Le Juif Errant

| Ecriture en cours

 

 

 

Florine, revenue dans sa chambre quelques heures après y avoir caché le manuscrit soustrait dans l’appartement de la Mayeux, cédant à la curiosité, voulut le parcourir. Bientôt elle ressentit un intérêt croissant, une émotion involontaire en lisant ces confidences intimes de la jeune ouvrière. Parmi plusieurs pièces de vers, qui toutes respiraient un amour passionné pour Agricol, amour si profond, si naïf, si sincère, que Florine en fut touchée et oublia la difformité ridicule de la Mayeux ; parmi plusieurs pièces de vers, disons-nous, se trouvaient différents fragments, pensées ou récits, relatifs à des faits divers. Nous en citerons quelques-uns, afin de justifier l’impression profonde que cette lecture causait à Florine.
 
FRAGMENTS DU JOURNAL DE LA MAYEUX
 
« … C’était aujourd’hui ma fête. Jusqu’à ce soir, j’ai conservé une folle espérance.
 
« Hier, j’étais descendue chez Mme Baudoin pour panser une plaie légère qu’elle avait à la jambe. Quand je suis entrée, Agricol était là. Sans doute il parlait de moi avec sa mère, car ils se sont tus tout à coup en échangeant un sourire d’intelligence ; et puis j’ai aperçu, en passant auprès de la commode, une jolie boîte en carton, avec une pelote sur le couvercle… Je me suis senti rougir de bonheur… j’ai cru que ce petit présent m’était destiné, mais j’ai fait semblant de ne rien voir.
 
« Pendant que j’étais à genoux devant sa mère, Agricol est sorti ; j’ai remarqué qu’il emportait la jolie boîte. Jamais Mme Baudoin n’a été plus tendre, plus maternelle pour moi que ce soir-là. Il m’a semblé qu’elle se couchait de meilleure heure que d’habitude… C’est pour me renvoyer plus vite, ai-je pensé, afin que je jouisse plus tôt de la surprise qu’Agricol m’a préparée.
 
« Aussi comme le cœur me battait en remontant vite, vite à mon cabinet ! je suis restée un moment sans ouvrir la porte pour faire durer mon bonheur plus longtemps. Enfin… je suis entrée, les yeux voilés de larmes de joie ; j’ai regardé sur ma table, sur ma chaise… sur mon lit, rien… la petite boîte n’y était pas. Mon cœur s’est serré ; puis je me suis dit : Ce sera pour demain, car ce n’est aujourd’hui que la veille de ma fête.
 
« La journée s’est passée… Le soir est venu… Rien… La jolie boîte n’était pas pour moi… Il y avait une pelote sur son couvercle… Cela ne pouvait convenir qu’à une femme… À qui Agricol l’a-t-il donnée ?…
 
« En ce moment je souffre bien… L’idée que j’attachais à ce qu’Agricol me souhaitât ma fête est puérile… j’ai honte de me l’avouer… mais cela m’eût prouvé qu’il n’avait pas oublié que j’avais un autre nom que celui de la Mayeux, que l’on me donne toujours…
 
« Ma susceptibilité à ce sujet est si malheureuse, si opiniâtre, qu’il m’est impossible de ne pas ressentir un moment de honte et de chagrin toutes les fois qu’on m’appelle ainsi : la Mayeux… Et pourtant, depuis mon enfance… je n’ai pas eu d’autre nom. C’est pour cela que j’aurais été bien heureuse qu’Agricol profitât de l’occasion de ma fête pour m’appeler une seule fois de mon modeste nom… Madeleine.
 
* * * * *
 
« Heureusement il ignora toujours ce vœu et ce regret. »
 
Florine, de plus en plus émue à la lecture de cette page d’une simplicité si douloureuse, tourna quelques feuillets et continua :
 
« … Je viens d’assister à l’enterrement de cette pauvre petite Victoire Herbin, notre voisine… Son père, ouvrier tapissier, est allé travailler au mois, loin de Paris… Elle est morte à dix-neuf ans, sans parents autour d’elle… Son agonie n’a pas été douloureuse ; la brave femme qui l’a veillée jusqu’au dernier moment nous a dit qu’elle n’avait pas prononcé d’autres mots que ceux-ci :
 
« – Enfin… Enfin…
 
« Et cela comme avec contentement, ajoutait la veilleuse.
 
« Chère enfant ! elle était devenue bien chétive ; mais à quinze ans, c’était un bouton de rose… et si jolie… si fraîche… des cheveux blonds, doux comme de la soie ! mais elle a peu à peu dépéri ; son état de cardeuse de matelas l’a tuée… Elle a été, pour ainsi dire, empoisonnée à la longue par les émanations des laines[1]… son métier étant d’autant plus malsain et plus dangereux qu’elle travaillait pour de pauvres ménages, dont la literie est toujours de rebut. Elle avait un courage de lion et une résignation d’ange ; elle me disait toujours de sa petite voix douce, entrecoupée çà et là par une toux sèche et fréquente :
 
« – Je n’en ai pas pour longtemps, va, à aspirer la poudre de vitriol et de chaux toute la journée ; je vomis le sang, et j’ai quelquefois des crampes d’estomac qui me font évanouir.
 
« – Mais change d’état, lui disais-je.
 
« – Et le temps de faire un autre apprentissage ? me répondait-elle ; et puis maintenant, il est trop tard, je suis prise, je le sens bien… Il n’y a pas de ma faute, ajoutait la bonne créature, car je n’ai pas choisi mon état ; c’est mon père qui l’a voulu ; heureusement il n’a pas besoin de moi. Et puis, quand on est mort… on n’a plus à s’inquiéter de rien, on ne craint pas le chômage.
 
« Victoire disait cette triste vulgarité très sincèrement et avec une sorte de satisfaction. Aussi elle est morte en disant :
 
« Vient ensuite le crin, dont le plus cher, celui que l’on appelle échantillon, n’est même pas pur. On peut juger par là ce que doit être le commun, que les ouvrières appellent crin au vitriol, et qui est composé de rebut des poils de chèvres, de boucs, et des soies de sangliers, que l’on passe au vitriol d’abord, puis dans la teinture, pour brûler et déguiser les corps étrangers tels que la paille, les épines, et même les morceaux de peaux, qu’on ne prend pas la peine d’ôter, et qu’on reconnaît souvent quand on travaille ce crin, duquel sort une poussière qui fait autant de ravages que celle de la laine à la chaux. »
 
« – Enfin… Enfin…
 
« Cela est bien pénible à penser, pourtant, que le travail auquel le pauvre est obligé de demander son pain devient souvent un long suicide ! Je disais cela l’autre jour à Agricol ; il me répondit qu’il y avait bien d’autres métiers mortels : les ouvriers dans les eaux-fortes, dans la céruse et dans le minium, entre autres, gagnent des maladies prévues et incurables dont ils meurent.
 
« – Sais-tu, ajoutait Agricol, sais-tu ce qu’ils disent lorsqu’ils partent pour ces ateliers meurtriers ? Nous allons à l’abattoir !
 
« Ce mot, d’une épouvantable vérité, m’a fait frémir.
 
« – Et cela se passe de nos jours !… lui ai-je dit le cœur navré ; et on sait cela ? Et parmi tant de gens puissants, aucun ne songe à cette mortalité qui décime ses frères, forcés de manger ainsi un pain homicide ?
 
« – Que veux-tu, ma pauvre Mayeux, me répondait Agricol ; tant qu’il s’agit d’enrégimenter le peuple pour le faire tuer à la guerre, on ne s’en occupe que trop ; s’agit-il de l’organiser pour le faire vivre… personne n’y songe, sauf M. Hardy, mon bourgeois. Et on dit : Ah ! la faim, la misère ou la souffrance des travailleurs, qu’est-ce que ça fait ? Ce n’est pas de la politique… On se trompe, ajoutait Agricol, C’EST PLUS QUE DE LA POLITIQUE !
 
« … Comme Victoire n’avait pas laissé de quoi payer un service à l’église, il n’y a eu que la présentation du corps sous le porche ; car il n’y a pas même une simple messe des morts pour le pauvre… et puis, comme on n’a pas pu donner dix-huit francs au curé, aucun prêtre n’a accompagné le char des pauvres à la fosse commune. Si les funérailles, ainsi abrégées, ainsi restreintes, ainsi tronquées, suffisent au point de vue religieux, pourquoi en imaginer d’autres ? Est-ce donc par cupidité ?… Si elles sont, au contraire, insuffisantes, pourquoi rendre l’indigent seul victime de cette insuffisance ?
 
« Mais à quoi bon s’inquiéter de ces pompes, de ces encens, de ces chants, dont on se montre plus ou moins prodigue ou avare ?… à quoi bon ? à quoi bon ? Ce sont encore là des choses vaines et terrestres, et de celles-là non plus l’âme n’a souci lorsque, radieuse, elle remonte vers le Créateur. »
 
« Hier, Agricol m’a fait lire un article de journal, dans lequel on employait tour à tour le blâme violent ou l’ironie amère et dédaigneuse pour attaquer ce qu’on appelle la funeste tendance de quelques gens du peuple à s’instruire, à écrire, à lire les poètes, et quelquefois à faire des vers. Les jouissances matérielles nous sont interdites par la pauvreté, est-il humain de nous reprocher de chercher les jouissances de l’esprit ?
 
« Quel mal peut-il résulter de ce que chaque soir, après une journée laborieuse, sevrée de tout plaisir, de toute distraction, je me plaise, à l’insu de tous, à assembler quelques vers… ou à écrire sur ce journal les impressions bonnes ou mauvaises que j’ai ressenties ? Agricol est-il moins bon ouvrier, parce que, de retour chez sa mère, il emploie sa journée du dimanche à composer quelques-uns de ces chants populaires qui glorifient les labeurs nourriciers de l’artisan, qui disent à tous : Espérance et fraternité ! Ne fait-il pas un plus digne usage de son temps que s’il le passait au cabaret ?
 
« Ah ! ceux-là qui nous blâment de ces innocentes et nobles diversions à nos pénibles travaux et à nos maux se trompent, lorsqu’ils croient qu’à mesure que l’intelligence s’élève et se raffine, on supporte plus impatiemment les privations et la misère, et que l’irritation s’en accroît contre les heureux du monde !… En admettant même que cela soit, et cela n’est pas, ne vaudrait-il pas mieux avoir un ennemi intelligent, éclairé, à la raison et au cœur duquel on pût s’adresser, qu’un ennemi stupide, farouche et implacable ?
 
« Mais non, au contraire, les inimitiés s’effacent à mesure que l’esprit se développe, l’horizon de la compassion s’élargit ; l’on arrive ainsi à comprendre les douleurs morales ; l’on reconnaît alors que souvent les riches ont de terribles peines, et c’est déjà une communion sympathique que la fraternité d’infortune. Hélas ! eux aussi perdent et pleurent amèrement des enfants idolâtrés, des maîtresses chéries, des mères adorables ; chez eux aussi, parmi les femmes surtout, il y a, au milieu du luxe et de la grandeur, bien des cœurs brisés, bien des âmes souffrantes, bien des larmes dévorées en secret… Qu’ils ne s’effrayent donc pas… En s’éclairant… en devenant leur égal en intelligence, le peuple apprend à plaindre les riches s’ils sont malheureux et bons… à les plaindre davantage encore s’ils sont heureux et méchants.
 
« … Quel bonheur !… quel beau jour ! Je ne me possède pas de joie. Oh ! oui, l’homme est bon, est humain, est charitable. Oh ! oui, le Créateur a mis en lui tous les instincts généreux… et, à moins d’être une exception monstrueuse, ce n’est jamais volontairement qu’il fait le mal.
 
« Voilà ce que j’ai vu tout à l’heure, je n’attends pas à ce soir pour l’écrire ; cela pour ainsi dire refroidirait dans mon cœur.
 
« J’étais allée porter de l’ouvrage sur la place du Temple ; à quelques pas de moi, un enfant de douze ans au plus, tête et pieds nus, malgré le froid, vêtu d’un pantalon et d’un mauvais bourgeron en lambeaux, conduisait par la bride un grand et gros cheval de charrette dételé, mais portant son harnais… De temps à autre le cheval s’arrêtait court, refusant d’avancer… L’enfant n’ayant pas de fouet pour le forcer de marcher, le tirait en vain par sa bride ; le cheval restait immobile… Alors le pauvre petit s’écriait : « Ô mon Dieu ! mon Dieu ! » et pleurait à chaudes larmes… en regardant autour de lui pour implorer quelque secours des passants. Sa chère petite figure était empreinte d’une douleur si navrante, que, sans réfléchir, j’entrepris une chose dont je ne puis maintenant m’empêcher de sourire, car je devais offrir un spectacle bien grotesque.
 
« J’ai une peur horrible des chevaux, et j’ai encore plus peur de me mettre en évidence. Il n’importe, je m’armai de courage, j’avais un parapluie à la main… je m’approchai du cheval, et, avec l’impétuosité d’une fourmi qui voudrait ébranler une grosse pierre avec un brin de paille, je donnai de toute ma force un grand coup de parapluie sur la croupe du récalcitrant animal.
 
« Ah ! merci ! ma bonne dame, s’écria l’enfant en essuyant ses larmes, frappez-le encore une fois, s’il vous plaît ; il avancera peut-être.
 
« Je redoublai héroïquement ; mais, hélas ! le cheval, soit méchanceté, soit paresse, fléchit les genoux, se coucha, se vautra sur le pavé, puis, s’embarrassant dans son harnais, il le brisa et rompit son grand collier de bois ; je m’étais éloignée bien vite dans la crainte de recevoir des coups de pied…
 
L’enfant, dans ce nouveau désastre, ne put que se jeter à genoux au milieu de la rue, puis joignant les mains en sanglotant, il s’écria d’une voix désespérée :
 
« – Au secours !… au secours !…
 
« Ce cri fut entendu ; plusieurs passants s’attroupèrent, une correction beaucoup plus efficace que la mienne fut administrée au cheval rétif, qui se releva… mais dans quel état, grand Dieu ! sans son harnais !
 
« – Mon maître me battra, s’écria le pauvre enfant en redoublant de sanglots : je suis déjà en retard de deux heures, car le cheval ne voulait pas marcher et voilà son harnais brisé… Mon maître me battra, me chassera. Qu’est-ce que je deviendrai, mon Dieu !… je n’ai plus ni père ni mère.
 
« À ces mots prononcés avec une exclamation déchirante, une brave marchande du Temple, qui était parmi les curieux, s’écria d’un air attendri :
 
« – Plus de père ! plus de mère !… Ne te désole pas, pauvre petit, il y a des ressources au Temple, on va raccommoder ton harnais, et si mes commères sont comme moi, tu ne t’en iras pas pieds nus et tête nue par un temps pareil.
 
« Cette proposition fut accueillie avec acclamation ; on emmena l’enfant et le cheval ; les uns s’occupèrent de raccommoder le harnais, puis une marchande fournit une casquette, l’autre une paire de bas, celle-ci des souliers, celle-là une bonne veste ; en un quart d’heure, l’enfant fut bien chaudement vêtu, le harnais réparé, et un grand garçon de dix-huit ans, brandissant un fouet qu’il fit claquer aux oreilles du cheval en manière d’avertissement, dit à l’enfant, qui, regardant tour à tour et ses bons vêtements et les marchandes, se croyait le héros d’un conte de fées :
 
« – Où demeure ton maître, mon garçon ?
 
« – Quai du Canal-Saint-Martin, monsieur, répondit-il d’une voix émue et tremblante de joie.
 
« – Bon ! dit le jeune homme, je vais t’aider à reconduire ton cheval, qui, avec moi, marchera droit, et je dirai à ton maître que ton retard vient de sa faute. On ne confie pas un cheval rétif à un enfant de ton âge.
 
« Au moment de partir, le pauvre petit dit timidement à la marchande en ôtant sa casquette :
 
« – Madame, voulez-vous permettre que je vous embrasse ?
 
« Et ses yeux se remplirent de larmes de reconnaissance. Il y avait du cœur chez cet enfant.
 
« Cette scène de charité populaire m’avait délicieusement émue ; je suivis des yeux aussi longtemps que je pus le grand jeune homme et l’enfant, qui avait peine à suivre cette fois les pas du cheval, subitement rendu docile par la peur du fouet.
 
« Eh bien, oui, je le répète avec orgueil, la créature est naturellement bonne et secourable ; rien n’a été plus spontané que ce mouvement de pitié, de tendresse, dans cette foule, lorsque ce pauvre petit s’est écrié : « Que devenir ! je n’ai plus ni père ni mère !… » Malheureux enfant !… c’est vrai, ni père ni mère… me disais-je… Livré à un maître brutal, qui le couvre à peine de quelques guenilles et le maltraite… couchant sans doute dans le coin d’une écurie… pauvre petit ! il est encore doux et bon, malgré la misère et le malheur… Je l’ai bien vu, il était plus reconnaissant que joyeux du bien qu’on lui faisait… Mais peut-être cette bonne nature, abandonnée, sans appui, sans conseils, sans secours, exaspérée par les mauvais traitements, se faussera, s’aigrira… Puis viendra l’âge des passions… puis les excitations mauvaises…
 
« Ah !… chez le pauvre déshérité, la vertu est doublement sainte et respectable.
 
« Ce matin, après m’avoir, comme toujours, doucement grondée de ce que je n’allais pas à la messe, la mère d’Agricol m’a dit ce mot si touchant dans sa bouche ingénument croyante.
 
« – Heureusement, je prie plus pour toi que pour moi, ma pauvre Mayeux ; le bon Dieu m’entendra ; et tu n’iras, je l’espère, qu’en purgatoire…
 
« Bonne mère… âme angélique, elle m’a dit ces paroles avec une douceur si grave et si pénétrée, avec une foi si sérieuse dans l’heureux résultat de sa pieuse intercession, que j’ai senti mes yeux devenir humides, et je me suis jetée à son cou aussi sérieusement, aussi sincèrement reconnaissante, que si j’avais cru au purgatoire.
 
« Ce jour a été heureux pour moi ; j’aurai, je l’espère, trouvé du travail, et je devrai ce bonheur à une personne remplie de cœur et de bonté ; elle doit me conduire demain au couvent de Sainte-Marie, où elle croit que l’on pourra m’employer… »
 
Florine, déjà profondément émue par la lecture de ce journal, tressaillit à ce passage où la Mayeux parlait d’elle, et continua :
 
« Jamais je n’oublierai avec quel touchant intérêt, avec quelle délicate bienveillance cette jeune fille m’a accueillie, moi, si pauvre et si malheureuse. Cela ne m’étonne pas, d’ailleurs ; elle était auprès de Mlle de Cardoville. Elle devait être digne d’approcher de la bienfaitrice d’Agricol. Il me sera toujours cher et précieux de me rappeler son nom ; il est gracieux et joli comme son visage ; elle se nomme Florine… Je ne suis rien, je ne possède rien, mais si les vœux fervents d’un cœur pénétré de reconnaissance pouvaient être entendus, Mlle Florine serait heureuse, bien heureuse… Hélas ! je suis réduite à faire des vœux pour elle… seulement des vœux… car je ne puis rien… que me souvenir et l’aimer. »
 
Ces lignes, qui disaient si simplement la gratitude sincère de la Mayeux, portèrent le dernier coup aux hésitations de Florine ; elle ne put résister plus longtemps à la généreuse tentation qu’elle éprouvait. À mesure qu’elle avait lu les divers fragments de ce journal, son affection, son respect pour la Mayeux avaient fait de nouveaux progrès ; plus que jamais elle sentait ce qu’il y avait d’infâme à elle de livrer peut-être aux sarcasmes, aux dédains les plus secrètes pensées de cette infortunée. Heureusement le bien est souvent aussi contagieux que le mal. Électrisée par tout ce qu’il y avait de chaleureux, de noble et d’élevé dans les pages qu’elle venait de lire, ayant retrempé sa vertu défaillante à cette source vivifiante et pure, Florine, cédant enfin à un de ces bons mouvements qui l’entraînaient parfois, sortit de chez elle, emportant le manuscrit, bien résolue aussi de dire à Rodin, que cette fois, ses recherches au sujet du journal avaient été vaines, la Mayeux s’étant sans doute aperçue de la première tentative de soustraction.
 


[1] On lit dans la Ruche populaire, excellent recueil rédigé par des ouvriers, dont nous avons déjà parlé : « CARDEUSE DE MATELAS. – La poussière qui s’échappe de la laine fait du cardage un état nuisible à la santé, mais dont le danger est encore augmenté par les falsifications commerciales. Quand un mouton est tué, la laine du cou est teinté de sang ; il faut la décolorer, afin de pouvoir la vendre. À cet effet, on la trempe dans la chaux qui, après en avoir opéré le blanchiment, y reste en partie ; c’est l’ouvrière qui en souffre ; car, lorsqu’elle fait cet ouvrage, la chaux, qui se détache sous forme de poussière, se porte à sa poitrine par le fait de l’aspiration, et le plus souvent lui occasionne des crampes d’estomac et des vomissements qui la mettent dans un état déplorable ; la plupart d’entre elles y renoncent ; celles qui s’y obstinent gagnent pour le moins un catarrhe ou un asthme qui ne les quitte qu’à la mort.