Le Juif Errant

| 3.06 - L'embruscade.

 

 

 

Le métis Faringhea, voulant sans doute échapper aux sinistres pensées que les paroles de l’Indien sur la marche mystérieuse du choléra avaient éveillées en lui, changea brusquement d’entretien. Son œil brilla d’un feu sombre, sa physionomie prit une expression d’exaltation farouche, et il s’écria :
 
– Bohwanie veillera sur nous, intrépides chasseurs d’hommes ! Frères, courage… courage… le monde est grand… notre proie est partout… Les Anglais nous forcent de quitter l’Inde, nous les trois chefs de la bonne œuvre ; qu’importe ! nous y laissons nos frères, aussi cachés, aussi nombreux que les scorpions noirs qui ne révèlent leur présence que par une piqûre mortelle ; l’exil agrandit nos domaines… Frère, à toi l’Amérique, dit-il à l’Indien d’un air inspiré. – Frère, à toi l’Afrique, dit-il au nègre. – Frères, à moi l’Europe !… Partout où il y a des hommes, il y a des bourreaux et des victimes… Partout où il y a des victimes, il y a des cœurs gonflés de haine ; c’est à nous d’enflammer cette haine de toutes les ardeurs de la vengeance ! C’est à nous, à force de ruses, à force de séductions, d’attirer parmi nous, serviteurs de Bohwanie, tous ceux dont le zèle, le courage et l’audace peuvent nous être utiles. Entre nous et pour nous, rivalisons de dévouement, d’abnégation ; prêtons-nous force, aide et appui ! Que tous ceux qui ne sont pas avec nous soient notre proie ; isolons-nous au milieu de tous, contre tous, malgré tous. Pour nous, qu’il n’y ait ni patrie ni famille. Notre famille, ce sont nos frères ; notre pays… c’est le monde.
 
Cette sorte d’éloquence sauvage impressionna vivement le nègre et l’Indien, qui subissaient ordinairement l’influence de Faringhea, dont l’intelligence était très supérieure à la leur, quoiqu’ils fussent eux-mêmes deux des chefs les plus éminents de cette sanglante association.
 
– Oui, tu as raison, frère ! s’écria l’Indien partageant l’exaltation de Faringhea, à nous le monde… Ici même, à Java, laissons une trace de notre passage… Avant notre départ, fondons la bonne œuvre dans cette île… elle y grandira vite, car ici la misère est grande, les Hollandais sont aussi rapaces que les Anglais… Frère, j’ai vu dans les rivières marécageuses de cette île, toujours mortelles à ceux qui les cultivent, des hommes que le besoin forçait à ce travail homicide ; ils étaient livides comme des cadavres ; quelques-uns, exténués par la maladie, par la fatigue et par la faim, sont tombés pour ne plus se relever… Frère, la bonne œuvre grandira dans ce pays.
 
– L’autre soir, dit le métis, j’étais sur le bord du lac, derrière un rocher ; une jeune femme est venue, quelques lambeaux de couverture entouraient à peine son corps maigre et brûlé par le soleil ; dans ses bras elle tenait un petit enfant qu’elle serrait en pleurant contre son sein tari. Elle a embrassé trois fois cet enfant en disant : « Toi au moins, tu ne seras pas malheureux comme ton père ! » et elle l’a jeté à l’eau, il a poussé un cri en disparaissant… À ce cri, les caïmans cachés dans les roseaux ont joyeusement sauté dans le lac… Frères, ici les mères tuent leurs enfants par pitié, la bonne œuvre grandira dans ce pays.
 
– Ce matin, dit le nègre, pendant qu’on déchirait un de ses esclaves noirs à coups de fouet, un vieux petit bonhomme, négociant à Batavia, est sorti de sa maison des champs pour regagner la ville. Dans son palanquin, il recevait, avec une indolence blasée, les tristes caresses de deux des jeunes filles dont il peuple son harem, en les achetant à leurs familles, trop pauvres pour les nourrir. Le palanquin où se tenaient ce petit vieillard et ces jeunes filles était porté par douze hommes jeunes et robustes. Frères, il y a ici des mères qui, par misère, vendent leurs filles, des esclaves que l’on fouette, des hommes qui portent d’autres hommes comme des bêtes de somme… la bonne œuvre grandira dans ce pays.
 
– Dans ce pays… et dans tout pays d’oppression, de misère, de corruption et d’esclavage.
 
– Puissions-nous donc engager parmi nous Djalma, comme nous l’a conseillé Mahal le contrebandier, dit l’Indien ; notre voyage à Java aurait un double profit ; car, avant de partir, nous compterions parmi les nôtres ce jeune homme entreprenant et hardi, qui a tant de motifs de haïr les hommes.
 
– Il va venir… envenimons encore ses ressentiments.
 
– Rappelons-lui la mort de son père.
 
– Le massacre des siens…
 
– Sa captivité.
 
– Que la haine enflamme son cœur, et il est à nous…
 
Le nègre, qui était resté quelque temps pensif, dit tout à coup :
 
– Frères… Si Mahal le contrebandier nous trompait ?
 
– Lui ! s’écria l’Indien presque avec indignation ; il nous a donné asile sur son bateau côtier, il a assuré notre fuite du continent ; il doit nous embarquer ici à bord de la goélette qu’il va commander, et nous mener à Bombay, où nous trouverons des bâtiments pour l’Afrique, l’Europe et l’Amérique.
 
– Quel intérêt aurait Mahal à nous trahir ? dit Faringhea. Rien ne le mettrait à l’abri de la vengeance des fils de Bohwanie, il le sait.
 
– Enfin, dit le noir, ne nous a-t-il pas promis que, par ruse, il amènerait Djalma à se rendre ici ce soir parmi nous ? et une fois parmi nous… il faudra qu’il soit des nôtres…
 
– N’est-ce pas encore le contrebandier qui nous a dit : « Ordonnez au Malais de se rendre dans l’ajoupa de Djalma… de le surprendre pendant son sommeil, et, au lieu de le tuer comme il le pourrait, de lui tracer sur le bras le nom de Bohwanie ; Djalma jugera ainsi de la résolution, de l’adresse, de la soumission de nos frères, et il comprendra ce que l’on doit espérer ou craindre de tels hommes… Par admiration ou par terreur, il faudra donc, qu’il soit des nôtres !
 
– Et s’il refuse d’être à nous, malgré les raisons qu’il a de haïr les hommes ?
 
– Alors… Bohwanie décidera de son sort, dit Faringhea d’un air sombre. J’ai mon projet…
 
– Mais le Malais réussira-t-il à surprendre Djalma pendant son sommeil ! dit le nègre.
 
– Il n’est personne de plus hardi, de plus agile, de plus adroit que le Malais, dit Faringhea. Il a eu l’audace d’aller surprendre dans son repaire une panthère noire qui allaitait !… il a tué la mère et a enlevé la petite femelle, qu’il a plus tard vendue à un capitaine de navire européen.
 
– Le Malais a réussi ! s’écria l’Indien en prêtant l’oreille à un cri singulier qui retentit dans le profond silence de la nuit et des bois.
 
– Oui, c’est le cri du vautour emportant sa proie, dit le nègre en écoutant à son tour, c’est le signal par lequel nos frères annoncent aussi qu’ils ont saisi leur proie.
 
Peu de temps après, le Malais paraissait à la porte de la hutte. Il était drapé dans une grande pièce de coton rayée de couleurs tranchantes.
 
– Eh bien ! dit le nègre avec inquiétude, as-tu réussi !
 
– Djalma portera toute sa vie le signe de la bonne œuvre, dit le Malais avec orgueil. Pour parvenir jusqu’à lui… j’ai dû offrir à Bohwanie un homme qui se trouvait sur mon passage ; j’ai laissé le corps sous des broussailles près de l’ajoupa. Mais Djalma… porte notre signe. Mahal le contrebandier l’a su le premier.
 
– Et Djalma ne s’est pas réveillé !… dit l’Indien, confondu de l’adresse du Malais.
 
– S’il s’était réveillé, répondit celui-ci avec calme, j’étais mort… puisque je devais épargner sa vie.
 
– Parce que sa vie peut nous être plus utile que sa mort, reprit le métis.
 
Puis, s’adressant au Malais :
 
– Frère, en risquant ta vie pour la bonne œuvre, tu as fait aujourd’hui ce que nous avons fait hier, ce que nous ferons demain… Aujourd’hui tu obéis, un autre jour tu commanderas.
 
– Nous appartenons tous à Bohwanie, dit le Malais. Que faut-il encore faire !… je suis prêt.
 
En parlant ainsi le Malais faisait face à la porte de la masure ; tout à coup il dit à voix basse :
 
– Voici Djalma ; il approche de la porte de la cabane : Mahal ne nous a pas trompés.
 
– Qu’il ne me voie pas encore, dit Faringhea en se retirant dans un coin obscur de la cabane et en se couchant sous une natte ; tâchez de le convaincre… s’il résiste… j’ai mon projet…
 
À peine Faringhea avait-il dit ces mots et disparu, que Djalma arrivait à la porte de la masure.
 
À la vue de ces trois personnages à la physionomie sinistre, Djalma recula de surprise. Ignorant que ces hommes appartenaient à la secte des Phansegars, et sachant que souvent, dans ce pays où il n’y a pas d’auberges, les voyageurs passent les nuits sous la tente ou dans les ruines qu’ils rencontrent, il fit un pas vers eux. Lorsque son premier étonnement fut passé, reconnaissant au teint bronzé de l’un de ces hommes, et à son costume, qu’il était Indien, il lui dit en langue hindoue :
 
– Je croyais trouver ici un Européen… un Français…
 
– Ce Français n’est pas encore venu, répondit l’Indien, mais il ne tardera pas.
 
Devinant à la question de Djalma le moyen dont s’était servi Mahal pour l’attirer dans ce piège, l’Indien espérait gagner du temps en prolongeant cette erreur.
 
– Tu connais… ce Français ? demanda Djalma au Phansegar.
 
– Il nous a donné rendez-vous ici… comme à toi, reprit l’Indien.
 
– Et pour quoi faire ? dit Djalma de plus en plus étonné.
 
– À son arrivée… tu le sauras…
 
– C’est le général Simon qui vous a dit de vous trouver ici ?
 
– C’est le général Simon, répondit l’Indien.
 
Il y eut un moment de silence pendant lequel Djalma cherchait en vain à s’expliquer cette mystérieuse aventure.
 
– Et qui êtes-vous ? demanda-t-il à l’Indien d’un air soupçonneux ; car le morne silence des deux compagnons du Phansegar, qui se regardaient fixement, commençait à lui donner quelques soupçons.
 
– Qui nous sommes ? reprit l’Indien, nous sommes à toi… si tu veux être à nous.
 
– Je n’ai pas besoin de vous… vous n’avez pas besoin de moi…
 
– Qui sait ?
 
– Moi… je le sais…
 
– Tu te trompes… les Anglais ont tué ton père… il était roi… on t’a fait captif… on t’a proscrit… tu ne possèdes plus rien…
 
À ce souvenir cruel les traits de Djalma s’assombrirent ; il tressaillit, un sourire amer contracta ses lèvres.
 
Le Phansegar continua :
 
– Ton père était juste, brave… aimé de ses sujets… on l’appelait le Père du Généreux, et il était bien nommé… Laisseras-tu sa mort sans vengeance ? La haine qui te ronge le cœur sera-t-elle stérile ?
 
– Mon père est mort les armes à la main… J’ai vengé sa mort sur les Anglais que j’ai tués à la guerre… Celui qui pour moi a remplacé mon père… et a aussi combattu pour lui m’a dit qu’il serait maintenant insensé à moi de vouloir lutter contre les Anglais pour reconquérir mon territoire. Quand ils m’ont mis en liberté, j’ai juré de ne jamais remettre les pieds dans l’Inde… et je tiens les serments que je fais…
 
– Ceux qui t’ont dépouillé, ceux qui t’ont fait captif, ceux qui ont tué ton père… sont des hommes. Il est ailleurs des hommes sur qui tu peux te venger… que ta haine retombe sur eux !
 
– Pour parler ainsi des hommes… n’es-tu donc pas un homme ?
 
– Moi… et ceux qui me ressemblent, nous sommes plus que des hommes… Nous sommes au reste de la race humaine ce que sont les hardis chasseurs aux bêtes féroces qu’ils traquent dans les bois… Veux-tu être comme nous… plus qu’un homme, veux-tu assouvir sûrement, largement, impunément, la haine qui te dévore le cœur… Après le mal que l’on t’a fait ?
 
– Tes paroles sont de plus en plus obscures… je n’ai pas de haine dans le cœur, dit Djalma. Quand un ennemi est digne de moi… je le combats… quand il en est indigne, je le méprise… ainsi je ne hais ni les braves… ni les lâches.
 
– Trahison ! s’écria tout à coup le nègre en indiquant la porte d’un geste rapide ; car Djalma et l’Indien s’en étaient peu à peu éloignés pendant leur entretien, et ils se trouvaient alors dans un des angles de la cabane.
 
Au cri du nègre, Faringhea, que Djalma n’avait pas aperçu, écarta brusquement la natte qui le cachait, tira son poignard, bondit comme un tigre, et fut d’un saut hors de la cabane. Voyant alors un cordon de soldats s’avancer avec précaution, il frappa l’un d’eux d’un coup mortel, en renversa deux autres, et disparut au milieu des ruines.
 
Ceci s’était passé si précipitamment, qu’au moment où Djalma se retourna pour savoir la cause du cri d’alarme du nègre, Faringhea venait de disparaître. Djalma et les trois étrangleurs furent aussitôt couchés en joue par plusieurs soldats rassemblés à la porte, pendant que d’autres s’élançaient à la poursuite de Faringhea.
 
Le nègre, le Malais et l’Indien, voyant l’impossibilité de résister, échangèrent rapidement quelques paroles, et tendirent la main aux cordes dont quelques soldats étaient munis.
 
Le capitaine hollandais qui commandait le détachement entra dans la cabane à ce moment.
 
– Et celui-ci ? dit-il en montrant Djalma aux soldats qui achevaient de garrotter les trois Phansegars.
 
– Chacun son tour, mon officier, dit un vieux sergent, nous allons à lui.
 
Djalma restait pétrifié de surprise, ne comprenant rien à ce qui se passait autour de lui ; mais lorsqu’il vit le sergent et les deux soldats s’avancer avec des cordes pour le lier, il les repoussa avec une violente indignation et se précipita vers la porte où se tenait l’officier.
 
Les soldats, croyant que Djalma subirait son sort avec autant d’impassibilité que ses compagnons, ne s’attendaient pas à cette résistance ; ils reculèrent de quelques pas, frappés malgré eux de l’air de noblesse et de dignité du fils de Kadja-Sing.
 
– Pourquoi voulez-vous me lier… comme ces hommes ? s’écria Djalma en s’adressant en indien à l’officier, qui comprenait cette langue, servant depuis longtemps dans les colonies hollandaises.
 
– Pourquoi on veut te lier… misérable ! parce que tu fais partie de cette bande d’assassins… Et vous, ajouta l’officier en s’adressant aux soldats en hollandais, avez-vous peur de lui ?… Serrez… serrez les nœuds autour de ses poignets, en attendant qu’on lui en serre un autre autour du cou !
 
– Vous vous trompez, dit Djalma avec une dignité calme et un sang-froid qui étonnèrent l’officier, je suis ici depuis un quart d’heure à peine… je ne connais pas ces personnes… je croyais trouver ici un Français.
 
– Tu n’es pas un Phansegar comme eux… et à qui prétends-tu faire croire ce mensonge
 
– Eux ! s’écria Djalma avec un mouvement et une expression d’horreur si naturelle, que d’un signe l’officier arrêta les soldats, qui s’avançaient de nouveau pour garrotter le fils de Kadja-Sing, ces hommes font partie de cette horrible bande de meurtriers !… et vous m’accusez d’être leur complice !… Alors je suis tranquille, monsieur, dit le jeune homme en haussant les épaules avec un sourire de dédain.
 
– Il ne suffit pas de dire que vous êtes tranquille, reprit l’officier ; grâce aux révélations, on sait maintenant à quels signes mystérieux se reconnaissent les Phansegars.
 
– Je vous répète, monsieur, que j’ai l’horreur la plus grande pour ces meurtriers… que j’étais venu ici pour…
 
Le nègre, interrompant Djalma, dit à l’officier avec une joie farouche :
 
– Tu l’as dit, les fils de la bonne œuvre se reconnaissent par des signes qu’ils portent tatoués sur la chair… Notre heure est arrivée, nous donnerons notre cou à la corde… Assez souvent nous avons enroulé le lacet au cou de ceux qui ne servent pas la bonne œuvre. Regarde nos bras et regarde celui de ce jeune homme.
 
L’officier, interprétant mal les paroles du nègre, dit à Djalma :
 
– Il est évident que si, comme dit ce nègre, vous ne portez pas au bras ce signe mystérieux… et nous allons nous en assurer ; si vous expliquez d’une manière satisfaisante votre présence ici, dans deux heures vous pouvez être mis en liberté.
 
– Tu ne me comprends pas, dit le nègre à l’officier, le prince Djalma est des nôtres, car il porte sur le bras gauche le nom de Bohwanie…
 
– Oui, il est comme nous fils de la bonne œuvre, ajouta le Malais.
 
– Il est comme nous Phansegar, dit l’Indien.
 
Ces trois hommes, irrités de l’horreur que Djalma avait manifestée en apprenant qu’ils étaient Phansegars, mettaient un farouche orgueil à faire croire que le fils de Kadja-Sing appartenait à leur horrible association.
 
– Qu’avez-vous à répondre ? dit l’officier à Djalma.
 
Celui-ci haussa les épaules avec une dédaigneuse pitié, releva de sa main droite sa longue et large manche gauche, et montra son bras nu.
 
– Quelle audace ! s’écria l’officier.
 
En effet, un peu au-dessous de la saignée, sur la partie interne de l’avant-bras, on voyait écrit d’un rouge vif le nom de Bohwanie, en caractères hindous. L’officier courut au Malais, découvrit son bras ; il vit le nom, les mêmes signes : non content encore, il s’assura que le nègre et l’Indien les portaient aussi.
 
– Misérable ! s’écria-t-il en revenant furieux vers Djalma, tu inspires plus d’horreur encore que tes complices. Garrottez-le comme un lâche assassin, dit-il aux soldats, qui ment au bord de la fosse, car son supplice ne se fera pas longtemps attendre.
 
Stupéfait, épouvanté, Djalma, depuis quelques moments les yeux fixés devant ce tatouage funeste, ne pouvait prononcer une parole ni faire un mouvement ; sa pensée s’abîmait devant ce fait incompréhensible.
 
– Oserais-tu nier ce signe ? lui dit l’officier avec indignation.
 
– Je ne puis nier… ce que je vois… ce qui est… dit Djalma avec accablement.
 
– Il est heureux… que tu avoues enfin, misérable, reprit l’officier. Et vous, soldats… veillez sur lui… et sur ses complices… vous en répondez.
 
Se croyant le jouet d’un songe étrange, Djalma ne fit aucune résistance, se laissa machinalement garrotter et emmener. L’officier espérait, avec une partie de ses soldats, découvrir Faringhea dans les ruines, mais ses recherches furent vaines ; et au bout d’une heure il partit pour Batavia, où l’escorte des prisonniers l’avait devancé.
 
* * * *
 
Quelques heures après ces événements, M. Josué Van Daël terminait ainsi le long mémoire adressé à M. Rodin, à Paris :
 
« …Les circonstances étaient telles que je ne pouvais agir autrement ; somme toute, c’est un petit mal pour un grand bien. Trois meurtriers sont livrés à la justice, et l’arrestation temporaire de Djalma ne servira qu’à faire briller son innocence d’un plus pur éclat.
 
« Déjà ce matin je suis allé chez le gouverneur protester en faveur de notre jeune prince. Puisque c’est grâce à moi, ai-je dit, que ces trois grands criminels sont tombés entre les mains de l’autorité, que l’on me prouve du moins quelque gratitude en faisant tout au monde pour rendre plus évidente que le jour la non-culpabilité du prince Djalma, déjà si intéressant par ses malheurs et par ses nobles qualités. Certes, ai-je ajouté, lorsque hier je me suis hâté de venir apprendre au gouverneur que l’on trouverait les Phansegars rassemblés dans les ruines de Tchandi, j’étais loin de m’attendre à ce qu’on confondrait avec eux le fils adoptif du général Simon, excellent homme, avec qui j’ai eu depuis quelque temps les plus honorables relations. Il faut donc à tout prix découvrir le mystère inconcevable qui a jeté Djalma dans cette dangereuse position, et je suis, ai-je encore dit, tellement sûr qu’il n’est pas coupable, que dans son intérêt je ne demande aucune grâce, il aura assez de courage et de dignité pour attendre patiemment en prison le jour de la justice.
 
« Or, dans tout ceci, vous le voyez, je vous disais vrai, je n’avais pas à me reprocher le moindre mensonge, car personne au monde n’est plus convaincu que moi de l’innocence de Djalma.
 
« Le gouverneur m’a répondu, comme je m’y attendais, que moralement il était aussi certain que moi de l’innocence du jeune prince, qu’il aurait pour lui les plus grands égards ; mais qu’il fallait que la justice eût son cours, parce que c’était le seul moyen de démontrer la fausseté de l’accusation et de découvrir par quelle incompréhensible fatalité ce signe mystérieux se trouvait tatoué sur le bras de Djalma… Mahal le contrebandier, qui seul pourrait édifier la justice à ce sujet, aura dans une heure quitté Batavia pour se rendre à bord du Ruyter, qui le conduira en Égypte ; car il doit remettre au capitaine un mot de moi qui certifie que Mahal est bien la personne dont j’ai payé et arrêté le passage. En même temps, il portera à bord ce long mémoire ; car le Ruyter doit partir dans une heure, et la dernière levée des lettres pour l’Europe s’est faite hier soir. Mais j’ai voulu voir ce matin le gouverneur avant de fermer ces dépêches.
 
« Voici donc le prince Djalma retenu forcément ici pendant un mois ; cette occasion du Ruyter perdue, il est matériellement impossible que le jeune Indien soit en France avant le 13 février de l’an prochain.
 
« Vous le voyez… vous avez ordonné, j’ai aveuglément agi selon les moyens dont je pouvais disposer, ne considérant que la fin qui les justifiera, car il s’agissait, m’avez-vous dit, d’un intérêt immense pour la Société. Entre vos mains j’ai été ce que nous devons être entre les mains de nos supérieurs… un instrument… puisque, à la plus grande gloire de Dieu, nos supérieurs font de nous, quant à la volonté, des cadavres[1].
 
Laissons donc nier notre accord et notre puissance : les temps nous semblent contraires, mais les événements changent seuls ; nous, nous ne changeons pas.
 
« Obéissance et courage, secret et patience, ruse et audace, union et dévouement entre nous, qui avons pour patrie le monde, pour famille nos frères, et pour reine Rome.
 
J. V. »
 
* * * *
 
À dix heures du matin environ, Mahal le contrebandier partit, avec cette dépêche cachetée, pour se rendre à bord du Ruyter. Une heure après, le corps de Mahal le contrebandier, étranglé à la mode des Phansegars, était caché dans les joncs sur le bord d’une grève déserte, où il était allé chercher sa barque pour rejoindre le Ruyter. Lorsque plus tard, après le départ de ce bâtiment, on retrouva le cadavre du contrebandier, M. Josué fit en vain chercher sur lui la volumineuse dépêche dont il l’avait chargé. On ne retrouva pas non plus la lettre que Mahal devait remettre au capitaine du Ruyter afin d’être reçu comme passager.
 
Enfin, les fouilles et les battues ordonnées et exécutées dans le pays pour y découvrir Faringhea furent toujours vaines. Jamais on ne vit à Java le dangereux chef des Étrangleurs.
 


[1] On sait que la doctrine de l’obéissance passive et absolue, principal pivot de la Société de Jésus, se résume par ces terribles mots de Loyola mourant : Tout membre de l’ordre sera, dans les mains de ses supérieurs, COMME UN CADAVRE (perinde ac cadaver).