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| 1.02 - Le voyageur
Pendant que la scène précédente se passait à l’auberge du Faucon Blanc à Mockern, les trois personnes dont Morok, le dompteur de bêtes, attendait si ardemment l’arrivée, s’avançaient paisiblement au milieu des riantes prairies, bordées d’un côté par une rivière dont le courant faisait tourner un moulin, et, de l’autre, par la grande route conduisant au village de Mockern, situé à une lieue environ, au sommet d’une colline assez élevée. Le ciel était d’une sérénité superbe ; le bouillonnement de la rivière, battue par la roue du moulin et ruisselante d’écume, interrompait seul le silence de cette soirée d’un calme profond ; des saules touffus, penchés sur les eaux, y jetaient leurs ombres vertes et transparentes, tandis que plus loin la rivière réfléchissait si splendidement le bleu du zénith et les teintes enflammées du couchant que, sans les collines qui la séparaient du ciel, l’or, l’azur de l’onde se fussent confondus dans une nappe éblouissante avec l’or et l’azur du firmament. Les grands roseaux du rivage courbaient leurs aigrettes de velours noir sous le léger souffle de la brise qui s’élève souvent à la fin du jour ; car le soleil disparaissait lentement derrière une large bande de nuages pourpres, frangés de feu… L’air vif et sonore apportait le tintement lointain des clochettes d’un troupeau. À travers un sentier frayé dans l’herbe de la prairie, deux jeunes filles, presque deux enfants, car elles venaient d’avoir quinze ans, chevauchaient sur un cheval blanc de taille moyenne, assises dans une large selle à dossier où elles tenaient aisément toutes deux, car elles étaient de taille mignonne et délicate. Un homme de grande taille, à figure basanée, à longues moustaches grises, conduisait le cheval par la bride, et se retournait de temps à autre vers les jeunes filles avec un air de sollicitude à la fois respectueuse et paternelle ; il s’appuyait sur un long bâton ; ses épaules encore robustes portaient un sac de soldat ; sa chaussure poudreuse, ses pas un peu traînants annonçaient qu’il marchait depuis longtemps. Un de ces chiens que les peuplades du nord de la Sibérie attellent aux traîneaux, vigoureux animal, à peu près de la taille, de la forme et du pelage d’un loup, suivait scrupuleusement le pas du conducteur de la petite caravane, ne quittant pas, comme on dit vulgairement, les talons de son maître. Rien de plus charmant que le groupe des deux jeunes filles. L’une d’elles tenait de sa main gauche les rênes flottantes, et de son bras droit entourait la taille de sa sœur endormie, dont la tête reposait sur son épaule. Chaque pas du cheval imprimait à ces deux corps souples une ondulation pleine de grâce, et balançait leurs petits pieds appuyés sur une palette de bois servant d’étrier. Ces deux sœurs jumelles s’appelaient, par un doux caprice maternel, Rose et Blanche : alors elles étaient orphelines, ainsi que le témoignaient leurs tristes vêtements de deuil à demi usés. D’une ressemblance extrême, d’une taille égale, il fallait une constante habitude de les voir pour distinguer l’une de l’autre. Le portrait de celle qui ne dormait pas pourrait donc servir pour toutes deux ; la seule différence qu’il y eût entre elles en ce moment, c’était que Rose veillait et remplissait ce jour-là les fonctions d’aînée, fonctions ainsi partagées, grâce à une imagination de leur guide : vieux soldat de l’Empire, fanatique de la discipline, il avait jugé à propos d’alterner ainsi entre les deux orphelines la subordination et le commandement. Greuze se fût inspiré à la vue de ces deux jolis visages, coiffés de béguins de velours noir, d’où s’échappait une profusion de grosses boucles de cheveux châtain clair, ondoyant sur le cou, sur leurs épaules, et encadrant leurs joues rondes, fermes, vermeilles et satinées ; un œillet rouge, humide de rosée, n’était pas d’un incarnat plus velouté que leurs lèvres fleuries ; le tendre bleu de la pervenche eût semblé sombre auprès du limpide azur de leurs grands yeux, où se peignaient la douceur de leur caractère et l’innocence de leur âge ; un front pur et blanc, un petit nez rose, une fossette au menton achevaient de donner à ces gracieuses figures un adorable ensemble de candeur et de bonté charmante. Il fallait encore les voir lorsque, à l’approche de la pluie ou de l’orage, le vieux soldat les enveloppait soigneusement toutes les deux dans une grande pelisse de peau de renne, et rabattait sur leurs têtes le vaste capuchon de ce vêtement imperméable ; alors, rien de plus ravissant que ces deux petites figures fraîches et souriantes, abritées sous ce camail de couleur sombre. Mais la soirée était belle et calme ; le lourd manteau se drapait autour des genoux des deux sœurs, et son capuchon retombait sur le dossier de la selle. Rose, entourant toujours de son bras droit la taille de sa sœur endormie, la contemplait avec une expression de tendresse ineffable, presque maternelle… car ce jour-là Rose était l’aînée, et une sœur aînée est déjà une mère. Non seulement les deux jeunes filles s’idolâtraient, mais, par un phénomène psychologique fréquent chez les êtres jumeaux, elles étaient presque toujours simultanément affectées ; l’émotion de l’une se réfléchissait à l’instant sur la physionomie de l’autre ; une même cause les faisait tressaillir et rougir, tant leurs jeunes cœurs battaient à l’unisson ; enfin, joies ingénues, chagrins amers, tout entre elles était mutuellement ressenti et aussitôt partagé. Dans leur enfance, atteintes à la fois d’une maladie cruelle, comme deux fleurs sur une même tige, elles avaient plié, pâli, langui ensemble, mais ensemble aussi elles avaient retrouvé leurs fraîches et pures couleurs. Est-il besoin de dire que ces liens mystérieux, indissolubles, qui unissaient les deux jumelles, n’eussent pas été brisés sans porter une mortelle atteinte à l’existence de ces pauvres enfants ? Ainsi, ces charmants couples d’oiseaux, nommés inséparables, ne pouvant vivre que d’une vie commune, s’attristent, souffrent, se désespèrent et meurent lorsqu’une main barbare les éloigne l’un de l’autre. Le conducteur des orphelines, homme de cinquante ans environ, d’une tournure militaire, offrait le type immortel des soldats de la République et de l’Empire, héroïques enfants du peuple, devenus en une campagne les premiers soldats du monde, pour prouver au monde ce que peut, ce que vaut, ce que fait le peuple, lorsque ses vrais élus mettent en lui leur confiance, leur force et leur espoir. Ce soldat, guide des deux sœurs, ancien grenadier à cheval de la garde impériale, avait été surnommé Dagobert ; sa physionomie grave et sérieuse était durement accentuée ; sa moustache grise, longue et fournie, cachait complètement sa lèvre inférieure et se confondait avec une large impériale lui couvrant presque le menton ; ses joues maigres, couleur de brique, et tannées comme du parchemin, étaient soigneusement rasées ; d’épais sourcils, encore noirs, couvraient presque ses yeux d’un bleu clair ; ses boucles d’oreilles d’or descendaient jusque sur son col militaire à liseré blanc ; une ceinture de cuir serrait autour de ses reins sa houppelande de gros drap gris, et un bonnet de police bleu à flamme rouge, tombant sur l’épaule gauche, couvrait sa tête chauve. Autrefois, doué d’une force d’hercule, mais ayant toujours un cœur de lion, bon et patient, parce qu’il était courageux et fort, Dagobert, malgré la rudesse de sa physionomie, se montrait, pour les orphelines, d’une sollicitude exquise, d’une prévenance inouïe, d’une tendresse adorable, presque maternelle… Oui, maternelle ! car pour l’héroïsme de l’affection, cœur de mère, cœur de soldat. D’un calme stoïque, comprimant toute émotion, l’inaltérable sang-froid de Dagobert ne se démentait jamais ; aussi, quoique rien ne fût moins plaisant que lui, il devenait quelquefois d’un comique achevé, en raison même de l’imperturbable sérieux qu’il apportait à toute chose. De temps en temps, et tout en cheminant, Dagobert se retournait pour donner une caresse ou dire un mot amical au bon cheval blanc qui servait de monture aux orphelines, et dont les salières, les longues dents trahissaient l’âge respectable ; deux profondes cicatrices, l’une au flanc, l’autre au poitrail, prouvaient que ce cheval avait assisté à de chaudes batailles ; aussi n’était-ce pas sans une apparence de fierté qu’il secouait parfois sa vieille bride militaire, dont la bossette de cuivre offrait encore un aigle en relief ; son allure était régulière, prudente et ferme ; son poil vif, son embonpoint médiocre, l’abondante écume qui couvrait son mors témoignaient de cette santé que les chevaux acquièrent par le travail continu mais modéré d’un long voyage à petites journées ; quoiqu’il fût en route depuis plus de six mois, ce pauvre animal portait aussi allègrement qu’au départ les deux orphelines et une assez lourde valise attachée derrière leur selle. Si nous avons parlé de la longueur démesurée des dents de ce cheval (signe irrécusable de grande vieillesse), c’est qu’il les montrait souvent dans l’unique but de rester fidèle à son nom (il se nommait Jovial) et de faire une assez mauvaise plaisanterie dont le chien était victime. Ce dernier, sans doute par contraste, nommé Rabat-Joie, ne quittant pas les talons de son maître, se trouvait à la portée de Jovial, qui de temps à autre le prenait délicatement par la peau du dos, l’enlevait et le portait ainsi quelques instants ; le chien, protégé par son épaisse toison, et sans doute habitué depuis longtemps aux facéties de son compagnon, s’y soumettait avec une complaisance stoïque ; seulement, quand la plaisanterie lui avait paru d’une suffisante durée, Rabat-Joie tournait la tête en grondant. Jovial l’entendait à demi-mot, et s’empressait de le remettre à terre. D’autres fois, sans doute pour éviter la monotonie, Jovial mordillait légèrement le havresac du soldat, qui semblait, ainsi que son chien, parfaitement habitué à ces joyeusetés. Ces détails feront juger de l’excellent accord qui régnait entre les deux sœurs jumelles, le vieux soldat, le cheval et le chien. La petite caravane s’avançait, assez impatiente d’atteindre avant la nuit le village de Mockern, que l’on voyait au sommet de la côte. Dagobert regardait par moments autour de lui, et semblait rassembler ses souvenirs : peu à peu ses traits s’assombrirent lorsqu’il fut à peu de distance du moulin dont le bruit avait attiré son attention, il s’arrêta, et passa à plusieurs reprises ses longues moustaches entre son pouce et son index, seul signe qui révélât chez lui une émotion forte et concentrée. Jovial ayant fait un brusque temps d’arrêt derrière son maître, Blanche, éveillée en sursaut par ce brusque mouvement, redressa la tête ; son premier regard chercha sa sœur, à qui elle sourit doucement ; puis toutes deux échangèrent un signe de surprise à la vue de Dagobert immobile, les mains jointes sur son long bâton, et paraissant en proie à une émotion pénible et recueillie… Les orphelines se trouvaient alors au pied d’un tertre peu élevé, dont le faîte disparaissait sous le feuillage épais d’un chêne immense planté à mi-côte de ce petit escarpement. Rose, voyant Dagobert toujours immobile et pensif, se pencha sur sa selle, et, appuyant sa petite main blanche sur l’épaule du soldat, qui lui tournait le dos, elle lui dit doucement : – Qu’as-tu donc Dagobert ? Le vétéran se retourna ; au grand étonnement des deux sœurs, elles virent une grosse larme qui, après avoir tracé son humide sillon sur sa joue tannée, se perdait dans son épaisse moustache. – Tu pleures… toi !!! s’écrièrent Rose et Blanche profondément émues. Nous t’en supplions… dis-nous ce que tu as… Après un moment d’hésitation, le soldat passa sur ses yeux sa main calleuse et dit aux orphelines d’une voix émue, en leur montrant le chêne centenaire auprès duquel elles se trouvaient : – Je vais vous attrister, mes pauvres enfants… mais pourtant c’est comme sacré… ce que je vais vous dire… Eh bien ! il y a dix-huit ans… la veille de la grande bataille de Leipzig, j’ai porté votre père au pied de cet arbre… il avait deux coups de sabre sur la tête… un coup de feu à l’épaule… C’est ici que lui et moi, qui avais deux coups de lance pour ma part, nous avons été faits prisonniers… et par qui encore ? par un renégat… oui, par un Français, un marquis émigré, colonel au service des Russes… Enfin, un jour… vous saurez tout cela… Puis, après un silence, le vétéran, montrant du bout de son bâton le village de Mockern, ajouta : – Oui… oui, je m’y reconnais, voilà les hauteurs où votre brave père, qui nous commandait, nous et les Polonais de la garde, a culbuté les cuirassiers russes après avoir enlevé une batterie… Ah ! mes enfants, ajouta naïvement le soldat, il aurait fallu le voir, votre brave père, à la tête de notre brigade de grenadiers à cheval, lancer une charge à fond au milieu d’une grêle d’obus ! Il n’y avait rien de beau comme lui. Pendant que Dagobert exprimait à sa manière ses regrets et ses souvenirs, les deux orphelines, par un mouvement spontané, se laissèrent légèrement glisser de cheval, et, se tenant par la main, allèrent s’agenouiller au pied du vieux chêne. Puis, là, pressées l’une contre l’autre, elles se mirent à pleurer, pendant que, debout derrière elles, le soldat, croisant ses mains sur son long bâton, y appuyait son front chauve. – Allons… allons, il ne faut pas vous chagriner, dit-il doucement, au bout de quelques minutes, en voyant des larmes couler sur les joues vermeilles de Rose et Blanche toujours à genoux ; peut-être retrouverons-nous le général Simon à Paris, ajouta-t-il ; je vous expliquerai cela ce soir à la couchée… J’ai voulu exprès attendre ce jour-ci pour vous apprendre bien des choses sur votre père ; c’était une idée à moi… parce que ce jour est comme un anniversaire. – Nous pleurons, parce que nous pensons aussi à notre mère, dit Rose. – À notre mère, que nous ne reverrons plus que dans le ciel, ajouta Blanche. Le soldat releva les orphelines, les prit par la main, et les regardant tour à tour avec une expression d’ineffable attachement, rendue plus touchante encore par le contraste de sa rude figure : – Il ne faut pas vous chagriner ainsi, mes enfants. Votre mère était la meilleure des femmes, c’est vrai… Quand elle habitait la Pologne, on l’appelait la Perle de Varsovie ; c’était la perle du monde entier qu’on aurait dû dire… car dans le monde entier on n’aurait pas trouvé sa pareille… Non… non. La voix de Dagobert s’altérait ; il se tut, et passa ses longues moustaches entre son pouce et son index, selon son habitude. – Écoutez, mes enfants, reprit-il après avoir surmonté son attendrissement, votre mère ne pouvait vous donner que les meilleurs conseils, n’est-ce pas ? – Oui, Dagobert. – Eh bien ! qu’est-ce qu’elle vous a recommandé avant de mourir ? De penser souvent à elle, mais sans vous attrister. – C’est vrai ; elle nous a dit que Dieu, toujours bon pour les pauvres mères dont les enfants restent sur terre, lui permettrait de nous entendre du haut du ciel, dit Blanche. – Et qu’elle aurait toujours les yeux ouverts sur nous, ajouta Rose. Puis les deux sœurs, par un mouvement spontané rempli d’une grâce touchante, se prirent par la main, tournèrent vers le ciel leurs regards ingénus, et dirent avec l’adorable foi de leur âge : – N’est-ce pas, mère… tu nous vois ?… tu nous entends ?… – Puisque votre mère vous voit et vous entend, dit Dagobert ému, ne lui faites donc plus de chagrin en vous montrant tristes… Elle vous l’a défendu. – Tu as raison, Dagobert, nous n’aurons plus de chagrin. Et les orphelines essuyèrent leurs yeux. Dagobert, au point de vue dévot, était un vrai païen ; en Espagne, il avait sabré avec une extrême sensualité ces moines de toutes robes et de toutes couleurs qui, portant le crucifix d’une main et le poignard de l’autre, défendaient, non la liberté (l’inquisition la bâillonnait depuis des siècles), mais leurs monstrueux privilèges. Pourtant, Dagobert avait depuis quarante ans assisté à des spectacles d’une si terrible grandeur, il avait tant de fois vu la mort de près, que l’instinct de religion naturelle, commun à tous les cœurs simples et honnêtes, avait toujours surnagé dans son âme. Aussi, quoiqu’il ne partageât point la consolante illusion des deux sœurs, il eût regardé comme un crime d’y porter la moindre atteinte. Les voyant moins tristes, il reprit : – À la bonne heure, mes enfants, j’aime mieux vous entendre babiller comme vous faisiez ce matin et hier… en riant sous cape de temps en temps, et ne me répondant pas à ce que je vous disais… tant vous étiez occupées de votre entretien… Oui, oui, mesdemoiselles… voilà deux jours que vous paraissez avoir de fameuses affaires ensemble… Tant mieux, surtout si cela vous amuse. Les deux sœurs rougirent, échangèrent un demi-sourire qui contrasta avec les larmes qui remplissaient encore leurs yeux, et Rose dit au soldat avec un peu d’embarras : – Mais non, je t’assure, Dagobert, nous parlions de choses sans conséquence. – Bien, bien, je ne veux rien savoir… Ah ça ! reposez-vous quelques moments encore, et puis en route ; car il se fait tard, et il faut que nous soyons à Mockern avant la nuit… pour nous remettre en route demain matin de bonne heure. – Nous avons encore bien, bien du chemin ? demanda Rose. – Pour aller jusqu’à Paris ?… Oui, mes enfants, une centaine d’étapes… nous n’allons pas vite, mais nous avançons… nous voyageons à bon marché, car notre bourse est petite ; un cabinet pour vous, une paillasse et une couverture pour moi à votre porte avec Rabat-Joie sur mes pieds, une litière de paille fraîche pour le vieux Jovial, voilà nos frais de route ; je ne parle pas de la nourriture, parce que vous mangez à vous deux comme une souris, et que j’ai appris en Égypte et en Espagne à n’avoir faim que quand ça se pouvait… – Et tu ne dis pas que, pour économiser davantage encore, tu veux faire toi-même notre petit ménage en route, et que tu ne nous laisses jamais t’aider. – Enfin, bon Dagobert, quand on pense que tu savonnes presque chaque soir à la couchée… comme si ce n’était pas nous… qui… – Vous ! dit le soldat en interrompant Blanche ; je vais vous laisser gercer vos jolies petites mains dans l’eau de savon, n’est-ce pas ? D’ailleurs, est-ce qu’en campagne un soldat ne savonne pas son linge ? Tel que vous me voyez, j’étais la meilleure blanchisseuse de mon escadron… et comme je repasse, hein ? sans me vanter. – Le fait est que tu repasses très bien, très bien… – Seulement tu roussis quelquefois… dit Rose en souriant. – Quand le fer est trop chaud, c’est vrai… Dame… j’ai beau l’approcher de ma joue… ma peau est si dure que je ne sens pas le trop de chaleur… dit Dagobert avec un sérieux imperturbable. – Tu ne vois pas que nous plaisantons, bon Dagobert. – Alors, mes enfants, si vous trouvez que je fais bien mon métier de blanchisseuse, continuez-moi votre pratique, c’est moins cher, et en route il n’y a pas de petite économie, surtout pour de pauvres gens comme nous ; car il faut au moins que nous ayons de quoi arriver à Paris… Nos papiers et la médaille que vous portez feront le reste : il faut l’espérer du moins… – Cette médaille est sacrée pour nous… notre mère nous l’a donnée en mourant… – Aussi, prenez bien garde de la perdre, assurez-vous de temps en temps que vous l’avez. – La voilà, dit Blanche. Et elle tira de son corsage une petite médaille de bronze qu’elle portait au cou, suspendue par une chaînette de même métal. Cette médaille offrait sur ses deux faces les inscriptions ci-dessous : – Qu’est-ce que cela signifie, Dagobert ? reprit Blanche en considérant ces lugubres inscriptions. Notre mère n’a pu nous le dire. – Nous parlerons de tout cela ce soir à la couchée, répondit Dagobert ; il se fait tard, partons ; serrez bien cette médaille… et en route ! nous avons près d’une heure de marche avant d’arriver à l’étape… Allons, mes pauvres enfants, encore un coup d’œil à ce tertre où votre brave père est tombé… et à cheval ! à cheval ! Les deux orphelines jetèrent un dernier et pieux regard sur la place qui avait rappelé de si pénibles souvenirs à leur guide, et, avec son aide, remontèrent sur Jovial. Ce vénérable animal n’avait pas songé un moment à s’éloigner ; mais, en vétéran d’une prévoyance consommée, il avait provisoirement mis les moments à profit en prélevant sur le sol étranger une large dîme d’herbe verte et tendre, le tout aux regards quelque peu envieux de Rabat-Joie, commodément établi sur le pré, son museau allongé entre ses deux pattes de devant ; au signal du départ, le chien reprit son poste derrière son maître. Dagobert, sondant le terrain du bout de son long bâton, conduisit le cheval par la bride avec précaution, car la prairie devenait de plus en plus marécageuse ; au bout de quelques pas, il fut obligé d’obliquer vers la gauche, afin de rejoindre la grand’route. Dagobert ayant demandé, en arrivant à Mockern, la plus modeste auberge du village, on lui répondit qu’il n’y en avait qu’une : l’auberge du Faucon Blanc. – Allons donc à l’auberge du Faucon Blanc, avait répondu le soldat.
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