Le Juif Errant

| 16. 45 - Le calvaire.

 

 

 

Telle était la vision d’Hérodiade :
 
Au sommet d’une haute montagne, nue, rocailleuse, escarpée, s’élève un calvaire.
 
Le soleil décline ainsi qu’il déclinait lorsque la juive s’est traînée, épuisée de fatigue, au milieu des ruines de Saint-Jean le Décapité.
 
Le grand Christ en croix qui domine le calvaire, la montagne et la plaine aride, solitaire, infinie ; le grand Christ en croix se détache blanc et pâle sur les nuages d’un noir bleu qui couvrent partout le ciel et deviennent d’un violet sombre en se dégradant à l’horizon…
 
À l’horizon… où le soleil couchant a laissé de longues traînées d’une lueur sinistre… d’un rouge de sang. Aussi loin que la vue peut s’étendre, aucune végétation n’apparaît sur ce morne désert, couvert de sable et de cailloux comme le lit séculaire de quelque océan desséché.
 
Un silence de mort plane sur cette contrée désolée. Quelquefois de gigantesques vautours noirs, au cou rouge et pelé, à l’œil jaune et lumineux, abattent leur grand vol au milieu de ces solitudes, viennent faire la sanglante curée de la proie qu’ils ont enlevée dans un pays moins sauvage.
 
Comment ce calvaire, ce lieu de prière, a-t-il été élevé si loin, si loin de la demeure des hommes ?
 
Ce calvaire a été élevé à grand frais par un pécheur repentant ; il avait fait beaucoup de mal aux autres hommes… et, pour mériter le pardon de ses crimes, il a gravi cette montagne à genoux et, devenu cénobite, il a vécu jusqu’à sa mort au pied de cette croix, à peine abrité sous un toit de chaume depuis longtemps balayé par les vents.
 
Le soleil décline toujours…
 
Le ciel devient de plus en plus sombre… les raies lumineuses de l’horizon, naguère empourprées, commencent à s’obscurcir lentement, ainsi que les barres de fer rougies au feu, dont l’incandescence s’éteint peu à peu.
 
Soudain l’on entend, derrière l’un des versants du calvaire opposé au couchant, le bruit de quelques pierres qui se détachent et tombent en bondissant jusqu’au bas de la montagne.
 
Le pied d’un voyageur qui, après avoir traversé la plaine, gravit depuis une heure cette pente escarpée, a fait rouler ces cailloux au loin.
 
Ce voyageur ne paraît pas encore, mais l’on distingue son pas lent, égal et ferme. Enfin… il atteint le sommet de la montagne, et sa haute taille se dessine sur le ciel orageux.
 
Ce voyageur est aussi pâle que le Christ en croix : sur son large front, de l’une à l’autre tempe, s’étend une ligne noire.
 
Celui-là est l’artisan de Jérusalem… L’artisan rendu méchant par la misère, par l’injustice et par l’oppression, celui qui, sans pitié pour les souffrances de l’homme divin portant sa croix, l’avait repoussé de sa demeure… en lui criant durement :
 
– MARCHE… MARCHE… MARCHE…
 
Et depuis ce jour, un Dieu vengeur a dit à son tour à l’artisan de Jérusalem :
 
– MARCHE… MARCHE… MARCHE…
 
Et il a marché… éternellement marché… Ne bornant pas là sa vengeance, le Seigneur a voulu quelquefois attacher la mort aux pas de l’homme errant, et que les tombes innombrables fussent les bornes militaires de sa marche homicide à travers les mondes.
 
Et c’était pour l’homme errant des jours de repos dans sa douleur infinie, lorsque la main invisible du Seigneur le poussait dans de profondes solitudes… telles que le désert où il traînait alors ses pas ; du moins, en traversant cette plaine désolée, en gravissant ce rude calvaire, il n’entendait plus le glas funèbre des cloches des morts, qui toujours, toujours, tintaient derrière lui… dans les contrées habitées.
 
Tout le jour, et encore à cette heure, plongé dans le noir abîme de ses pensées, suivant sa route fatale… allant où le menait l’invisible main, la tête baissée sur sa poitrine, les yeux fixés à terre, l’homme errant avait traversé la plaine, monté la montagne sans regarder le ciel… sans apercevoir le calvaire, sans voir le Christ en croix.
 
L’homme errant pensait aux derniers descendants de sa race ; il sentait, au déchirement de son cœur, que de grands périls les menaçaient encore…
 
Et dans un désespoir amer, profond comme l’Océan, l’artisan de Jérusalem s’assit au pied du calvaire.
 
À ce moment un dernier rayon de soleil, perçant à l’horizon le sombre amoncellement des nuages, jeta sur la crête de la montagne, sur le calvaire, une lueur ardente comme le reflet d’un incendie.
 
Le juif appuyait alors sur sa main son front penché… Sa longue chevelure, agitée par la brise crépusculaire, venait de voiler sa pâle figure, lorsque, écartant ses cheveux de son visage, il tressaillit de surprise… lui qui ne pouvait plus s’étonner de rien…
 
D’un regard avide, il contemplait la longue mèche de cheveux qu’il tenait à la main… Ses cheveux, naguère noirs comme la nuit… étaient devenus gris.
 
Lui aussi, comme Hérodiade, il avait vieilli.
 
Le cours de son âge, arrêté depuis dix-huit siècles… reprenait sa marche…
 
Ainsi que la juive errante, lui aussi pouvait donc dès lors aspirer à la tombe… Se jetant à genoux, il tendit les mains, le visage vers le ciel… pour demander à Dieu l’explication de ce mystère qui le ravissait d’espérance.
 
Alors, pour la première fois, ses yeux s’arrêtèrent sur le Christ en croix qui dominait le calvaire, de même que la juive errante avait fixé son regard sur la paupière de granit du saint martyr.
 
Le Christ, la tête inclinée sous le poids de sa couronne d’épines, semblait du haut de sa croix contempler avec douceur et pardon l’artisan qu’il avait maudit depuis tant de siècles… et qui, à genoux, renversé en arrière, dans une attitude d’épouvante et de prière, tendait vers lui ses mains suppliantes.
 
– Ô Christ !… s’écria le juif, le bras vengeur du Seigneur me ramène au pied de cette croix si pesante que tu portais, brisé de fatigue… ô Christ ! lorsque tu voulus t’arrêter pour te reposer au seuil de ma pauvre demeure, et que, dans ma dureté impitoyable, je te repoussai en te disant : « Marche !… marche !… » et voici qu’après ma vie errante je me retrouve devant cette croix… et voici qu’enfin mes cheveux blanchissent… Ô Christ ! dans ta bonté divine, m’as-tu donc pardonné ? Suis-je donc arrivé au terme de ma course éternelle ! Ta céleste clémence m’accordera-t-elle enfin ce repos du sépulcre qui, jusqu’ici, hélas ! m’a toujours fui !… Oh ! si ta clémence descend sur moi… qu’elle descende aussi sur cette femme… dont le supplice est égal au mien !… Protège aussi les derniers descendants de ma race ! Quel sera leur sort ? Seigneur, déjà l’un d’eux, le seul de tous que le malheur eût perverti, a disparu de cette terre. Est-ce pour cela que mes cheveux ont blanchi ! Mon crime ne sera-t-il donc expié que lorsque, dans ce monde, il ne restera plus un seul des rejetons de notre famille maudite ! Ou bien cette preuve de votre toute-puissante bonté, ô Seigneur ! qui me rend à l’humanité, annonce-t-elle votre clémence et la félicité des miens ! Sortiront-ils enfin triomphants des périls qui les menacent ! Pourront-ils, accomplissant tout le bien dont leur aïeul voulait combler l’humanité, mériter ainsi leur grâce et la mienne ! ou bien, inexorablement condamnés par vous, Seigneur, comme les rejetons maudits de ma race maudite, doivent-ils expier leur tache originelle et mon crime ! Oh ! dites, Seigneur, serai-je pardonné avec eux ? seront-ils punis avec moi !
 
En vain le crépuscule avait fait place à une nuit orageuse et noire… le juif priait toujours, agenouillé au pied du calvaire.