pour demain ou après. « – Ainsi, monsieur… vous dites bien vrai, M. Hardy n’est pas arrivé, n’est pas blessé ? reprit la jolie dame en essuyant ses yeux. « – Je vous dis la vérité, madame : si M. Hardy était en danger, je ne serais pas si tranquille en vous parlant de lui. « – Ah ! merci ! mon Dieu ! merci ! » s’écria la jeune dame. « Puis elle m’exprima sa reconnaissance d’un air si heureux, si touché, que j’en fus ému. Mais tout à coup, comme si alors elle avait honte de la démarche qu’elle venait de faire, elle rebaissa son voile, me quitta précipitamment, sortit de la cour et remonta dans le fiacre qui l’avait amenée. Je me dis : C’est une dame qui s’intéresse à M. Hardy et qui aura été alarmée par un faux bruit. – Elle l’aime sans doute, dit la Mayeux attendrie, et, dans son inquiétude, elle aura commis peut-être une imprudence en venant s’informer de ses nouvelles. – Tu ne dis que trop vrai. Je la regarde remonter dans son fiacre avec intérêt, car son émotion m’avait gagné… Le fiacre repart… Mais que vois-je quelques instants après ? Un cabriolet de place que la jeune dame n’avait pu apercevoir, caché qu’il était par l’angle de la muraille ; et au moment où il détourne, je distingue parfaitement un homme, assis à côté du cocher, lui faisant signe de prendre le même chemin que le fiacre. – Cette pauvre jeune dame était suivie, dit la Mayeux avec inquiétude. – Sans doute, aussi je m’élance après le fiacre, je l’atteins, et, à travers les stores baissés, je dis à la jeune dame, en courant à côté de la portière : « Madame, prenez garde à vous, vous êtes suivie par un cabriolet. » – Bien !… bien, Agricol… et t’a-t-elle répondu ? – Je l’ai entendue crier : « Grand Dieu ! » avec un accent déchirant, et le fiacre a continué de marcher. Bientôt le cabriolet a passé devant moi ; j’ai vu à côté du cocher un homme grand, gros et rouge, qui, m’ayant vu courir après le fiacre, s’est peut-être douté de quelque chose car il m’a regardé d’un air inquiet. – Et quand arrive M. Hardy ? reprit la Mayeux. – Demain ou après-demain… Maintenant, ma bonne Mayeux, conseille-moi… Cette jeune dame aime M. Hardy, c’est évident… Elle est sans doute mariée, puisqu’elle avait l’air très embarrassé en me parlant et qu’elle a poussé un cri d’effroi en apprenant qu’on la suivait… Que dois-je faire ?… J’avais envie de demander avis au père Simon ; mais il est si rigide… Et puis à son âge… une affaire d’amour !… Au lieu que toi ma bonne Mayeux, qui es si délicate, et si sensible… tu comprendras cela. La jeune fille tressaillit, sourit avec amertume ; Agricol ne s’en aperçut pas et continua : – Aussi, je me suis dit : Il n’y a que la Mayeux qui puisse me conseiller. En admettant que M. Hardy revienne demain, dois-je lui dire ce qui s’est passé ou bien… – Attends donc… s’écria tout à coup la Mayeux en interrompant Agricol et en paraissant rassembler ses souvenirs, lorsque je suis allée au couvent de Sainte-Marie demander de l’ouvrage à la supérieure, elle m’a proposé d’entrer ouvrière à la journée dans une maison où je devais… surveiller… tranchons le mot… espionner… – La misérable !… – Et sais-tu ? dit la Mayeux, sais-tu chez qui l’on me proposait d’entrer pour faire cet indigne métier ? Chez une dame de Frémont ou Brémont, je ne me souviens plus bien, femme excessivement religieuse, mais dont la fille, jeune dame mariée, que je devais surtout épier, me dit la supérieure, recevait les visites trop assidues d’un manufacturier. – Que dis-tu ? s’écria Agricol, ce manufacturier serait… – M. Hardy… j’avais trop de raisons pour ne pas oublier ce nom, que la supérieure a prononcé… Depuis ce jour tant d’événements se sont passés, que j’avais oublié cette circonstance. Ainsi, il est probable que cette jeune dame est celle dont on m’avait parlé au couvent. – Et quel intérêt la supérieure du couvent avait-elle à cet espionnage ? demanda le forgeron. – Je l’ignore… mais, tu le vois, l’intérêt qui la faisait agir subsiste toujours, puisque cette jeune dame a été épiée… et peut-être, à cette heure, est dénoncée… déshonorée… Ah ! c’est affreux ! Puis, voyant Agricol tressaillir vivement, la Mayeux ajouta : – Mais qu’as-tu donc ?… – Et pourquoi non ? se dit le forgeron en se parlant à lui-même, si tout cela… partait de la même main !… La supérieure d’un couvent peut bien s’entendre avec un abbé… Mais alors… dans quel but ?… – Explique-toi donc, Agricol, reprit la Mayeux. Et puis enfin ; ta blessure… Comment l’as-tu reçue ? Je t’en conjure, rassure-moi. – Et c’est justement de ma blessure que je vais te parler… car, en vérité, plus j’y songe, plus l’aventure de cette jeune dame me paraît se relier à d’autres faits. – Que dis-tu ? – Figure-toi que, depuis quelques jours, il se passe des choses singulières aux environs de notre fabrique : d’abord, comme nous sommes en carême, un abbé de Paris, un grand bel homme, dit-on, est déjà venu prêcher dans le petit village de Villiers, qui n’est qu’à un quart de lieue de nos ateliers… Cet abbé a trouvé moyen, dans son prêche, de calomnier et d’attaquer M. Hardy. – Comment cela ? – M. Hardy a fait une sorte de règlement imprimé, relatif à notre travail et aux droits dans les bénéfices qu’il nous accorde : ce règlement est suivi de plusieurs maximes aussi nobles que simples, de quelques préceptes de fraternité à la portée de tout le monde, extraits de différents philosophes et de différentes religions… De ce que M. Hardy a choisi ce qu’il y avait de plus pur parmi les différents préceptes religieux, M. l’abbé a conclu que M. Hardy n’avait aucune religion, et il est parti de ce thème, non seulement pour l’attaquer en chaire, mais pour désigner notre fabrique comme un foyer de perdition, de damnation et de corruption, parce que, le dimanche, au lieu d’aller écouter ses sermons ou d’aller au cabaret, nos camarades, leurs femmes et leurs enfants passent la journée à cultiver leurs petits jardins, à faire des lectures, à chanter en chœur ou à danser en famille dans notre maison commune ; l’abbé a même été jusqu’à dire que le voisinage d’un tel amas d’athées, c’est ainsi qu’il nous appelle, pouvait attirer la fureur du ciel sur un pays… que l’on parlait beaucoup du choléra, qui s’avançait, et qu’il serait possible que, grâce à notre voisinage impie, tous les environs fussent frappés de ce fléau vengeur. – Mais, dire de telles choses à des gens ignorants, s’écria la Mayeux, c’est risquer de les exciter à de funestes actions. – C’est justement ce que voulait l’abbé. – Que dis-tu ? – Les habitants des environs, encore excités, sans doute, par quelques meneurs, se montrent hostiles aux ouvriers de la fabrique : on a exploité, sinon leur haine, du moins leur envie… En effet, nous voyant vivre en commun, bien logés, bien nourris, bien chauffés, bien vêtus, actifs, gais et laborieux, leur jalousie s’est encore aigrie par les prédications de l’abbé et par les sourdes menées de quelques mauvais sujets que j’ai reconnus pour être les plus mauvais ouvriers de M. Tripeaud… notre concurrent. Toutes ces excitations commencent à porter leurs fruits ; il y a déjà eu deux ou trois rixes entre nous et les habitants des environs… C’est dans une de ces bagarres que j’ai reçu un coup de pierre à la tête… – Et cela n’a rien de grave, Agricol, bien sûr ? dit la Mayeux avec inquiétude. – Rien, absolument, te dis-je… mais les ennemis de M. Hardy ne se sont pas bornés aux prédications : ils ont mis en œuvre quelque chose de bien plus dangereux ! – Et quoi encore ? – Moi, et presque tous mes camarades, nous avons fait solidement le coup de fusil en juillet ; mais il ne nous convient pas, quant à présent, et pour cause, de reprendre les armes ; ce n’est pas l’avis de tout le monde, soit ; nous ne blâmons personne, mais nous avons notre idée ; et le père Simon, qui est brave comme son fils, et aussi patriote que personne, nous approuve et nous dirige. Eh bien, depuis quelques jours, on trouve tout autour de la fabrique, dans le jardin, dans les cours, des imprimés où on nous dit : « Vous êtes des lâches, des égoïstes ; parce que le hasard vous a donné un bon maître, vous restez indifférents aux malheurs de vos frères et aux moyens de les émanciper ; le bien-être matériel vous énerve. » – Mon Dieu ! Agricol, quelle effrayante persistance dans la méchanceté ! – Oui… et, malheureusement, ces menées ont commencé à avoir quelque influence sur plusieurs de nos plus jeunes camarades ; comme, après tout, on s’adressait à des sentiments généreux et fiers, il y a eu de l’écho… déjà quelques germes de division se sont développés dans nos ateliers, jusqu’alors si fraternellement unis ; on sent qu’il y règne une sourde fermentation… une froide défiance remplace, chez quelques-uns, la cordialité accoutumée… Maintenant, si je te dis que je suis presque certain que ces imprimés, jetés par-dessus les murs de la fabrique, et qui ont fait éclater entre nous quelques ferments de discorde, ont été répandus par des émissaires de l’abbé prêcheur… ne trouves-tu pas que tout cela, coïncidant avec ce qui est arrivé ce matin à cette jeune dame, prouve que M. Hardy a, depuis peu, de nombreux ennemis ? – Comme toi, je trouve cela effrayant, Agricol, dit la Mayeux, et cela est si grave, que M. Hardy pourra seul prendre une décision à ce sujet… Quant à ce qui est arrivé ce matin à cette jeune dame, il me semble que sitôt le retour de M. Hardy, tu dois lui demander un entretien, et si délicate que soit une pareille révélation, lui dire ce qui s’est passé. – C’est cela qui m’embarrasse… Ne crains-tu pas que je paraisse ainsi vouloir entrer dans ses secrets ? – Si cette jeune dame n’avait pas été suivie, j’aurais partagé tes scrupules… Mais on l’a épiée ; elle court un danger… selon moi, il est de ton devoir de prévenir M. Hardy… Suppose, comme il est probable, que cette dame soit mariée… ne vaut-il pas mieux, pour mille raisons, que M. Hardy soit instruit de tout ? – C’est juste, ma bonne Mayeux… je suivrai ton conseil ; M. Hardy saura tout… Maintenant, nous avons parlé des autres… parlons de moi… oui, de moi… car il s’agit d’une chose dont peut dépendre le bonheur de ma vie, ajouta le forgeron d’un ton grave qui frappa la Mayeux. Tu sais, reprit Agricol après un moment de silence, que, depuis mon enfance, je ne t’ai rien caché… que je t’ai tout dit… tout absolument ? – Je le sais, Agricol, je le sais, dit la Mayeux en tendant sa main blanche et fluette au forgeron, qui la serra cordialement et qui continua : – Quand je dis que je ne t’ai rien caché… je me trompe… je t’ai toujours caché mes amourettes… et cela, parce que bien que l’on puisse tout dire à une sœur… il y a pourtant des choses dont on ne doit pas parler à une digne et honnête fille comme toi. – Je te remercie, Agricol… J’avais… remarqué cette réserve de ta part… répondit la Mayeux en baissant les yeux et contraignant héroïquement la douleur qu’elle ressentait, je t’en remercie. – Mais par cela même que je m’étais imposé de ne jamais te parler de mes amourettes, je m’étais dit : S’il arrive quelque chose de sérieux… enfin un amour qui me fasse songer au mariage… oh ! alors, comme l’on confie d’abord à sa sœur ce que l’on soumet ensuite à son père et à sa mère, ma bonne Mayeux sera la première instruite. – Tu es bien bon, Agricol… – Eh bien… le quelque chose de sérieux est arrivé… Je suis amoureux comme un fou, et je songe au mariage. À ces mots d’Agricol, la pauvre Mayeux se sentit pendant un instant paralysée ; il lui sembla que son sang s’arrêtait et se glaçait dans ses veines ; pendant quelques secondes… elle crut mourir… son cœur cessa de battre… elle le sentit, non pas se briser, mais se fondre, mais s’annihiler… puis cette foudroyante émotion passée, ainsi que les martyrs, qui trouvaient dans la surexcitation même d’une douleur atroce cette puissance terrible qui les faisait sourire au milieu des tortures, la malheureuse fille trouva, dans la crainte de laisser pénétrer le secret de son ridicule et fatal amour, une force incroyable ; elle releva la tête, regarda le forgeron avec calme, presque avec sérénité, et lui dit d’une voix assurée : – Ah ! tu aimes quelqu’un… sérieusement ? – C’est-à-dire, ma bonne Mayeux, que, depuis quatre jours… je ne vis pas… ou plutôt je ne vis que de cet amour… – Il y a seulement… quatre jours… que tu es amoureux ? – Pas davantage… mais le temps n’y fait rien… – Et… elle est bien jolie ? – Brune… une taille de nymphe, blanche comme un lis… des yeux bleus… grands comme ça, et aussi doux… aussi bons… que les tiens… – Tu me flattes, Agricol. – Non, non… c’est Angèle que je flatte… car elle s’appelle ainsi… Quel joli nom… n’est-ce pas, ma bonne Mayeux ? – C’est un nom charmant… dit la pauvre fille en comparant avec une douleur amère le contraste de ce gracieux nom avec le sobriquet de la Mayeux, que le brave Agricol lui donnait sans y songer. Elle reprit avec un calme effrayant : – Angèle… oui, c’est un nom charmant !… – Eh bien, figure-toi que ce nom semble être l’image, non seulement de sa figure, mais de son cœur… En un mot… c’est un cœur, je le crois du moins, presque au niveau du tien. – Elle a mes yeux… elle a mon cœur, dit la Mayeux en souriant, c’est singulier comme nous nous ressemblons. Agricol ne s’aperçut pas de l’ironie désespérée que cachaient les paroles de la Mayeux, et il reprit avec une tendresse aussi sincère qu’inexorable : – Est-ce que tu crois, ma bonne Mayeux, que je me serais laissé prendre à un amour sérieux, s’il n’y avait pas eu dans le caractère, dans le cœur, dans l’esprit de celle que j’aime, beaucoup de toi ? – Allons, frère… dit la Mayeux en souriant… oui, l’infortunée eut le courage de sourire… allons, frère, tu es en veine de galanterie, aujourd’hui… Et où as-tu connu cette jolie personne ? – C’est tout bonnement la sœur d’un de mes camarades ; sa mère est à la tête de la lingerie commune des ouvriers ; elle a eu besoin d’une aide à l’année, et comme, selon l’habitude de l’association, l’on emploie de préférence les parents des sociétaires… Mme Bertin, c’est le nom de la mère de mon camarade, a fait venir sa fille de Lille, où elle était auprès d’une de ses tantes, et depuis cinq jours elle est à la lingerie… Le premier soir que je l’ai vue… j’ai passé trois heures, à la veillée, à causer avec elle, sa mère et son frère… Je me suis senti saisi dans le vif du cœur ; le lendemain, le surlendemain, ça n’a fait qu’augmenter… et maintenant j’en suis fou… bien résolu à me marier… selon ce que tu diras… Cependant… oui… cela t’étonne… mais tout dépend de toi ; je ne demanderai la permission à mon père et à ma mère qu’après que tu auras parlé. – Je ne comprends pas, Agricol. – Tu sais la confiance absolue que j’ai dans l’incroyable instinct de ton cœur ; bien des fois tu m’as dit : « Agricol, défie-toi de celui-ci, aime celui-là, aie confiance dans cet autre… » Jamais tu ne t’es trompée. Eh bien, il faut que tu me rendes le même service… Tu demanderas à Mlle de Cardoville la permission de t’absenter : je te mènerai à la fabrique ; j’ai parlé de toi à Mme Bertin et à sa fille comme de ma sœur chérie… et selon l’impression que tu ressentiras après avoir vu Angèle… je me déclarerai ou je ne me déclarerai pas… C’est, si tu veux, un enfantillage, une superstition de ma part, mais je suis ainsi. – Soit, répondit la Mayeux avec un courage héroïque, je verrai Mlle Angèle ; je te dirai ce que j’en pense… et cela, entends-tu… sincèrement. – Je le sais… Et quand viendras-tu ? – Il faut que je demande à Mlle de Cardoville quel jour elle n’aura pas besoin de moi… je te le ferai savoir… – Merci, ma bonne Mayeux, dit Agricol avec effusion ; puis il ajouta en souriant : – Et prends ton meilleur jugement… ton jugement des grands jours… – Ne plaisante pas, frère… dit la Mayeux d’une voix douce et triste, ceci est grave… il s’agit du bonheur de toute ta vie… À ce moment on frappa discrètement à la porte. – Entrez, dit la Mayeux. Florine parut. – Mademoiselle vous prie de vouloir bien passer chez elle, si vous n’êtes pas occupée, dit Florine à la Mayeux. Celle-ci se leva, et s’adressant au forgeron : – Veux-tu attendre un moment, Agricol ? je demanderai à Mlle de Cardoville de quel jour je pourrai disposer, et je viendrai te le redire. Ce disant, la jeune fille sortit, laissant Agricol avec Florine. – J’aurais bien désiré remercier aujourd’hui Mlle de Cardoville, dit Agricol, mais j’ai craint d’être indiscret. – Mademoiselle est un peu souffrante, dit Florine, et elle n’a reçu personne, monsieur ; mais je suis sûre que, dès qu’elle ira mieux, elle se fera un plaisir de vous voir. La Mayeux rentra et dit à Agricol : – Si tu veux venir me prendre demain sur les trois heures, afin de ne pas perdre ta journée entière, nous irons à la fabrique, et tu me ramèneras dans la soirée. – Ainsi, à demain, trois heures, ma bonne Mayeux. – À demain, trois heures, Agricol. * * * * * Le soir de ce même jour, lorsque tout fut calme dans l’hôtel, la Mayeux, qui était restée jusqu’à dix heures auprès de Mlle de Cardoville, rentra dans sa chambre à coucher, ferma sa porte à clef, puis, se trouvant enfin libre et sans contrainte, elle se jeta à genoux devant un fauteuil et fondit en larmes… La jeune fille pleura longtemps… bien longtemps. Lorsque ses larmes furent taries elle essuya ses yeux, s’approcha de son bureau, ôta le carton du casier, prit dans cette cachette le manuscrit que Florine avait rapidement feuilleté la veille, et écrivit une partie de la nuit sur ce cahier.
|