Le Juif Errant

| 16.61 - Le lit nuptial.

 

 

 

Une douce lumière s’épandant d’une lampe sphérique d’albâtre oriental, suspendue au plafond par trois chaînes d’argent, éclaire faiblement la chambre à coucher d’Adrienne de Cardoville.
 
Le large lit d’ivoire, incrusté de nacre, n’est pas occupé et disparaît à demi sous des flots de mousseline blanche et de valenciennes, légers rideaux diaphanes et vaporeux comme des nuages.
 
Sur la cheminée de marbre blanc, dont le brasier jette des reflets vermeils sur le tapis d’hermine, une grande corbeille est, comme d’habitude, remplie d’un véritable buisson de frais camélias roses à feuilles d’un vert lustré. Une suave odeur aromatique, s’échappant d’une baignoire de cristal remplie d’eau tiède et parfumée, pénètre dans cette chambre, voisine de la salle de bains d’Adrienne.
 
Tout est calme, silencieux au dehors.
 
Il est à peine onze heures du soir.
 
La porte d’ivoire opposée à celle qui conduit à la salle de bains s’ouvre lentement.
 
Djalma paraît.
 
Deux heures se sont écoulées depuis qu’il a commis un double meurtre et qu’il croit avoir tué Adrienne dans un accès de jalouse fureur.
 
Les gens de Mlle de Cardoville, habitués à voir venir Djalma chaque jour, et qui ne l’annonçaient plus, n’ayant pas reçu d’ordre contraire de leur maîtresse, alors occupée dans l’un des salons du rez-de-chaussée, n’ont pas été surpris de la visite de l’Indien.
 
Jamais celui-ci n’était entré dans la chambre à coucher de la jeune fille ; mais sachant que l’appartement particulier qu’elle occupait se trouvait au premier étage de la maison, il y était facilement arrivé. Au moment où il entra dans ce sanctuaire virginal, la physionomie de Djalma était assez calme, tant il se contraignait puissamment ; à peine une légère pâleur ternissait-elle la brillante couleur ambrée de son teint… Il portait ce jour-là une robe de cachemire pourpre rayée d’argent, de sorte que l’on n’apercevait pas plusieurs taches de sang qui avaient jailli sur l’étoffe lorsqu’il avait frappé la jeune fille aux cheveux d’or et Agricol Baudoin.
 
Djalma ferma la porte sur lui, et jeta au loin son turban blanc car il lui semblait qu’un cercle de fer brûlant étreignait son front ; ses cheveux d’un noir bleu encadraient son pâle et beau visage ; croisant ses bras sur sa poitrine, il regarda autour de lui.
 
Lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur le lit d’Adrienne, il fit un pas, tressaillit brusquement, et son visage s’empourpra ; mais passant sa main sur son front, il baissa la tête, et demeura quelques instants rêveur et immobile comme une statue…
 
Après quelques instants d’une morne et sombre méditation, Djalma tomba à genoux en levant sa tête vers le ciel.
 
Le visage de l’Indien, ruisselant alors de larmes, ne révélait aucune passion violente ; on ne lisait sur ses traits ni la haine, ni le désespoir, ni la joie féroce de la vengeance assouvie ; mais si cela peut se dire, l’expression d’une douleur à la fois naïve et immense…
 
Pendant quelques minutes les sanglots étouffèrent Djalma ; les pleurs inondèrent ses joues.
 
– Morte !… morte !… murmura-t-il d’une voix étouffée, morte !… elle qui, ce matin encore, reposait si heureuse dans cette chambre, je l’ai tuée. Maintenant qu’elle est morte, que me fait sa trahison ? Je ne devais pas la tuer pour cela… Elle m’avait trahi… elle aimait cet homme que j’ai aussi frappé… elle l’aimait… C’est que, hélas ! je n’avais pas su me faire préférer, ajouta-t-il avec une résignation pleine d’attendrissement et de remords. Moi, pauvre enfant, à demi barbare… en quoi pouvais-je mériter son cœur ?… quels droits ?… quel charme ? Elle ne m’aimait pas ! c’était ma faute… et elle, toujours généreuse, me cachait son indifférence sous des dehors d’affection… pour ne pas me rendre trop malheureux… et pour cela je l’ai tuée… Son crime, où est-il ? n’était-elle pas venue librement à moi ?… ne m’avait-elle pas ouvert sa demeure ? ne m’avait-elle pas permis de passer des jours près d’elle… seul avec elle ?… Sans doute… elle voulait m’aimer, et elle n’a pas pu… Moi, je l’aimais de toutes les forces de mon âme ; mais mon amour n’était pas celui qu’il fallait… à son cœur… et pour cela, je ne devais pas la tuer. Mais un fatal vertige m’a saisi… et, après le crime… je me suis éveillé comme d’un songe… et ce n’est pas un songe, hélas !… je l’ai tuée… Et pourtant, jusqu’à ce soir, que de bonheur je lui ai dû !… que d’espérances ineffables… que de longs enivrements !… Et comme elle avait… rendu… mon cœur meilleur, plus noble, plus généreux !… Cela venait d’elle… cela me restait, au moins, ajouta l’Indien en redoublant de sanglots. Ce trésor du passé… personne ne pouvait me le reprendre, cela devait me consoler !… Mais pourquoi penser à cela ?… elle et cet homme… je les ai frappés tous deux… meurtre lâche et sans lutte… férocité de tigre, qui rugit et déchire une proie innocente…
 
Et Djalma cacha son visage dans ses mains avec douceur ; puis il reprit en essuyant ses larmes :
 
– Je sais bien que je vais me tuer aussi… mais ma mort ne lui rendra pas la vie, à elle…
 
Et, se relevant avec peine, Djalma tira de sa ceinture le poignard sanglant de Faringhea, prit dans la monture de cette arme le flacon de cristal contenant le poison, et jeta la lame sanglante sur le tapis d’Adrienne, dont la blancheur immaculée fut légèrement rougie.
 
– Oui, reprit Djalma en serrant le flacon dans sa main convulsive, oui, je le sais bien, je vais me tuer ; je le dois… sang pour sang ; ma mort la vengera… Comment se fait-il que le fer ne se soit pas retourné contre moi… quand je l’ai frappée ?… Je ne sais… mais enfin, elle est morte… de ma main… Heureusement, j’ai le cœur rempli de remords, de douleur et d’une inexprimable tendresse pour elle ; aussi j’ai voulu venir mourir ici… ici, dans cette chambre, reprit-il d’une voix altérée, dans ce ciel de mes brûlantes visions…
 
Puis il s’écria avec un accent déchirant, en cachant sa figure dans ses mains :
 
– Et morte !… morte !…
 
Après quelques sanglots, il reprit d’une voix ferme :
 
– Allons ! moi aussi je vais être bientôt mort… non, je veux mourir lentement, pas bientôt… – et d’un regard assuré il regarda le flacon. – Ce poison peut être foudroyant, et peut être aussi d’un effet moins rapide, mais toujours sûr, m’a dit Faringhea. Pour cela, quelques gouttes suffisent… il me semble que lorsque je serai certain de mourir… mes remords seront moins affreux… Hier, lorsqu’en me quittant, elle m’a serré la main… qui m’aurait dit cela pourtant ?
 
Et l’Indien porta résolument le flacon à ses lèvres. Après avoir bu quelques gouttes de la liqueur qu’il contenait, il le replaça sur une petite table d’ivoire placée auprès du lit d’Adrienne.
 
– Cette liqueur est âcre et brûlante, dit-il ; maintenant, je suis certain de mourir… Oh ! que j’aie du moins le temps de m’enivrer encore de la vue et du parfum de cette chambre… que je puisse reposer ma tête mourante sur ce lit où a reposé la sienne…
 
Et Djalma tomba agenouillé devant le lit, où il appuya son front brûlant.
 
À ce moment la porte d’ivoire qui communiquait à la salle de bains roula doucement sur ses gonds, et Adrienne entra…
 
La jeune fille venait de renvoyer ses femmes qui avaient assisté à sa toilette de nuit.
 
Elle portait un long peignoir de mousseline d’une éblouissante blancheur ; ses cheveux d’or, coquettement tressés pour la nuit en petites nattes, formaient ainsi deux larges bandeaux qui donnaient à sa ravissante figure un caractère d’une juvénilité charmante ; son teint de neige était légèrement animé par la tiède moiteur du bain parfumé où elle se plongeait quelques instants chaque soir.
 
Lorsqu’elle ouvrit la porte d’ivoire et qu’elle posa son petit pied rose et nu, chaussé d’une mule de satin blanc, sur le tapis d’hermine, Adrienne était d’une resplendissante beauté ; le bonheur éclatait dans ses yeux, sur son front, dans son maintien… toutes les difficultés relatives à la forme de l’union qu’elle voulait contracter étaient résolues, dans deux jours elle serait à Djalma… Et la vue de la chambre nuptiale la jetait dans une vague et ineffable langueur.
 
La porte d’ivoire avait roulé si doucement sur ses gonds, les premiers pas de la jeune fille s’étaient tellement amortis sur la fourrure du tapis, que Djalma, le front appuyé sur le lit, n’avait rien entendu.
 
Mais soudain un cri de surprise et d’effroi frappa son oreille… Il se retourna brusquement.
 
Adrienne apparaissait à ses yeux.
 
Par un mouvement de pudeur, Adrienne croisa son peignoir sur son sein nu et se recula vivement, encore plus affligée que courroucée, croyant que Djalma, emporté par un fol accès de passion, s’était introduit dans sa chambre avec une espérance coupable.
 
La jeune fille, cruellement blessée de cette tentative déloyale, allait la reprocher à Djalma, lorsqu’elle aperçut le poignard qu’il avait jeté sur le tapis d’hermine.
 
À la vue de cette arme, à l’expression d’épouvante, de stupeur, qui pétrifiait les traits de Djalma, toujours agenouillé, immobile, le corps renversé en arrière, les mains étendues en avant, les yeux fixes, démesurément ouverts, cerclés de blanc…
 
Adrienne, ne redoutant plus une amoureuse surprise, mais ressentant un indicible effroi, au lieu de fuir le prince, fit quelques pas vers lui et s’écria d’une voix altérée en lui montrant du geste le kanjiar :
 
– Mon ami, comment êtes-vous ici ? Qu’avez-vous ?… Pourquoi ce poignard ?
 
Djalma ne répondait pas…
 
Tout d’abord, la présence d’Adrienne lui avait semblé être une vision qu’il attribuait à l’égarement de son cerveau, déjà troublé, pensait-il, par l’effet du poison.
 
Mais lorsque la douce voix de la jeune fille eut frappé son oreille… mais lorsque son cœur eut tressailli à l’espèce de choc électrique qu’il ressentait toujours dès que son regard rencontrait le regard de cette femme si ardemment aimée… mais lorsqu’il eut contemplé cet adorable visage, si rose, si frais, si reposé, malgré son expression de vive inquiétude… Djalma comprit qu’il n’était le jouet d’aucun rêve, et que Mlle de Cardoville était devant ses yeux… Alors, et à mesure qu’il se pénétrait pour ainsi dire de cette pensée qu’Adrienne n’était pas morte, et quoiqu’il ne pût s’expliquer le prodige de cette résurrection, la physionomie de l’Indien se transfigura, l’or pâli de son teint redevint chaud et vermeil ; ses yeux, ternis par les larmes du remords, s’illuminèrent d’un vif rayonnement ; ses traits enfin, naguère contractés par une terreur désespérée, exprimèrent toutes les phases croissantes d’une joie folle, délirante, extatique…
 
S’avançant, toujours à genoux, vers Adrienne, en élevant vers elle ses mains tremblantes… trop ému pour pouvoir prononcer un mot, il la contemplait avec tant de stupeur, tant d’amour, tant d’adoration, tant de reconnaissance… oui, de reconnaissance de ce qu’elle vivait… que la jeune fille, fascinée par ce regard inexplicable, muette aussi, immobile aussi, sentait aux battements précipités de son sein, à un sourd frémissement de terreur, qu’il s’agissait de quelque effrayant mystère.
 
Enfin… Djalma, joignant les mains, s’écria avec un accent impossible à rendre :
 
– Tu n’es pas morte !…
 
– Morte !… répéta la jeune fille stupéfaite.
 
– Ce n’était pas toi… Ce n’est pas toi… que j’ai tuée… Dieu est bon et juste…
 
En prononçant ces mots avec une joie insensée, le malheureux oubliait la victime qu’il avait frappée dans son erreur.
 
De plus en plus épouvantée, jetant de nouveau les yeux sur le poignard laissé sur le tapis, et s’apercevant alors qu’il était ensanglanté… terrible découverte qui confirmait les paroles de Djalma, Mlle de Cardoville s’écria :
 
– Vous avez tué… vous… Djalma ! Ô mon Dieu ! qu’est-ce qu’il dit ! C’est à devenir folle !
 
– Tu vis… je te vois… tu es là… disait Djalma d’une voix palpitante, enivrée ; te voilà, toujours belle, toujours pure… car ce n’était pas toi… Oh ! non… si ç’avait été toi… je le disais bien… plutôt que de te tuer, le fer se serait retourné contre moi…
 
– Vous avez tué ! s’écria la jeune fine, presque égarée par cette révélation imprévue, en joignant les mains avec horreur. Mais pourquoi ? mais qui avez-vous tué ?…
 
– Que sais-je, moi !… une femme… qui te ressemblait, et puis un homme que j’ai cru ton amant… c’était une illusion… un rêve affreux… tu vis, car te voilà…
 
Et l’Indien sanglotait de joie.
 
– Un rêve !… mais ce n’est pas un rêve… À ce poignard il y a du sang !… s’écria la jeune fille en montrant le kanjiar d’un geste effaré. Je vous dis qu’il y a du sang à ce poignard…
 
– Oui… tout à l’heure, j’ai jeté là ce kanjiar… pour prendre le poison… quand je croyais t’avoir tuée…
 
– Le poison !… s’écria Adrienne, et ses dents se heurtèrent convulsivement. Quel poison ?
 
– Je croyais t’avoir tuée ; j’ai voulu venir mourir ici…
 
– Mourir !… comment mourir ?… Ô mon Dieu ! pourquoi cela, mourir ?… mais qui, mourir ?… s’écria la jeune fille presque en délire.
 
– Mais moi… je te dis, reprit Djalma avec une douceur inexprimable ; je croyais t’avoir tuée… alors j’ai pris du poison…
 
– Toi !… dit Adrienne en devenant pâle comme une morte, toi !!!…
 
– Oui…
 
– Ce n’est pas vrai !… dit la jeune fille avec un geste de dénégation sublime.
 
– Regarde, dit l’Indien.
 
Et machinalement il tourna la tête du côté du lit, vers la petite table d’ivoire, où étincelait le flacon de cristal.
 
Par un mouvement irréfléchi, plus rapide que la pensée, peut-être même que sa volonté, Adrienne s’élança vers la table, saisit le flacon et le porta à ses lèvres avides.
 
Djalma était jusqu’alors resté à genoux : il poussa un cri terrible, fut d’un bond auprès de la jeune fille, et il lui arracha le flacon qu’elle tenait collé à ses lèvres.
 
– N’importe… j’en ai bu autant que toi… dit Adrienne avec une satisfaction triomphante et sinistre.
 
Pendant un instant, il se fit un silence effrayant.
 
Adrienne et Djalma se contemplèrent muets, immobiles, épouvantés. Ce lugubre silence, la jeune fille le rompit la première et dit d’une voix entrecoupée qu’elle tâchait de rendre ferme :
 
– Eh bien !… qu’y a-t-il là d’extraordinaire ? tu as tué… tu as voulu que la mort expiât ton crime… c’était juste… Je ne veux pas te survivre… c’est tout simple… Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Ce poison est bien âcre… aux lèvres ; son effet est-il prompt ? dis, mon Djalma.
 
Le prince ne répondit pas ; tremblant de tous ses membres, il jeta un coup d’œil sur ses mains…
 
Faringhea avait dit vrai… une légère teinte violette colorait déjà les ongles polis du jeune Indien…
 
La mort approchait… lente… sourde… encore presque insensible… mais sûre…
 
Djalma, écrasé par le désespoir en songeant qu’Adrienne aussi allait mourir, sentit son courage l’abandonner ; il poussa un long gémissement, cacha sa figure dans ses mains, ses genoux se dérobèrent sous lui, et il tomba assis sur le lit, auprès duquel il se trouvait alors…
 
– Déjà !… s’écria la jeune fille avec horreur, en se précipitant à genoux aux pieds de Djalma, déjà la mort… tu me caches ta figure…
 
Et, dans son effroi, elle abaissa vivement les mains de l’Indien pour le contempler… il avait le visage inondé de larmes.
 
– Non… pas encore… la mort, murmura-t-il à travers ses sanglots : Ce poison… est lent…
 
– Vrai ? s’écria Adrienne avec une joie indicible ; puis elle ajouta en baisant les mains de Djalma avec une ineffable tendresse : Puisque ce poison est lent… pourquoi pleures-tu, alors ?
 
– Mais toi… mais toi !!!… disait l’Indien d’une voix déchirante.
 
– Il ne s’agit pas de moi… reprit résolument Adrienne ; tu as tué… nous expierons ton crime… J’ignore ce qui s’est passé… mais, sur notre amour… je le jure… tu n’as pas fait le mal pour le mal… il y a là quelque horrible mystère !
 
– Sous un prétexte auquel j’ai dû croire, reprit Djalma d’une voix haletante et précipitée, Faringhea m’a emmené dans une maison ; là, il m’a dit que tu me trompais… je ne l’ai pas cru d’abord, mais je ne sais quel vertige s’est emparé de moi… et bientôt, à travers une demi-obscurité, je t’ai vue…
 
– Moi ?…
 
– Non… pas toi… mais une femme vêtue comme toi ; elle te ressemblait tant… que… dans le trouble de ma raison, j’ai cru à cette illusion… Enfin… un homme est venu… tu as couru à lui… Alors, moi, fou de rage, j’ai frappé la femme… et puis l’homme… je les ai vus tomber ; ensuite je suis revenu mourir ici… et… je te retrouve… et c’est pour causer ta mort… Oh ! malheur ! malheur !… tu devais mourir par moi !!!
 
Et Djalma, cet homme d’une si redoutable énergie, se prit de nouveau à éclater en sanglots avec la faiblesse d’un enfant.
 
À la vue de ce désespoir si profond, si touchant, si passionné… Adrienne, avec cet admirable courage que les femmes seules possèdent dans l’amour, ne songea plus qu’à consoler Djalma… Par un effort de passion surhumaine, à cette révélation du prince qui dévoilait un complot infernal, la figure de la jeune fille devint si resplendissante d’amour, de bonheur et de passion, que l’Indien, la regardant avec stupeur, craignit un instant qu’elle n’eût perdu la raison.
 
– Plus de larmes, mon amant adoré, s’écria la jeune fille radieuse, plus de larmes, mais des sourires de joie et d’amour… rassure-toi ; non… non… nos ennemis acharnés ne triompheront pas.
 
– Que dis-tu ?
 
– Ils nous voulaient malheureux… plaignons-les… notre félicité ferait envie au monde.
 
– Adrienne… reviens à toi…
 
– Oh ! j’ai ma raison… toute ma raison… Écoute-moi, mon ange… maintenant, je comprends tout. Tombant dans le piège que ces misérables t’ont rendu, tu as tué… Dans ce pays… vois-tu… un meurtre… c’est l’infamie… ou l’échafaud… Et demain… cette nuit peut-être, tu aurais été jeté en prison. Aussi nos ennemis se sont dit : « Un homme comme le prince Djalma n’attend pas l’infamie ou l’échafaud, il se tue… Une femme comme Adrienne de Cardoville ne survit pas à l’infamie ou à la mort de son amant… elle se tue… ou elle meurt de désespoir… Ainsi… mort affreuse pour lui… mort affreuse pour elle… et, pour nous… ont dit ces hommes noirs… l’héritage que nous convoitons… »
 
– Mais pour toi !… si jeune, si belle, si pure… la mort est affreuse… et ces monstres triomphent ! s’écria Djalma. Ils auront dit vrai…
 
– Ils auront menti… s’écria Adrienne ; notre mort sera céleste… enivrante… car ce poison est lent… et je t’adore… mon Djalma !…
 
En disant ces mots d’une voix basse et palpitante de passion, Adrienne, s’accoudant sur les genoux de Djalma, s’était approchée si près… de lui, qu’il sentit sur ses joues le souffle embrasé de la jeune fille… À cette impression enivrante, aux jets de flamme humide que lui dardaient les grands yeux nageants d’Adrienne, dont les lèvres entr’ouvertes devenaient d’un pourpre de plus en plus éclatant, l’Indien tressaillit… une ardeur brûlante le dévora ; son sang vierge, brassé par la jeunesse et par l’amour, bouillonna dans ses veines ; il oublia tout, et son désespoir et une mort prochaine qui ne se manifestait encore chez lui, ainsi que chez Adrienne, que par une ardeur fiévreuse. Sa figure, comme celle de la jeune fille, était redevenue d’une beauté resplendissante… idéale !
 
– Ô mon amant… mon époux adoré… comme tu es beau ! disait Adrienne avec idolâtrie. Oh ! tes yeux… ton front… ton cou… tes lèvres… comme je les aime !… Que de fois le souvenir de ta ravissante figure, de ta grâce… de ton brûlant amour… a égaré ma raison !… que de fois j’ai senti faiblir mon courage… en attendant ce moment divin où je vais être à toi… oui, à toi… toute à toi !… Tu le vois, le ciel veut que nous soyons l’un à l’autre, et rien ne manquera aux ravissements de nos voluptés…, car, ce matin même, l’homme évangélique qui devait dans deux jours bénir notre union a reçu de moi, en ton nom et au mien, un don royal qui mettra pour jamais la joie au cœur et au front de bien des infortunés… Ainsi, que regretter, mon ange ? Nos âmes immortelles vont s’exhaler dans nos baisers, pour remonter, encore enivrées d’amour… vers ce Dieu adorable qui est tout amour.
 
– Adrienne !
 
– Djalma !…
 
* * * * *
 
Et, retombant, les rideaux diaphanes et légers voilèrent comme un nuage cette couche nuptiale et funèbre. Funèbre : car, deux heures après, Adrienne et Djalma rendaient le dernier soupir dans une voluptueuse agonie.