| 4.03 - Les naufragés.
Pendant que le régisseur était allé sur le bord de la mer pour porter secours à ceux des passagers qui auraient pu échapper à un naufrage inévitable, M. Rodin, conduit par Catherine à la chambre verte, y avait pris les objets qu’il devait rapporter à Paris. Après deux heures passées dans cette chambre, fort indifférent au sauvetage qui préoccupait les habitants du château, Rodin revint dans la pièce occupée par le régisseur, pièce qui aboutissait à une longue galerie. Lorsqu’il y entra, il n’y trouva personne ; il tenait sous son bras une petite cassette de bois des îles, garnie de fermoirs en argent noircis par les années. Sa redingote, à demi boutonnée, laissait voir la partie supérieure d’un grand portefeuille de maroquin rouge placé dans sa poche de côté. M. Rodin demeura pensif pendant quelques minutes ; l’entrée de Mme Dupont, qui s’occupait avec zèle de tous les préparatifs de secours, l’interrompit dans ses réflexions. – Maintenant, dit Mme Dupont à une servante, faites du feu dans la pièce voisine, mettez là ce vin chaud : M. Dupont peut rentrer d’un moment à l’autre. – Eh bien, ma chère madame, lui dit Rodin, espère-t-on sauver quelqu’un de ces malheureux ? – Hélas ! monsieur… je l’ignore ; voilà près de deux heures que mon mari est parti… Je suis dans une inquiétude mortelle ; il est si courageux, si imprudent, une fois qu’il s’agit d’être utile… – Courageux… jusqu’à l’imprudence, se dit Rodin avec impatience… Je n’aime pas cela. – Enfin, reprit Catherine, je viens de faire mettre ici à côté du linge bien chaud… des cordiaux… Pourvu que cela, mon Dieu ! serve à quelque chose ! – Il faut toujours l’espérer, ma chère madame. J’ai bien regretté que mon âge, ma faiblesse, ne m’aient pas permis de me joindre à votre excellent mari… Je regrette aussi de ne pouvoir attendre pour savoir l’issue de ses efforts, et l’en féliciter s’ils sont heureux… car je suis malheureusement forcé de repartir… mes moments sont comptés. Je vous serai très obligé de faire atteler mon cabriolet. – Oui, monsieur… j’y vais aller. – Un mot… ma chère, ma bonne madame Dupont… vous êtes une femme de tête et d’excellent conseil… J’ai mis votre mari à même de garder, s’il le veut, la place de régisseur de cette terre. – Il serait possible ! Que de reconnaissance ! Sans cette place, vieux comme nous sommes, nous ne saurions que devenir ! – J’ai seulement mis à cette promesse… deux conditions… des misères… il vous expliquera cela. – Ah ! monsieur, vous êtes notre sauveur… – Vous êtes trop bonne… Mais à deux petites conditions. – Il y en aurait cent monsieur, que nous les accepterions. Jugez donc, monsieur… sans ressources… si nous n’avions pas cette place… sans ressources. – Je compte donc sur vous ; dans l’intérêt de votre mari, tâchez de le décider. – Madame… madame ! voilà monsieur qui arrive, dit une servante en accourant dans la chambre. – Y a-t-il beaucoup de monde avec lui ? – Non, madame… il est seul… – Seul ? comment, seul ? – Oui, madame. Quelques moments après, M. Dupont entrait dans la salle. Ses habits ruisselaient d’eau ; pour maintenir son chapeau, malgré la tourmente, il l’avait fixé sur sa tête au moyen de sa cravate nouée en forme de mentonnière ; ses guêtres étaient couvertes d’une boue crayeuse. – Enfin, mon ami, te voilà ! j’étais si inquiète ! s’écria sa femme en l’embrassant tendrement. – Jusqu’à présent… trois de sauvés. – Dieu soit loué ! mon cher monsieur Dupont, dit Rodin, au moins vos efforts n’auront pas été vains. – Trois… seulement trois, mon Dieu ! dit Catherine. – Je ne te parle que de ceux que j’ai vus… près de la petite anse aux Goélands. Il faut espérer que dans les autres endroits de la côte un peu accessibles il y a eu d’autres sauvetages. – Tu as raison… car heureusement la côte n’est pas partout également mauvaise. – Et où sont ces intéressants naufragés, mon cher monsieur ? demanda Rodin, qui ne pouvait s’empêcher de rester quelques instants de plus. – Ils montent la falaise… soutenus par nos gens. Comme ils ne marchent guère vite, je suis accouru en avant pour rassurer ma femme et pour prendre quelques mesures nécessaires ; d’abord, il faut tout de suite préparer des vêtements de femme. – Il y a donc une femme parmi les personnes sauvées ? – Il y a deux jeunes filles… quinze ou seize ans, tout au plus… des enfants… et si jolies ! – Pauvres petites ! dit M. Rodin avec componction. – Celui à qui elles doivent la vie est avec elles… Oh ! pour celui-là, on peut le dire, c’est un héros !… – Un héros ? – Oui. Figure-toi… – Tu me diras cela tout à l’heure. Passe donc au moins cette robe de chambre, qui est bien sèche, car tu es trempé d’eau… bois un peu de ce vin chaud… tiens. – Ce n’est pas de refus, car je suis gelé… Je te disais donc que celui qui avait sauvé ces jeunes filles était un héros… le courage qu’il a montré est au-dessus de ce qu’on peut imaginer… Nous partons d’ici avec les hommes de la ferme, nous descendons le petit sentier à pic, et nous arrivons enfin au pied de la falaise… à la petite anse des Goélands, heureusement un peu abritée des lames par cinq ou six énormes blocs de roches assez avancés dans la mer. Au fond de l’anse… qu’est-ce que nous trouvons ? les deux jeunes filles dont je te parle, évanouies, les pieds trempant dans l’eau, mais adossées à une roche, comme si elles eussent été placées là après avoir été retirées de la mer. – Chers enfants… c’est à fendre le cœur, dit M. Rodin en portant, selon son habitude, le bout de son petit doigt gauche à l’angle de son œil droit pour y essuyer une larme qui s’y montrait rarement. – Ce qui m’a frappé, c’est qu’elles se ressemblaient tellement, dit le régisseur, qu’il faut certainement l’habitude de les voir pour les reconnaître… – Deux jumelles sans doute, dit Mme Dupont. – L’une de ces pauvres jeunes filles, reprit le régisseur, tenait entre ses deux mains jointes une petite médaille en bronze, qui était suspendue à son cou par une chaînette de même métal. M. Rodin se tenait ordinairement très voûté. À ces derniers mots du régisseur, il se redressa brusquement, une légère rougeur colora ses joues livides… pour tout autre, ces symptômes eussent paru assez insignifiants ; mais chez M. Rodin, habitué depuis longues années à contraindre, à dissimuler toutes ses émotions, ils annonçaient une profonde stupeur ; s’approchant du régisseur, il lui dit d’une voix légèrement altérée, mais de l’air le plus indifférent du monde : – C’était sans doute une pieuse relique… Vous n’avez pas vu ce qu’il y avait sur cette médaille ? – Non, monsieur… je n’y ai pas songé. – Et ces deux jeunes filles se ressemblaient… beaucoup… dites-vous ? – Oui, monsieur… à s’y méprendre… Probablement elles sont orphelines, car elles sont vêtues de deuil… – Ah !… elles sont vêtues de deuil… dit M. Rodin avec un nouveau mouvement. – Hélas ! si jeunes et orphelines ! reprit Mme Dupont en essuyant ses larmes. – Comme elles étaient évanouies… nous les transportions plus loin, dans un endroit où le sable était bien sec… Pendant que nous nous occupions de ce soin, nous voyons paraître la tête d’un homme au-dessous d’une roche ; il essayait de la gravir en s’y cramponnant d’une main ; on court à lui, et bien heureusement encore ! car ses forces étaient à bout : il est tombé épuisé entre les mains de nos hommes. C’est de lui que je te disais : c’est un héros, car, non content d’avoir sauvé les deux jeunes filles avec un courage admirable, il avait encore voulu tenter de sauver une troisième personne, et il était retourné au milieu des rochers battus par la mer… mais ses forces étaient à bout, et, sans nos hommes, il aurait été bien certainement enlevé des roches auxquelles il se cramponnait. – Tu as raison, c’est un fier courage… M. Rodin, la tête baissée sur sa poitrine, semblait étranger à la conversation ; sa consternation, sa stupeur augmentaient avec la réflexion : les deux jeunes filles qu’on venait de sauver avaient quinze ans ; elles étaient vêtues de deuil ; elles se ressemblaient à s’y méprendre ; l’une portait au cou une médaille de bronze : il n’en pouvait plus douter, il s’agissait des filles du général Simon. Comment les deux sœurs étaient-elles au nombre des naufragés ? Comment étaient-elles sorties de la prison de Leipzig ? Comment n’en avait-il pas été instruit ? S’étaient-elles évadées ? Avaient-elles été mises en liberté ? Comment n’en avait-il pas été averti ? Ces pensées secondaires, qui se présentaient en foule à l’esprit de M. Rodin, s’effaçaient devant ce fait : « Les filles du général Simon étaient là. » Sa trame, laborieusement ourdie, était anéantie. – Quand je te parle du sauveur de ces deux jeunes filles, reprit le régisseur en s’adressant à sa femme et sans remarquer la préoccupation de M. Rodin, tu t’attends peut-être, d’après cela, à voir un hercule ; et bien ! tu n’y est pas… c’est presque un enfant, tant il a l’air jeune, avec sa jolie figure douce et ses grands cheveux blonds… Enfin, je lui ai laissé un manteau, car il n’avait que sa chemise et une culotte courte noire avec des bas de laine noirs aussi… ce qui m’a semblé singulier. – C’est vrai, les marins ne sont guère habillés de la sorte. – Du reste, quoique le navire où il était fût anglais, je crois que mon héros est Français, car il parle notre langue comme toi et moi… Ce qui m’a fait venir les larmes aux yeux, c’est quand les jeunes filles sont revenues à elles… En le voyant, elles se sont jetées à ses genoux ; elles avaient l’air de le regarder avec religion et de le remercier comme on prie Dieu… Puis après, elles ont jeté les yeux autour d’elles comme si elles avaient cherché quelqu’un ; elles se sont dit quelques mots, et ont éclaté en sanglots en se jetant dans les bras l’une de l’autre. – Quel sinistre, mon Dieu ! combien de victimes il doit y avoir ! – Quand nous avons quitté les falaises, la mer avait déjà rejeté sept cadavres… des débris, des caisses… J’ai fait prévenir les douaniers garde-côtes… Ils resteront là toute la journée pour veiller ; et si, comme je l’espère, d’autres naufragés échappent, on les enverrait ici… Mais, écoute donc, on dirait un bruit de voix… Oui, ce sont nos naufragés. Et le régisseur et sa femme coururent à la porte de la salle, qui s’ouvrait sur une longue galerie, pendant que M. Rodin, rongeant convulsivement ses ongles plats, attendait avec une inquiétude courroucée l’arrivée des naufragés ; un tableau touchant s’offrit à sa vue. Du fond de cette galerie, assez sombre et seulement percée d’un côté de plusieurs fenêtres en ogive, trois personnes conduites par un paysan s’avançaient lentement. Ce groupe se composait de deux jeunes filles et de l’homme intrépide à qui elles devaient la vie… Rose et Blanche étaient à droite et à gauche de leur sauveur, qui, marchant avec beaucoup de peine, s’appuyait légèrement sur leurs bras. Quoiqu’il eût vingt-cinq ans accomplis, la figure juvénile de cet homme n’annonçait pas cet âge ; ses longs cheveux blond cendré, séparés au milieu de son front, tombaient lisses et humides sur le collet d’un ample manteau brun dont on l’avait couvert. Il serait difficile de rendre l’adorable bonté de cette pâle et douce figure, aussi pure que ce que le pinceau de Raphaël a produit de plus idéal ; car seul ce divin artiste aurait pu rendre la grâce mélancolique de ce visage enchanteur, la sérénité de son regard céleste, limpide et bleu comme celui d’un archange… ou d’un martyr monté au ciel. Oui, d’un martyr, car une sanglante auréole ceignait déjà cette tête charmante… Chose douloureuse à voir… au-dessus de ses sourcils blonds, et rendus par le froid d’un coloris plus vif, une étroite cicatrice, qui datait de plusieurs mois, semblait entourer son beau front d’un cordon de pourpre ; chose plus triste encore, ses mains avaient été cruellement transpercées par un crucifiement ; ses pieds avaient subi la même mutilation… et s’il marchait avec tant de peine, c’est que ses blessures venaient de se rouvrir sur les rochers aigus où il avait couru pendant le sauvetage. Ce jeune homme était Gabriel, prêtre attaché aux missions étrangères et fils adoptif de la femme de Dagobert. Gabriel était prêtre et martyr… car, de nos jours, il y a encore des martyrs… comme du temps où les Césars livraient les premiers chrétiens aux lions et aux tigres du Cirque ; car de nos jours, des enfants du peuple, c’est presque toujours chez lui que se recrutent les dévouements héroïques et désintéressés, des enfants du peuple, poussés par une vocation respectable, comme ce qui est courageux et sincère, s’en vont dans toutes les parties du monde tenter de propager leur foi, et braver la torture, la mort, avec une bienveillance ingénue. Combien d’eux, victimes de barbares, ont péri, obscurs et ignorés, au milieu des solitudes des deux mondes ! Et pour ces simples soldats de la croix, qui n’ont que leur croyance et que leur intrépidité, jamais au retour (et ils reviennent rarement), jamais de fructueuses et somptueuses dignités ecclésiastiques. Jamais la pourpre ou la mitre ne cachent leur front cicatrisé, leurs membres mutilés : comme le plus grand nombre des soldats du drapeau, ils meurent oubliés…[1] Dans leur reconnaissance ingénue, les filles du général Simon, une fois revenues à elles après le naufrage, et se trouvant en état de gravir les rochers, n’avaient voulu laisser à personne le soin de soutenir la démarche chancelante de celui qui venait de les arracher à une mort certaine. Les vêtements noirs de Rose et de Blanche ruisselaient d’eau ; leur figure, d’une grande pâleur, exprimait une douleur profonde ; des larmes récentes sillonnaient leurs joues ; les yeux mornes, baissés, tremblantes d’émotion et de froid, les orphelines songeaient avec désespoir qu’elles ne reverraient plus Dagobert, leur guide, leur ami… car c’était à lui que Gabriel avait tendu en vain une main secourable pour l’aider à gravir les rochers ; malheureusement les forces leur avaient manqué à tous deux… et le soldat s’était vu emporter par le retrait d’une lame. La vue de Gabriel fut un nouveau sujet de surprise pour Rodin, qui s’était retiré à l’écart, afin de tout examiner ; mais cette surprise était si heureuse… il éprouva tant de joie de voir le missionnaire sauvé d’une mort certaine, que la cruelle impression qu’il avait ressentie à la vue des filles du général Simon s’adoucit un peu. (On n’a pas oublié qu’il fallait pour les projets de M. Rodin que Gabriel fût à Paris le 13 février.) Le régisseur et sa femme, tendrement émus à l’aspect des orphelines, s’approchèrent d’elles avec empressement. – Monsieur… monsieur… bonne nouvelle, s’écria un garçon de ferme en entrant. Encore deux naufragés de sauvés ! – Dieu soit loué ! Dieu soit béni ! dit le missionnaire. – Où sont-ils ? demanda le régisseur en se dirigeant vers la porte. – Il y en a un qui peut marcher… il me suit avec Justin, qui l’amène… L’autre a été blessé contre les rochers, on le transporte ici sur un brancard fait de branches d’arbres… – Je cours le faire placer dans la salle basse, dit le régisseur en sortant ; toi, ma femme, occupe-toi de ces jeunes demoiselles. – Et le naufragé qui peut marcher… où est-il ? demanda la femme du régisseur… – Le voilà, dit le paysan en montrant quelqu’un qui s’avançait assez rapidement du fond de la galerie. Dès qu’il a su que les deux jeunes demoiselles que l’on a sauvées étaient ici, quoiqu’il soit vieux et blessé à la tête, il a fait de si grandes enjambées que c’est tout au plus si j’ai pu le devancer. Le paysan avait à peine prononcé ces paroles, que Rose et Blanche, se levant par un mouvement spontané, s’étaient précipitées vers la porte. Elles y arrivèrent en même temps que Dagobert. Le soldat, incapable de prononcer une parole, tomba à genoux sur le seuil en tendant ses bras aux filles du général Simon, pendant que Rabat-Joie, courant à elles, leur léchait les mains. Mais l’émotion était trop violente pour Dagobert ; lorsqu’il eut serré entre ses bras les orphelines, sa tête se pencha en arrière, et il fut tombé à la renverse sans les soins des paysans. Malgré les observations de la femme du régisseur sur leur faiblesse et sur leur émotion, les deux jeunes filles voulurent accompagner Dagobert évanoui, que l’on transporta dans une chambre voisine. À la vue du soldat, la figure de M. Rodin s’était violemment contractée, car jusqu’alors il avait cru à la mort du guide des filles du général Simon. Le missionnaire, accablé de fatigue, s’appuyait sur une chaise et n’avait pas encore aperçu Rodin. Un nouveau personnage, un homme au teint jaune et mat, entra dans cette chambre, accompagné d’un paysan qui lui indiqua Gabriel. L’homme au teint jaune, à qui on avait prêté une blouse et un pantalon de paysan, s’approcha du missionnaire, et lui dit en français, mais avec un accent étranger : – Le prince Djalma vient d’être transporté tout à l’heure ici. Son premier mot a été pour vous appeler. – Que dit cet homme ? s’écria Rodin en s’avançant vers Gabriel. – Monsieur Rodin ! s’écria le missionnaire en reculant de surprise. – Monsieur Rodin ! s’écria l’autre naufragé ; et, de ce moment, son œil ne quitta plus le correspondant de Josué. – Vous ici, monsieur ! dit Gabriel en s’approchant de Rodin avec une déférence mêlée de crainte. – Que vous a dit cet homme ? répéta Rodin d’une voix altérée. N’a-t-il pas prononcé le nom du prince Djalma ? – Oui, monsieur ; le prince Djalma est un des passagers du vaisseau anglais qui venait d’Alexandrie et sur lequel nous avons naufragé… Ce navire avait relâché aux Açores, où je me trouvais ; le bâtiment qui m’amenait de Charlestown ayant été obligé de rester dans cette île à cause de grandes avaries, je me suis embarqué sur le Black-Eagle, où se trouvait le prince Djalma. Nous allions à Portsmouth ; de là, mon intention était de revenir en France. Rodin ne songeait pas à interrompre Gabriel ; cette nouvelle secousse paralysait sa pensée. Enfin, comme un homme qui tente un dernier effort, quoiqu’il en sache d’avance la vanité, il ajouta : – Et savez-vous quel est ce prince Djalma ? – C’est un homme aussi bon que brave… le fils d’un roi dépouillé de son territoire par les Anglais. Puis, se tournant vers l’autre naufragé, le missionnaire lui dit avec intérêt : – Comment va le prince ? Ses blessures sont-elles dangereuses ? – Ce sont des contusions très violentes, mais qui ne seront pas mortelles, dit l’autre. – Dieu soit loué ! dit le missionnaire en s’adressant à Rodin, voici, vous le voyez, encore un naufragé de sauvé. – Tant mieux, répondit Rodin d’un ton impérieux et bref. – Je vais aller auprès de lui, dit Gabriel avec soumission. Vous n’avez aucun ordre à me donner ?… – Serez-vous en état de partir… dans deux ou trois heures, malgré vos fatigues ? – S’il le faut… oui. – Il le faut… vous partirez avec moi. Gabriel s’inclina devant Rodin, qui tomba anéanti sur une chaise, pendant que le missionnaire sortait avec le paysan. L’homme au teint jaune était resté dans un coin de la chambre, inaperçu de Rodin. Cet homme était Faringhea, le métis, un des trois chefs des Étrangleurs, qui avait échappé aux poursuites des soldats dans les ruines de Tchandi ; après avoir tué Mahal le contrebandier, il lui avait volé les dépêches écrites par M. Josué Van Daël à Rodin, et la lettre grâce à laquelle le contrebandier devait être reçu comme passager à bord du Ruyter. Faringhea s’étant échappé de la cabane des ruines de Tchandi sans être vu de Djalma, celui-ci le retrouvant à bord après une évasion (que l’on expliquera plus tard), ignorant qu’il appartînt à la secte des Phansegars, l’avait traité pendant la traversée comme un compatriote. Rodin, l’œil fixe, hagard, le teint livide de rage muette, rongeant ses ongles jusqu’au vif, n’apercevait pas le métis qui, après s’être silencieusement approché de lui, lui mit familièrement la main sur l’épaule et lui dit : – Vous vous appelez Rodin ? – Qu’est-ce ? demanda celui-ci en tressaillant et en redressant brusquement la tête. – Vous vous appelez Rodin ? répéta Faringhea… – Oui… que voulez-vous ? – Vous demeurez rue du Milieu-des-Ursins, à Paris ? – Oui… mais encore une fois, que voulez-vous ? – Rien… maintenant… frère… plus tard… beaucoup. Et Faringhea, s’éloignant à pas lents, laissa Rodin effrayé ; car cet homme qui ne tremblait devant rien, avait été frappé du sinistre regard et de la sombre physionomie de l’Étrangleur.
[1] Nous nous rappellerons toujours avec émotion la fin d’une lettre écrite, il y a deux ou trois ans, par un de ces jeunes et valeureux missionnaires, fils de malheureux paysans de la Beauce : il écrivait à sa mère, du fond du Japon, et terminait ainsi sa lettre : « Adieu, ma chère mère ; on dit qu’il y a beaucoup de danger là où l’on m’envoie… Priez Dieu pour moi, et dites à tous mes bons voisins que je les aime, et que je pense bien souvent à eux. » Cette naïve recommandation, s’adressant du milieu de l’Asie à de pauvres paysans d’un hameau de France, n’est-elle pas très touchante dans sa simplicité ?
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