| Première partie -L'auberge du Faucon blanc - I. Morok
Le mois d’octobre 1831 touche à sa fin. Quoiqu’il soit encore jour, une lampe de cuivre à quatre becs éclaire les murailles lézardées d’un vaste grenier dont l’unique fenêtre est fermée à la lumière ; une échelle, dont les montants dépassent la baie d’une trappe ouverte, sert d’escalier. Çà et là, jetés sans ordre sur le plancher, sont des chaînes de fer, des carcans à pointes aiguës, des caveçons à dents de scie, des muselières hérissées de clous, de longues tiges d’acier emmanchées de poignées de bois. Dans un coin est posé un petit réchaud portatif, semblable à ceux dont se servent les plombiers pour mettre l’étain en fusion ; le charbon y est empilé sur des copeaux secs ; une étincelle suffit pour allumer en une seconde cet ardent brasier. Non loin de ce fouillis d’instruments sinistres, qui ressemblent à l’attirail d’un bourreau, sont quelques armes appartenant à un âge reculé. Une cotte de mailles, aux anneaux à la fois si flexibles, si fins, si serrés, qu’elle ressemble à un souple tissu d’acier, est étendue sur un coffre, à côté de jambards et de brassards de fer, en bon état, garnis de leurs courroies ; une masse d’armes, deux longues piques triangulaires à hampes de frêne, à la fois solides et légères, sur lesquelles on remarque de récentes taches de sang, complètent cette panoplie, un peu rajeunie par deux carabines tyroliennes armées et amorcées. À cet arsenal d’armes meurtrières, d’instruments barbares, se trouve étrangement mêlée une collection d’objets très différents : ce sont de petites caisses vitrées, renfermant des rosaires, des chapelets, des médailles, des agnus Dei, des bénitiers, des images de saints encadrées ; enfin bon nombre de ces livrets imprimés à Fribourg sur gros papier bleuâtre, livrets où l’on raconte divers miracles modernes, où l’on cite une lettre autographe de Jésus-Christ, adressée à un fidèle ; où l’on fait, enfin, pour les années 1831 et 1832, les prédictions les plus effrayantes contre la France impie et révolutionnaire. Une de ces peintures sur toile dont les bateleurs ornent la devanture de leurs théâtres forains est suspendue à l’une des poutres transversales de la toiture, sans doute pour que ce tableau ne se gâte pas en restant trop longtemps roulé. Cette toile porte cette inscription : LA VÉRIDIQUE ET MÉMORABLE CONVERSION D’IGNACE MOROK SURNOMMÉ LE PROPHÈTE, ARRIVÉ EN L’ANNÉE 1828, À FRIBOURG. Ce tableau, de proportion plus grande que nature, d’une couleur violente, d’un caractère barbare, est divisé en trois compartiments, qui offrent en action trois phases importantes de la vie de ce converti surnommé le Prophète. Dans le premier, on voit un homme à longue barbe, d’un blond presque blanc, à figure farouche, et vêtu de peau de renne, comme les sont les sauvages peuplades du nord de la Sibérie ; il porte un bonnet de renard noir, terminé par une tête de corbeau ; ses traits expriment la terreur ; courbé sur son traîneau qui, attelé de deux grands chiens fauves, glisse sur la neige, il fuit la poursuite d’une bande de renards, de loups, d’ours monstrueux qui, tous, la gueule béante et armée de dents formidables, semblent capables de dévorer cent fois l’homme, les chiens et le traîneau. Au-dessous de ce premier tableau on lit : EN 1810, MOROK EST IDOLÂTRE ; IL FUIT DEVANT LES BÊTES FÉROCES. Dans le second compartiment, Morok, candidement revêtu de la robe blanche de catéchumène, est agenouillé, les mains jointes, devant un homme portant une longue robe noire et un rabat blanc ; dans un coin du tableau, un grand ange à mine rébarbative tient d’une main une trompette et de l’autre une épée flamboyante ; les paroles suivantes lui sortent de la bouche en caractères rouges sur un fond noir : MOROK, L’IDOLÂTRE, FUYAIT DEVANT LES BÊTES FÉROCES ; LES BÊTES FÉROCES FUIRONT DEVANT IGNACE MOROK, CONVERTI ET BAPTISÉ À FRIBOURG. En effet, dans le troisième compartiment, le nouveau converti se cambre ; fier, superbe, triomphant, sous sa longue robe bleue à plis flottants ; la tête altière, le poing gauche sur la hanche, la main droite étendue, il semble terrifier une foule de tigres, d’hyènes, d’ours, de lions, qui, rentrant leurs griffes, cachant leurs dents, rampent à ses pieds, soumis et craintifs. Au-dessous de ce dernier compartiment, on lit, en forme de conclusion morale : IGNACE MOROK EST CONVERTI ; LES BÊTES FÉROCES RAMPENT À SES PIEDS. Non loin de ces tableaux se trouvent plusieurs ballots de petits livres, aussi imprimés à Fribourg, dans lesquels on raconte par quel étonnant miracle l’idolâtre Morok, une fois converti, avait tout à coup acquis un pouvoir surnaturel, presque divin, auquel les animaux les plus féroces ne pouvaient échapper, ainsi que le témoignaient chaque jour les exercices auxquels se livrait le dompteur de bêtes, moins pour faire montre de son courage et de son audace, que pour glorifier le Seigneur. * * * * À travers la trappe ouverte dans le grenier, s’exhale, comme par bouffées, une odeur sauvage, âcre, forte, pénétrante. De temps à autre, on entend quelques râlements sonores et puissants, quelques aspirations profondes, suivies d’un bruit sourd, comme celui de grands corps qui s’étalent et s’allongent pesamment sur un plancher. Un homme est seul dans ce grenier. Cet homme est Morok, le dompteur de bêtes féroces, surnommé le Prophète. Il a quarante ans, sa taille est moyenne, ses membres grêles, sa maigreur extrême ; une longue pelisse d’un rouge de sang, fourrée de noir, l’enveloppe entièrement ; son teint, naturellement blanc, est bronzé par l’existence voyageuse qu’il mène depuis son enfance ; ses cheveux, de ce blond jaune et mat particulier à certaines peuplades des contrées polaires, tombent droits et raides sur ses épaules ; son nez est mince, tranchant, recourbé ; autour de ses pommettes saillantes se dessine une longue barbe, presque blanche à force d’être blonde. Ce qui rend étrange la physionomie de cet homme, ce sont ses paupières très ouvertes et très élevées, qui laissent voir sa prunelle fauve, toujours entourée d’un cercle blanc… Ce regard fixe, extraordinaire, exerçait une véritable fascination sur les animaux, ce qui d’ailleurs n’empêchait pas le Prophète d’employer aussi, pour les dompter, le terrible arsenal épars autour de lui. Assis devant une table, il vient d’ouvrir le double fond d’une petite caisse remplie de chapelets et autres bimbeloteries semblables, à l’usage des dévotieux ; dans ce double fond, fermé par une serrure à secret, se trouvent plusieurs enveloppes cachetées, ayant seulement pour adresse un numéro combiné avec une lettre de l’alphabet. Le Prophète prend un de ces paquets, le met dans la poche de sa pelisse ; puis, fermant le secret du double fond, il replace la caisse sur la tablette. Cette scène se passe sur les quatre heures de l’après-dîner, à l’auberge du Faucon Blanc, unique hôtellerie du village de Mockern, situé près de Leipzig, en venant du Nord vers la France. Au bout de quelques moments, un rugissement rauque et souterrain fit trembler le grenier. – Judas ! tais-toi ! dit le Prophète d’un ton menaçant, en tournant la tête vers la trappe. Un autre grondement sourd, mais aussi formidable qu’un tonnerre lointain, se fit alors entendre. – Caïn ! tais-toi ! crie Morok en se levant. Un troisième rugissement d’une férocité inexprimable éclate tout à coup. – La Mort ! te tairas-tu ! s’écrie le Prophète, et il se précipite vers la trappe, s’adressant à un troisième animal invisible qui porte ce nom lugubre, la Mort. Malgré l’habituelle autorité de sa voix, malgré les menaces réitérées, le dompteur de bêtes ne peut obtenir le silence : bientôt, au contraire, les aboiements de plusieurs dogues se joignent aux rugissements des bêtes féroces. Morok saisit une pique, s’approche de l’échelle, il va descendre, lorsqu’il voit quelqu’un sortir de la trappe. Ce nouveau venu a une figure brune et hâlée ; il porte un chapeau gris à forme ronde et à larges bords, une veste courte et un large pantalon de drap vert ; ses guêtres de cuir poudreuses annoncent qu’il vient de parcourir une longue route ; une gibecière est attachée sur son dos par une courroie. – Au diable les animaux ! s’écria-t-il en mettant le pied sur le plancher, depuis trois jours on dirait qu’ils m’ont oublié… Judas a passé sa patte à travers les barreaux de sa cage… et la Mort a bondi comme une furie… ils ne me reconnaissent donc plus ? Ceci fut dit en allemand. Morok répondit, en s’exprimant dans la même langue, avec un léger accent étranger. – Bonnes ou mauvaises nouvelles, Karl ? demanda-t-il avec inquiétude. – Bonnes nouvelles. – Tu les a rencontrés ? – Hier, à deux lieues de Wittemberg… – Dieu soit loué ! s’écria Morok en joignant les mains avec une expression de satisfaction profonde. – C’est tout simple… de Russie en France, c’est la route obligée ; il y avait mille à parier contre un qu’on les rencontrerait entre Wittemberg et Leipzig. – Et le signalement ? – Très fidèle : les deux jeunes filles sont en deuil ; le cheval est blanc ; le vieillard a une longue moustache, un bonnet de police bleu, une houppelande grise… et un chien de Sibérie sur les talons. – Et tu les as quittés ? – À une lieue… Avant une demi-heure ils arriveront ici. – Et dans cette auberge… puisqu’elle est la seule de ce village, dit Morok d’un air pensif. – Et que la nuit vient… ajouta Karl. – As-tu fait causer le vieillard ? – Lui ? Vous n’y pensez pas ! – Comment ? – Allez donc vous y frotter. – Et quelle raison ? – Impossible ! – Impossible ! pourquoi ? – Vous allez le savoir… Je les ai d’abord suivis jusqu’à la couchée d’hier, ayant l’air de les rencontrer par hasard ; j’ai parlé au grand vieillard, en lui disant ce qu’on se dit entre piétons voyageurs : « Bonjour et bonne route, camarade ! » Pour toute réponse il m’a regardé de travers, et, du bout de son bâton, m’a montré l’autre côté de la route. – Il est Français, il ne comprend peut-être pas l’allemand ? – Il le parle au moins aussi bien que vous, puisqu’à la couchée je l’ai entendu demander à l’hôte ce qu’il lui fallait pour lui et pour les jeunes filles. – Et à la couchée… tu n’as pas essayé encore d’engager la conversation ? – Une seule fois… mais il m’a si brutalement reçu que, pour ne rien compromettre, je n’ai pas recommencé. Aussi, entre nous, je dois vous en prévenir, cet homme a l’air méchant en diable ; croyez-moi, malgré sa moustache grise, il paraît encore si vigoureux et si résolu, quoique décharné comme une carcasse, que je ne sais qui, de lui ou de mon camarade le géant Goliath, aurait l’avantage dans une lutte… Je ne sais pas vos projets… mais prenez garde, maître… prenez garde !… – Ma panthère noire de Java était aussi bien vigoureuse et bien méchante… dit Morok avec un sourire dédaigneux et sinistre. – La Mort ?… Certes, et elle est encore aussi vigoureuse et aussi méchante que jamais… Seulement, pour vous, elle est presque douce. – C’est ainsi que j’assouplirai ce grand vieillard, malgré sa force et sa brutalité. – Hum ! hum ! défiez-vous, maître ; vous êtes habile, vous êtes aussi brave que personne ; mais, croyez-moi, vous ne ferez jamais un agneau du vieux loup qui va arriver ici tout à l’heure. – Est-ce que mon Caïn, est-ce que mon tigre Judas ne rampent pas devant moi avec épouvante ? – Je le crois bien, parce que vous avez de ces moyens qui… – Parce que j’ai la foi… voilà tout… Et c’est tout… dit impérieusement Morok en interrompant Karl et en accompagnant ces mot d’un tel regard que l’autre baissa la tête et resta muet. Pourquoi celui que le Seigneur soutient dans sa lutte contre les bêtes ne serait-il pas aussi soutenu par lui dans ses luttes contre les hommes… quand ces hommes sont pervers et impies ? ajouta le Prophète d’un air triomphant et inspiré. Soit par créance à la conviction de son maître, soit qu’il ne fût pas capable d’engager avec lui une controverse sur ce sujet si délicat, Karl répondit humblement au Prophète : – Vous êtes plus savant que moi, maître ; ce que vous faites doit être bien fait. – As-tu suivi ce vieillard et ces deux jeunes filles toute la journée ? reprit le Prophète après un moment de silence. – Oui, mais de loin ; comme je connais bien le pays, j’ai tantôt coupé au court à travers la vallée, tantôt dans la montagne, en suivant la route où je les apercevais toujours : la dernière fois que je les ai vus, je m’étais tapi derrière le moulin à eau de la tuilerie… Comme ils étaient en plein grand chemin et que la nuit approchait, j’ai hâté le pas pour prendre les devants et annoncer ce que vous appelez une bonne nouvelle. – Très bonne… oui… très bonne… et tu seras récompensé… car si ces gens m’avaient échappé… Le Prophète tressaillit et n’acheva pas. À l’expression de sa figure, à l’accent de sa voix, on devinait de quelle importance était pour lui la nouvelle qu’on lui apportait. – Au fait, reprit Karl, il faut que ça mérite attention, car ce courrier russe tout galonné est venu de Saint-Pétersbourg à Leipzig pour vous trouver… C’était peut-être pour… Morok interrompit brutalement Karl et reprit : – Qui t’a dit que l’arrivée de ce courrier ait eu rapport à ces voyageurs ? Tu te trompes, tu ne dois savoir que ce que je t’ai dit. – À la bonne heure, maître, excusez-moi, et n’en parlons plus. Ah çà ! maintenant, je vais quitter mon carnier et aller aider Goliath à donner à manger aux bêtes, car l’heure du souper approche, si elle n’est passée. Est-ce qu’il se négligerait, maître, mon gros géant ? – Goliath est sorti, il ne doit pas savoir que tu es rentré ; il ne faut pas surtout que ce grand vieillard et les jeunes filles te voient ici, cela leur donnerait des soupçons. – Où voulez-vous donc que j’aille ? – Tu vas te retirer dans la petite soupente au fond de l’écurie ; là tu attendras mes ordres, car il est possible que tu partes cette nuit pour Leipzig. – Comme vous voudrez ; j’ai dans mon carnier quelques provisions de reste, je souperai dans la soupente en me reposant. – Va… – Maître, rappelez-vous ce que je vous ai dit : défiez-vous du vieux à moustache grise, je le crois diablement résolu ; je m’y connais, c’est un rude compagnon, défiez-vous… – Sois tranquille… je me défie toujours, dit Morok. – Alors donc, bonne chance, maître ! Et Karl, regagnant l’échelle, disparut peu à peu. Après avoir fait à son serviteur un signe d’adieu amical, le Prophète se promena quelque temps d’un air profondément méditatif ; puis, s’approchant de la cassette à double fond qui contenait quelques papiers, il y prit une assez longue lettre qu’il relut plusieurs fois avec une extrême attention. De temps à autre il se levait pour aller jusqu’au volet fermé qui donnait sur la cour intérieure de l’auberge, et prêtait l’oreille avec anxiété : car il attendait impatiemment la venue des trois personnes dont on venait de lui annoncer l’approche.
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