Le Juif Errant

| 16.06 - Le combat singulier.

 

 

 

Deux ou trois fois, un des garçons du restaurant était venu, sans que les convives l’eussent remarqué, parler à voix basse à ses camarades, en leur montrant d’un geste expressif le plafond de la salle du festin ; mais ses camarades n’avaient nullement tenu compte de ses observations ou de ses craintes, ne voulant pas sans doute déranger les convives, dont la folle gaieté semblait aller toujours croissant.
 
– Qui doutera maintenant de la supériorité de notre manière de traiter cet impertinent choléra ? A-t-il osé atteindre notre bataillon sacré ? dit un magnifique Turc-saltimbanque, l’un des porte-bannière de la mascarade.
 
– Voilà tout le mystère, reprit un autre. C’est bien simple. Éclatez de rire au nez du bonhomme fléau, et il vous tourne aussitôt les talons.
 
– Il se rend justice, car c’est joliment bête ce qu’il fait, ajouta une jolie petite Pierrette en vidant lestement son verre.
 
– Tu as raison, Chouchoux, c’est bête, et archibête, reprit le Pierrot de la Pierrette ; car enfin vous êtes là, bien tranquille, jouissant du bonheur de la vie et tout d’un coup, après une atroce grimace, vous mourez… Eh bien ! après ? comme c’est malin ! comme c’est drôle ! Je vous demande un peu ce que ça prouve.
 
– Ça prouve, reprit un illustre peintre romantique, déguisé en Romain de l’école de David, ça prouve que le choléra est un pitoyable coloriste, car sa palette n’a qu’un ton, un mauvais ton verdâtre… Évidemment le drôle a étudié cet assommant Jacobus, le roi des peintres classiques, fléau d’une autre espèce…
 
– Pourtant, maître, ajouta respectueusement un élève du grand peintre, j’ai vu des cholériques dont les convulsions avaient assez de tournure et dont l’agonie ne manquait pas de chic !
 
– Messieurs ! s’écria un sculpteur non moins célèbre, résumons la question. Le choléra est un détestable coloriste. Mais c’est un crâne dessinateur… il vous anatomise la charpente d’une rude façon. Tudieu ! comme il vous décharne ! Auprès de lui Michel-Ange ne serait qu’un écolier.
 
– Accordé… cria-t-on tout d’une voix. Le choléra peu coloriste… mais crâne dessinateur !
 
– Du reste, messieurs, reprit Nini-Moulin avec une gravité comique, il y a dans ce fléau une polissonne de leçon providentielle… comme dirait le grand Bossuet…
 
– La leçon ! la leçon !
 
– Oui, messieurs… Il me semble entendre une voix d’en haut qui nous crie : « Buvez du meilleur, videz votre bourse et embrassez la femme de votre prochain… car vos heures sont peut-être comptées… malheureux !!! »
 
Ce disant, la Silène orthodoxe profita d’un moment de distraction de Mlle Modeste, sa voisine, pour cueillir sur la joue fleurie de l’Amour un gros et bruyant baiser.
 
L’exemple fut contagieux, un vrai cliquetis de baisers vint se mêler aux éclats de rire.
 
– Tubleu ! vertubleu ! ventredieu ! s’écria le grand peintre en menaçant gaiement Nini-Moulin, vous êtes bien heureux que ce soit peut-être demain la fin du monde, sans cela je vous chercherais querelle pour avoir embrassé l’Amour, qui est mes amours.
 
– C’est ce qui vous démontre, ô Rubens, ô Raphaël que vous êtes, les mille avantages du choléra, que je proclame essentiellement sociable et caressant.
 
– Et philanthrope donc ! dit un convive ; grâce à lui, les créanciers soignent la santé de leurs débiteurs… Ce matin, un usurier, qui s’intéresse particulièrement à mon existence, m’a apporté toutes sortes de drogues anticholériques.
 
– Et moi donc ! dit l’élève du grand peintre, mon tailleur voulait me forcer à porter une ceinture de flanelle sur la peau parce que je lui dois mille écus ; à cela je lui ai répondu : « Ô tailleur, donnez-moi quittance, et je m’enflanelle pour vous conserver ma pratique, puisque vous y tenez tant. »
 
– Ô Choléra ! je bois à toi, reprit Nini-Moulin en manière d’invocation grotesque ; tu n’es pas le désespoir ; au contraire, tu symbolises l’espérance… oui, l’espérance. Combien de maris, combien de femmes ne comptaient que sur un numéro, hélas ! trop incertain, de la loterie du veuvage ! Tu parais, et les voilà ragaillardis ; grâce à toi, ô complaisant fléau, ils voient centupler leurs chances de liberté.
 
– Et les héritiers donc, quelle reconnaissance ! Un refroidissement, un lest, un rien… et crac, en une heure, voilà un oncle ou un collatéral passé à l’état de bienfaiteur vénéré.
 
– Et les gens qui ont le tic d’en vouloir toujours aux places des autres ! quel fameux compère ils vont trouver dans le choléra !
 
– Et comme ça va rendre vrais bien des serments de constance ! dit sentimentalement Mlle Modeste ; combien de gredins ont juré à une douce et faible femme de l’aimer pour la vie, et qui ne s’attendaient pas, les Bédouins, à être aussi fidèles à leur parole !
 
– Messieurs, s’écria Nini-Moulin, puisque nous voilà peut-être à la veille de la fin du monde, comme dit le célèbre peintre que voici, je propose de jouer au monde renversé : je demande que ces dames nous agacent, qu’elles nous provoquent, qu’elles nous lutinent, qu’elles nous dérobent des baisers, qu’elles prennent toutes sortes de licences avec nous, et à la rigueur, ma foi, tant pis !… on n’en meurt pas, à la rigueur, je demande qu’elles nous insultent ; oui, je déclare que je me laisse insulter, que j’invite à m’insulter… Ainsi donc, l’Amour, vous pouvez me favoriser de l’insulte la plus grossière que l’on puisse faire à un célibataire vertueux et pudibond, ajouta l’écrivain religieux en se penchant vers Mlle Modeste, qui le repoussa en riant comme une folle.
 
Une hilarité générale accueillit la proposition saugrenue de Nini-Moulin, et l’orgie prit un nouvel élan.
 
Au milieu de ce tumulte assourdissant, le garçon qui était déjà entré plusieurs fois pour parler bas et d’un air inquiet à ses camarades en leur montrant le plafond, reparut, la figure pâle, altérée ; s’approchant de celui qui remplissait les fonctions de maître d’hôtel, il lui dit tout bas d’une voix émue :
 
– Ils viennent d’arriver…
 
– Qui ?
 
– Vous savez… pour là-haut… et il montra le plafond.
 
– Ah !… dit le maître d’hôtel en devenant soucieux ; et où sont-ils ?
 
– Ils viennent de monter… ils y sont maintenant, ajouta le garçon en secouant la tête d’un air effrayé ; ils y sont.
 
– Que dit le patron ?
 
– Il est désolé… à cause de… et le garçon jeta un coup d’œil circulaire sur les convives ; il ne sait que faire… il m’envoie vers vous…
 
– Et que diable veut-il que je fasse… moi ? dit l’autre en s’essuyant le front ; il fallait s’y attendre, il n’y a pas moyen d’échapper à cela…
 
– Moi, je ne reste pas ici, ça va commencer.
 
– Tu feras aussi bien, car avec ta figure bouleversée tu attires déjà l’attention ; va-t’en, et dis au patron qu’il faut attendre l’événement.
 
Cet incident passa presque inaperçu au milieu du tumulte croissant du joyeux festin.
 
Cependant, parmi les convives, un seul ne riait pas, ne buvait pas, c’était Couche-tout-nu ; l’œil sombre, fixe, il regardait dans le vide ; étranger à ce qui se passait autour de lui, le malheureux songeait à la reine Bacchanal, qui eût été si brillante, si gaie dans une pareille saturnale. Le souvenir de cette créature, qu’il aimait toujours d’un amour extravagant, était la seule pensée qui vînt de temps à autre le distraire de son abrutissement. Chose bizarre ! Jacques n’avait consenti à faire partie de cette mascarade que parce que celle folle journée lui rappelait le dernier jour de fête passé avec Céphyse : ce réveille-matin, à la suite d’une nuit de bal masqué, joyeux repas au milieu duquel la reine Bacchanal, par un étrange pressentiment, avait porté ce toast lugubre à propos du fléau qui, disait-on, se rapprochait de la France :
 
« Au choléra ! avait dit Céphyse : qu’il épargne ceux qui ont envie de vivre, et qu’il fasse mourir ensemble ceux qui ne veulent pas se quitter ! »
 
À ce moment même, songeant à ces tristes paroles, Jacques était péniblement absorbé. Morok, s’apercevant de sa préoccupation, lui dit tout haut :
 
– Ah çà !… tu ne bois plus, Jacques ? Tu as donc assez de vin ? Est-ce de l’eau-de-vie qu’il te faut ?… je vais en demander.
 
– Il ne me faut ni vin ni eau-de-vie… répondit brusquement Jacques.
 
Et il retomba dans une sombre rêverie.
 
– Au fait, tu as raison, reprit Morok d’un ton sardonique, en élevant de plus en plus la voix, tu fais bien de te ménager… j’étais fou de parler d’eau-de-vie… par le temps qui court… il y aurait autant de témérité à se mettre en face d’une bouteille d’eau-de-vie que devant la gueule d’un pistolet chargé.
 
En entendant mettre en doute son courage de buveur, Couche-tout-nu regarda Morok d’un air irrité.
 
– Ainsi, c’est par poltronnerie que je n’ose pas boire d’eau-de-vie ? s’écria ce malheureux, dont l’intelligence, à demi éteinte, se réveillait pour défendre ce qu’il appelait sa dignité ; c’est par poltronnerie que je refuse de boire, hein, Morok ?… Réponds donc.
 
– Allons, mon brave, tous tant que nous sommes, nous avons fait aujourd’hui nos preuves, dit un des convives à Jacques, et vous surtout, qui, étant un peu malade, avez eu le courage d’accepter le rôle du bonhomme Choléra.
 
– Messieurs, reprit Morok, voyant l’attention générale fixée sur lui et sur Couche-tout-nu, je plaisantais, car si le camarade (il montra Jacques) avait eu l’imprudence d’accepter mon offre, il aurait été, non pas intrépide, mais fou… Heureusement il a la sagesse de renoncer à cette forfanterie si dangereuse à cette heure, et je…
 
– Garçon ! dit Couche-tout-nu en interrompant Morok avec une impatience courroucée, deux bouteilles d’eau-de-vie… et deux verres.
 
– Que veux-tu faire ? dit Morok, en feignant une surprise inquiète. Pourquoi ces deux bouteilles d’eau-de-vie ?
 
– Pour un duel ! dit Jacques d’un ton froid et résolu.
 
– Un duel ! s’écria-t-on avec surprise.
 
– Oui… reprit Jacques, un duel… au cognac… Tu prétends qu’il y a autant de danger à se mettre devant une bouteille d’eau-de-vie que devant la gueule d’un pistolet… Prenons chacun une bouteille pleine, l’on verra qui de nous deux reculera.
 
Cette étrange proposition de Couche-tout-nu fut accueillie par les uns avec des cris de joie, par d’autres avec une véritable inquiétude.
 
– Bravo ! les champions de la bouteille ! criaient ceux-ci.
 
– Non ! non ! il y aurait trop de danger dans une pareille lutte, disaient ceux-là.
 
– Ce défi, par le temps qui court… est aussi sérieux qu’un duel… à mort, ajoutait un autre.
 
– Tu entends ? dit Morok avec un sourire diabolique, tu entends, Jacques ?… vois maintenant si tu veux reculer devant le danger ?
 
À ces mots, qui lui rappelaient encore le péril auquel il allait s’exposer, Jacques tressaillit, comme si une idée soudaine lui fût venue à l’esprit ; il redressa fièrement la tête, ses joues se colorèrent légèrement, son regard éteint brilla d’une sorte de satisfaction sinistre, et il s’écria d’une voix ferme :
 
– Mordieu ! garçon, es-tu sourd ? est-ce que je ne t’ai pas demandé deux bouteilles d’eau-de-vie ?
 
– Voilà, monsieur, dit le garçon en sortant presque effrayé de ce qui allait se passer pendant cette lutte bachique.
 
Néanmoins, la folle et périlleuse résolution de Jacques fut applaudie par la majorité.
 
Nini-Moulin se démenait sur une chaise, trépignait et criait à tue-tête :
 
– Bacchus et ma soif !! mon verre et ma pinte !!… les gosiers sont ouverts ? cognac à la rescousse !… Largesse ! largesse !…
 
Et il embrassa Mlle Modeste, en vrai champion de tournoi, ajoutant pour excuser cette liberté :
 
– L’Amour, vous serez la reine de beauté… j’essaye le bonheur du vainqueur !…
 
– Cognac à la rescousse ! répéta-t-on en chœur. Largesse !…
 
– Messieurs, ajouta Nini-Moulin avec enthousiasme, resterons-nous indifférents au noble exemple que nous donne le bonhomme Choléra ? (Il montra Jacques). Il a fièrement dit cognac… répondons-lui glorieusement punch !
 
– Oui, oui, punch !…
 
– Punch à la rescousse !…
 
– Garçon ! cria l’écrivain religieux d’une voix de stentor, garçon ! avez-vous ici une bassine, un chaudron, une cuve, une immensité quelconque… afin d’y confectionner un punch monstre ?
 
– Un punch babylonien.
 
– Un punch lac !
 
– Un punch océan !…
 
Tel fut l’ambitieux crescendo qui suivit la proposition de Nini-Moulin.
 
– Monsieur, répondit le garçon d’un air triomphant, nous avons justement une marmite de cuivre tout fraîchement étamée, elle n’a pas servi, elle tiendrait au moins trente bouteilles.
 
– Apportez la marmite !… dit Nini-Moulin avec majesté.
 
– Vive la marmite ! cria-t-on en chœur.
 
– Mettez dedans vingt bouteilles de kirsch, six pains de sucre, douze citrons, une livre de cannelle, et feu… et feu partout !… feu !… ajouta l’écrivain religieux, en poussant des cris inhumains.
 
– Oui, oui, feu partout ! répéta-t-on en chœur.
 
La proposition de Nini-Moulin donnait un nouvel élan à la gaieté générale ; les propos les plus fous se croisaient et se mêlaient au doux bruit des baisers surpris ou donnés sous le prétexte que l’on n’aurait peut-être pas de lendemain, qu’il fallait se résigner, etc., etc. Soudain, au milieu de l’un de ces moments de silence qui surviennent parfois parmi les plus grands tumultes, on entendit plusieurs coups sourds et mesurés retentir au-dessus de la salle du festin. Tout le monde se tut, et l’on prêta l’oreille.