| 1.10 - La surprise
Les orphelines, après avoir lu le journal de leur père, étaient restées pendant quelque temps muettes, tristes et pensives, contemplant ces feuillets jaunis par le temps. Dagobert, également préoccupé, songeait à son fils, à sa femme, dont il était séparé depuis si longtemps, et qu’il espérait bientôt revoir. Le soldat, rompant le silence qui durait depuis quelques minutes, prit les feuillets des mains de Blanche, les plia soigneusement, les mit dans sa poche et dit aux orphelines : – Allons, courage, mes enfants… vous voyez quel brave père vous avez ; ne pensez qu’au plaisir de l’embrasser, et rappelez-vous toujours le nom du digne garçon à qui vous devez ce plaisir ; car sans lui votre père était tué dans l’Inde. – Il s’appelle Djalma… Nous ne l’oublierons jamais, dit Rose. – Et si notre ange gardien Gabriel revient encore, ajouta Blanche, nous lui demanderons de veiller sur Djalma comme sur nous. – Bien, mes enfants ; pour ce qui est du cœur, je suis sûr de vous, vous n’oublierez rien… Mais pour revenir au voyageur qui était venu trouver votre pauvre mère en Sibérie, il avait vu le général un mois après les faits que vous venez de lire, et au moment où il allait entrer de nouveau en campagne contre les Anglais ; c’est alors que votre père lui a confié ses papiers et la médaille. – Mais cette médaille, à quoi nous servira-t-elle, Dagobert ? – Et ces mots gravés dessus, que signifient-ils ? reprit Rose en la tirant de son sein. – Dame ! mes enfants… cela signifie qu’il faut que le 13 février 1832 nous soyons à Paris, rue Saint-François, numéro trois. – Mais pour quoi faire ? – Votre pauvre mère a été si vite saisie par la maladie, qu’elle n’a pu me le dire ; tout ce que je sais, c’est que cette médaille lui venait de ses parents ; c’était une relique gardée dans sa famille depuis cent ans et plus. – Et comment notre père la possédait-il ? – Parmi les objets mis à la hâte dans sa voiture lorsqu’il avait été violemment emmené de Varsovie, se trouvait un nécessaire appartenant à votre mère, où était cette médaille ; depuis, le général n’avait pu la renvoyer, n’ayant aucun moyen de communication et ignorant où nous étions. – Cette médaille est donc bien importante pour nous ? – Sans doute, car, depuis quinze ans, jamais je n’avais vu votre mère plus heureuse que le jour où le voyageur la lui a apportée… « Maintenant le sort de mes enfants sera peut-être aussi beau qu’il a été jusqu’ici misérable, me disait-elle devant l’étranger, avec des larmes de joie dans les yeux ; je vais demander au gouverneur de Sibérie la permission d’aller en France avec mes filles… On trouvera peut-être que j’ai été assez punie par quinze années d’exil et par la confiscation de mes biens… Si l’on me refuse… je resterai ; mais on m’accordera au moins d’envoyer mes enfants en France, où vous les conduirez, Dagobert ; vous partirez tout de suite, car il y a déjà malheureusement bien du temps perdu… et si vous n’arriviez pas le 13 février prochain, cette cruelle séparation, ce voyage si pénible, auraient été inutiles. » – Comment, un seul jour de retard ?… – Si nous arrivons le 14 au lieu du 13, il ne serait plus temps, disait votre mère ; elle m’a aussi donné une grosse lettre que je devais mettre à la poste, pour la France, dans la première ville que nous traverserions, c’est ce que j’ai fait. – Et crois-tu que nous serons à Paris à temps ? – Je l’espère ; cependant, si vous en aviez la force, il faudrait doubler quelques étapes, car en ne faisant que nos cinq lieues par jour, et même sans accident, nous n’arriverions à Paris au plus tôt que vers le commencement de février, et il vaudrait mieux avoir plus d’avance. – Mais, puisque notre père est dans l’Inde, et que, condamné à mort, il ne peut pas rentrer en France, quand le reverrons-nous donc ? – Et où le reverrons-nous ? – Pauvres enfants, c’est vrai… il y a tant de choses que vous ne savez pas ! Quand le voyageur l’a quitté, le général ne pouvait pas revenir en France, c’est vrai, mais maintenant il le peut. – Et pourquoi le peut-il ? – Parce que, l’an passé, les Bourbons, qui l’avaient exilé, ont été chassés à leur tour… la nouvelle en sera arrivée dans l’Inde, et votre père viendra certainement vous attendre à Paris, puisqu’il espère que vous et votre mère y serez le 13 février de l’an prochain. – Ah ! maintenant je comprends : nous pouvons espérer de le revoir, dit Rose en soupirant. – Sais-tu comment il s’appelle, ce voyageur, Dagobert ? – Non, mes enfants… mais, qu’il s’appelle Pierre ou Jacques, c’est un vaillant homme. Quand il a quitté votre mère, elle l’a remercié en pleurant d’avoir été si dévoué, si bon pour le général, pour elle, pour ses enfants. Alors il a serré ses mains dans les siennes, et il lui a dit avec une voix douce qui m’a remué malgré moi : « Pourquoi me remercier ? n’a-t-il pas dit : AIMEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES ? » – Qui ça, Dagobert ? – Oui, de qui voulait parler le voyageur ? – Je n’en sais rien ; seulement la manière dont il a prononcé ces mots m’a frappé, et ce sont les derniers qu’il ait dits. – AIMEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES… répéta Rose toute pensive. – Comme elle est belle, cette parole !… ajouta Blanche. – Et où allait-il, ce voyageur ? – Bien loin… bien loin dans le Nord, a-t-il répondu à votre mère. En le voyant s’en aller, elle me disait, en parlant de lui : « Son langage doux et triste m’a attendrie jusqu’aux larmes ; pendant le temps qu’il m’a parlé, je me sentais meilleure, j’aimais davantage encore mon mari, mes enfants, et pourtant, à voir l’expression de la figure de cet étranger, on dirait qu’IL N’A JAMAIS NI SOURI NI PLEURÉ », ajoutait votre mère. Quand il s’en est allé, elle et moi, debout à la porte, nous l’avons suivi des yeux tant que nous avons pu. Il marchait la tête baissée. Sa marche était lente… calme… ferme… on aurait dit qu’il comptait ses pas… Et à propos de son pas, j’ai encore remarqué une chose. – Quoi donc, Dagobert ? – Vous savez que le chemin qui menait à la maison était toujours humide à cause de la petite source qui débordait… – Oui. – Eh bien ! la marque de ses pas était restée sur la glaise, et j’ai vu que sous la semelle il y avait des clous arrangés en croix… – Comment donc, en croix ? – Tenez, dit Dagobert en posant sept fois son doigt sur la couverture du lit, tenez, ils étaient arrangés ainsi sous son talon : vous voyez, ça forme une croix. – Qu’est-ce que cela peut signifier, Dagobert ? – Le hasard, peut-être… oui… le hasard, et pourtant, malgré moi, cette diable de croix qu’il laissait après lui m’a fait l’effet d’un mauvais présage, car à peine a-t-il été parti que nous avons été accablés coup sur coup. – Hélas ! la mort de notre mère… – Oui, mais avant… autre chagrin ! Vous n’étiez pas encore venues, elle écrivait sa supplique pour demander la permission d’aller en France ou de vous y envoyer, lorsque j’entends le galop d’un cheval ; c’était un courrier du gouverneur général de la Sibérie. Il nous apportait l’ordre de changer de résidence ; sous trois jours, nous devions nous joindre à d’autres condamnés pour être conduits avec eux à quatre cents lieues plus au nord. Ainsi, après quinze ans d’exil, on redoublait de cruauté, de persécution envers votre mère… – Et pourquoi la tourmenter ainsi ? – On aurait dit qu’un mauvais génie s’acharnait contre elle, car quelques jours plus tard, le voyageur ne nous trouvait plus à Milosk, ou s’il nous eût retrouvés plus tard, c’était si loin, que cette médaille et les papiers qu’il apportait ne servaient plus à rien… puisque, ayant pu partir tout de suite, c’est à peine si nous arriverons à temps à Paris. « On aurait intérêt à empêcher moi ou mes enfants d’aller en France, qu’on n’agirait pas autrement, disait votre mère, car nous exiler maintenant à quatre cents lieues plus loin, c’est rendre impossible ce voyage en France dont le terme est fixé. » Et elle se désespérait à cette idée. – Peut-être ce chagrin imprévu a-t-il causé sa maladie subite ? – Hélas ! non, mes enfants ; c’est cet infernal choléra, qui arrive sans qu’on sache d’où il vient, car il voyage lui aussi… et il vous frappe comme le tonnerre ; trois heures après le départ du voyageur, quand vous êtes revenues de la forêt toutes gaies, toutes contentes, avec vos gros bouquets de fleurs pour votre mère… elle était déjà presque à l’agonie… et méconnaissable ; le choléra s’était déclaré dans le village… Le soir, cinq personnes étaient mortes… Votre mère n’a eu que le temps de vous passer la médaille au cou, ma chère petite Rose… de vous recommander toutes deux à moi… de me supplier de nous mettre tout de suite en route ; elle morte, le nouvel ordre d’exil qui la frappait ne pouvait plus vous atteindre ; le gouverneur m’a permis de partir avec vous pour la France, selon les dernières volontés de votre… Le soldat ne put achever ; il mit sa main sur ses yeux pendant que les orphelines s’embrassaient en sanglotant. – Oh ! mais, reprit Dagobert avec orgueil, après un moment de douloureux silence, c’est là que vous vous êtes montrées les braves filles du général… Malgré le danger, on n’a pu vous arracher du lit de votre mère ; vous êtes restées auprès d’elle jusqu’à la fin… Vous lui avez fermé les yeux, vous l’avez veillée toute la nuit… et vous n’avez voulu partir qu’après m’avoir vu planter la petite croix de bois sur la fosse que j’avais creusée. Dagobert s’interrompit brusquement. Un hennissement étrange, désespéré, auquel se mêlaient des rugissements féroces, firent bondir le soldat sur sa chaise ; il pâlit et s’écria : – C’est Jovial, mon cheval ! que fait-on à mon cheval ? Puis, ouvrant la porte, il descendit précipitamment l’escalier. Les deux sœurs se serrèrent l’une contre l’autre, si épouvantées du brusque départ du soldat, qu’elles ne virent pas une main énorme passer à travers les carreaux cassés, ouvrir l’espagnolette de la fenêtre, en pousser violemment les vantaux et renverser la lampe placée sur une petite table où était le sac du soldat. Les orphelines se trouvèrent ainsi plongées dans une obscurité profonde.
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