Le Juif Errant

| 16.50 - L'ambulance.

 

 

 

Parmi un grand nombre d’ambulances provisoires ouvertes à l’époque du choléra dans tous les quartiers de Paris, on en avait établi une dans un vaste rez-de-chaussée d’une maison de la rue du Mont-Blanc ; et cet appartement, alors vacant, avait été généreusement mis, par son propriétaire, à la disposition de l’autorité. Dans cet endroit l’on transportait les malades indigents qui, subitement atteints de la contagion, étaient jugés dans un état trop alarmant pour pouvoir être immédiatement conduits aux hôpitaux.
 
Il faut le dire, à la louange de la population parisienne, non seulement les dons volontaires de toute nature affluaient dans ces succursales, mais des personnes de toutes conditions, gens du monde, ouvriers, industriels, artistes, s’y organisaient en service de jour et de nuit, afin de pouvoir établir l’ordre, exercer une active surveillance dans ces hôpitaux improvisés, et venir en aide aux médecins pour exécuter les prescriptions à l’égard des cholériques. Des femmes de toutes conditions partageaient cet élan de généreuse fraternité pour le malheur, et si rien n’était plus respectable que les susceptibilités de la modestie, nous pourrions citer, entre mille, deux jeunes et charmantes femmes dont l’une appartenait à l’aristocratie et l’autre à la riche bourgeoisie, qui, pendant cinq ou six jours durant lesquels l’épidémie sévit avec le plus de violence, vinrent chaque matin partager, avec d’admirables sœurs de charité, les périlleux et humbles soins que celles-ci donnaient aux malades indigentes que l’on amenait dans l’ambulance provisoire de l’un des quartiers de Paris.
 
Ces faits de charité fraternelle, et tant d’autres qui se passent de nos jours, montrent combien sont vaines et intéressées les prétentions effrontées de certains ultramontains. À les entendre, eux ou leurs moines, en vertu de leur détachement de toutes les affections terrestres, sont seuls capables de donner au monde ces merveilleux exemples d’abnégation, d’ardente charité, qui font l’orgueil de l’humanité ; à les entendre, il n’est, par exemple, dans la société, rien de comparable au courage et au dévouement du prêtre qui va administrer un mourant ; rien n’est plus admirable que le trappiste qui, le croirait-on ! pousse l’abnégation évangélique jusqu’à défricher, jusqu’à cultiver des terres appartenant à son ordre !… N’est-ce pas idéal ? n’est-ce pas divin ? Labourer, ensemencer la terre dont les produits sont à vous ! En vérité, c’est héroïque ; aussi nous admirons la chose de toutes nos forces.
 
Seulement, tout en reconnaissant ce qu’il y a de bon dans un bon prêtre, nous demanderons humblement s’ils sont moines, clercs ou prêtres :
 
Ces médecins des pauvres qui, à toute heure du jour ou de la nuit, accourent au misérable chevet de l’infortune ?
 
Ces médecins qui, pendant le choléra, ont risqué mille fois leur vie avec autant de désintéressement que d’intrépidité ?
 
Ces savants, ces jeunes praticiens qui, par amour de la science et de l’humanité, ont sollicité comme une grâce, comme un honneur, d’aller braver la mort en Espagne lorsque la fièvre jaune décimait la population ?
 
Était-ce donc le célibat, le renoncement qui faisait la force de tant d’hommes généreux ? Hésitaient-ils à sacrifier leur vie, préoccupés qu’ils étaient de leurs plaisirs ou des doux devoirs de la famille ? Non, aucun d’eux ne renonçait pour cela aux joies du monde. La plupart d’entre eux avaient des femmes, des enfants ; et c’est parce qu’ils connaissaient les joies de la paternité, qu’ils avaient le courage de s’exposer à la mort pour sauver la femme, les enfants de leur frères ; s’ils faisaient enfin si vaillamment le bien, c’est qu’ils vivaient selon les vues éternelles du Créateur, qui a fait l’homme pour la famille et non pour le stérile isolement du cloître.
 
Sont-ils trappistes, ces millions de cultivateurs, de prolétaires des campagnes, qui défrichent et arrosent de leurs sueurs des terres qui ne sont pas les leurs, et cela pour un salaire insuffisant aux premiers besoins de leurs enfants ?
 
Enfin (ceci paraîtra peut-être puéril, mais nous le tenons pour incontestable), sont-ils moines, clercs ou prêtres, ces hommes intrépides qui, à toute heure du jour ou de la nuit, s’élancent avec une fabuleuse intrépidité au milieu des flammes et de la fournaise, escaladant des poutres embrasées, des décombres brûlants, pour préserver des biens qui ne sont pas à eux, pour sauver des gens qui leur sont inconnus, et cela simplement, sans fierté, sans privilège, sans morgue, sans autre rémunération que le pain de munition qu’ils mangent, sans autre signe honorifique que l’habit de soldat qu’ils portent, et cela surtout sans prétendre le moins du monde à monopoliser le courage, le dévouement, et à être un jour quelque peu canonisés et enchâssés ? Et pourtant, nous pensons que tant de hardis sapeurs qui ont risqué leur vie dans vingt incendies, qui ont arraché aux flammes des vieillards, des femmes, des enfants, qui ont préservé des villes entières des ravages du feu, ont au moins autant mérité de Dieu et de l’humanité que saint Polycarpe, saint Fructueux, saint Privé, et autres plus ou moins sanctifiés.
 
Non, non, grâce aux doctrines morales de tous les siècles ; de tous les peuples, de toutes les philosophies, grâce à l’émancipation progressive de l’humanité, les sentiments de charité, de dévouement, de fraternité, sont presque devenus des instincts naturels, et se développent merveilleusement chez l’homme lorsqu’il se trouve dans la condition de bonheur relatif pour lequel Dieu l’a doué et créé.
 
Non, non, certains ultramontains intrigants et tapageurs ne conservent pas seuls, comme ils le voudraient faire croire, la tradition du dévouement de l’homme à l’homme, de l’abnégation de la créature : en théorie et en pratique, MarcAurèle vaut bien saint Jean ; Platon, saint Augustin ; Confucius, saint Chrysostome ; depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, la maternité, l’amitié, l’amour, la science, la gloire, la liberté, ont, en dehors de toute orthodoxie, une armée de glorieux noms, d’admirables martyrs à opposer aux saints et aux martyrs du calendrier ; oui, nous le répétons, jamais les ordres monastiques qui se sont le plus piqués de dévouement à l’humanité n’ont fait pour leurs frères plus que n’ont fait, pendant les terribles journées du choléra, tant de jeunes gens libertins, tant de femmes coquettes et charmantes, tant d’artistes païens, tant de lettrés panthéistes, tant de médecins matérialistes.
 
* * * * *
 
Deux jours s’étaient passés depuis la visite de Mme de Saint-Dizier aux orphelines ; il était environ dix heures du matin. Les personnes qui avaient volontairement fait le service de nuit auprès des malades à l’ambulance établie rue du Mont-Blanc allaient être relevées par d’autres servants volontaires.
 
– Eh bien ! messieurs, dit l’un des nouveaux arrivants, où en sommes-nous ? y a-t-il eu décroissance cette nuit dans le nombre des malades ?
 
– Malheureusement non…, mais les médecins croient que la contagion a atteint son plus haut degré d’intensité.
 
– Il reste du moins l’espérance de la voir décroître…
 
– Et parmi ces messieurs que nous remplaçons, aucun n’a-t-il été atteint ?
 
– Nous sommes venus onze hier ; ce matin nous ne sommes plus que neuf.
 
– C’est triste… Et ces deux personnes ont été rapidement frappées ?
 
– Une des victimes… jeune homme de vingt-cinq ans, officier de cavalerie en congé… a été pour ainsi dire foudroyé… en moins d’un quart d’heure il est mort ; quoique de pareils faits soient fréquents, nous sommes tous restés dans la stupeur.
 
– Pauvre jeune homme !…
 
– Il avait un mot d’encouragement cordial et d’espoir pour chacun ; il était parvenu à remonter tellement le moral de plusieurs malades, que plusieurs d’entre eux, qui avaient moins le choléra que la peur du choléra, sont sortis à peu près guéris de l’ambulance…
 
– Quel dommage !… un si brave jeune homme !… Enfin, il est mort glorieusement ; il y a autant de courage à mourir ainsi qu’à la bataille…
 
– Il n’y avait pour rivaliser de zèle, de courage avec lui, qu’un jeune prêtre d’une figure angélique ; on le nomme l’abbé Gabriel ; il est infatigable ; à peine prend-il quelques heures de repos, courant de l’un à l’autre, se faisant tout à tous ; il n’oublie personne ; ses consolations, qu’il donne partout du plus profond de son cœur, ne sont pas des banalités qu’il débite par métier ; non, non, je l’ai vu pleurer la mort d’une pauvre femme à qui il avait fermé les yeux après une déchirante agonie. Ah ! si tous les prêtres lui ressemblaient !…
 
– Sans doute, c’est si vénérable, un bon prêtre !… Et quelle est l’autre victime de cette nuit parmi vous ?
 
– Oh ! cette mort-là a été affreuse… N’en parlons pas, j’ai encore cet horrible tableau devant les yeux.
 
– Une attaque de choléra foudroyante ?
 
– Si ce malheureux n’était mort que de la contagion, vous ne me verriez pas si effrayé à ce souvenir.
 
– De quoi est-il donc mort ?
 
– C’est toute une histoire sinistre… Il y a trois jours, on a amené ici un homme que l’on croyait seulement atteint du choléra… vous avez sans doute entendu parler de ce personnage, c’est un dompteur de bêtes féroces qui a fait courir tout Paris à la Porte-Saint-Martin.
 
– Je sais de qui vous voulez parler… un nommé Morok ; il jouait une espèce de scène avec une panthère noire apprivoisée !
 
– Précisément, j’étais même à une représentation singulière, à la fin de laquelle un étranger, un Indien, par suite d’un pari, dit-on, a sauté sur le théâtre et a tué la panthère… Eh bien, figurez-vous que chez Morok, amené d’abord ici comme cholérique, et en effet il offrait les symptômes de la contagion, une maladie affreuse s’est tout à coup déclarée.
 
– Et cette maladie ?
 
– L’hydrophobie.
 
– Il est devenu enragé ?
 
– Oui !… il a avoué avoir été mordu, il y a peu de jours, par l’un des molosses qui gardent sa ménagerie ; malheureusement, il n’a fait cet aveu qu’après le terrible accès qui a coûté la vie au malheureux que nous regrettons.
 
– Comment cela s’est-il donc passé ?
 
– Morok occupait une chambre avec trois autres malades. Tout à coup, saisi d’une espèce de délire furieux, il se lève en poussant des cris féroces… et se précipite comme un fou dans le corridor… Le malheureux que nous regrettons se présente à lui et veut l’arrêter. Cette espèce de lutte exalte la frénésie de Morok, et il se jette sur celui qui s’opposait à son passage, le mord, le déchire… et tombe enfin dans d’horribles convulsions.
 
– Ah ! vous avez raison, c’est affreux… Et malgré tous les secours, la victime de Morok ?…
 
– Est morte cette nuit, au milieu de souffrances atroces ; car l’émotion avait été si violente, qu’une fièvre cérébrale s’est aussitôt déclarée.
 
– Et Morok, est-il mort ?
 
– Je ne sais pas… On a dû le transporter hier dans un hôpital, après l’avoir garrotté pendant l’état d’affaissement qui succède ordinairement à ces crises violentes ; mais en attendant qu’il pût être emmené d’ici, on l’a enfermé dans une chambre haute de cette maison.
 
– Mais il est perdu ?
 
– Il doit être mort… Les médecins ne lui donnaient pas vingt-quatre heures à vivre.
 
Les interlocuteurs de cet entretien se tenaient dans une antichambre située au rez-de-chaussée où se réunissaient ordinairement les personnes qui venaient offrir volontairement leur aide et leurs concours. D’un côté, cette pièce communiquait avec les salles de l’ambulance ; de l’autre, avec le vestibule, dont la fenêtre s’ouvrait sur la cour.
 
– Ah ! mon Dieu ! dit l’un des interlocuteurs en regardant à travers la croisée, voyez donc quelles charmantes jeunes personnes viennent de descendre de cette belle voiture ; comme elles se ressemblent ! En vérité, une pareille ressemblance est extraordinaire.
 
– Sans doute, ce sont deux jumelles… Pauvres jeunes filles ! elles sont vêtues de deuil… Peut-être ont-elles à regretter un père ou une mère.
 
– L’on dirait qu’elles viennent de ce côté.
 
– Oui, elles montent le perron…
 
Bientôt, en effet, Rose et Blanche entrèrent dans l’antichambre, l’air timide, inquiet, quoique une sorte d’exaltation fébrile et résolue brillât dans leurs regards.
 
L’un des deux hommes qui causaient ensemble, touché de l’embarras des jeunes filles, s’avança vers elle et leur dit d’un ton de politesse prévenante :
 
– Désirez-vous quelque chose, mesdemoiselles ?
 
– N’est-ce pas ici, monsieur, reprit Rose, l’ambulance de la rue du Mont-Blanc ?
 
– Oui, mademoiselle.
 
– Une dame nommée Mme Augustine du Tremblay a été, nous a-t-on dit, amenée ici il y a deux jours, monsieur. Pourrions-nous la voir ?
 
– Je dois vous faire observer, mademoiselle, qu’il y a quelque danger… à pénétrer dans les salles des malades.
 
– C’est une amie bien chère que nous désirons voir, répondit Rose d’un ton doux et ferme qui disait assez son mépris du danger.
 
– Je ne puis d’ailleurs, vous assurer, mademoiselle, reprit son interlocuteur, que la personne que vous cherchez soit ici ; mais si vous voulez vous donner la peine d’entrer dans cette pièce, à main gauche, vous trouverez la bonne sœur Marthe dans son cabinet : elle est chargée de la salle des femmes, et vous donnera tous les renseignements que vous pourrez désirer.
 
– Merci, monsieur, dit Blanche en s’inclinant gracieusement, et elle entra avec sa sœur dans l’appartement que l’on venait de lui indiquer.
 
– En vérité, elles sont charmantes, dit l’homme en suivant du regard les deux sœurs, qui disparurent bientôt. Ce serait dommage si…
 
Il ne put achever… Tout à coup un tumulte effroyable mêlé de cris d’horreur et d’épouvante, retentit dans les pièces voisines ; presque aussitôt deux portes qui communiquaient à l’antichambre s’ouvrirent violemment, et un grand nombre de malades, la plupart demi-nus, hâves, décharnés, les traits altérés par la terreur, se précipitèrent dans cette pièce en criant : « Au secours ! au secours ! l’enragé !… »
 
Il est impossible de peindre la mêlée désespérée furieuse, qui suivit cette panique de gens effarés se ruant sur l’unique porte de l’antichambre afin d’échapper au péril qu’ils redoutaient, et là, luttant, se battant, se foulant aux pieds, afin de fuir par cette étroite issue. Au moment où le dernier de ces malheureux parvenait à gagner la porte, se traînant épuisé sur ses mains ensanglantées, car il avait été renversé et presque écrasé durant la mêlée, Morok, l’objet de tant d’épouvante… Morok apparut.
 
Il était horrible… un lambeau de couverture ceignait ses reins ; son torse blafard et meurtri était nu ainsi que ses jambes, autour desquelles se voyaient encore les débris des liens qu’il venait de briser ; son épaisse chevelure jaunâtre se roidissait sur son front ; sa barbe semblait se hérisser, par la même horripilation ; ses yeux, roulant égarés, sanglants dans leurs orbites, brillaient illuminés d’un éclat vitreux ; l’écume inondait ses lèvres : de temps à autre il poussait des cris rauques, gutturaux ; les veines de ses membres de fer étaient tendues à se rompre ; il bondissait par saccades, comme une bête fauve, en étendant devant lui ses doigts osseux et crispés.
 
Au moment où Morok allait atteindre l’issue par laquelle ceux qu’il poursuivait venaient de s’échapper, des personnes valides, accourues au bruit, parvinrent à fermer au dehors et cette porte et celles qui communiquaient aux salles de l’ambulance. Morok se vit prisonnier. Il courut alors à la fenêtre pour la briser et se précipiter dans la cour ; mais s’arrêtant tout à coup, il recula devant l’éclat miroitant des carreaux, saisi de l’horreur invincible que tous les hydrophobes éprouvent à la vue des objets luisants, et surtout des glaces.
 
Bientôt les malades qu’il avait poursuivis, ameutés dans la cour, le virent, à travers la fenêtre, s’épuiser en efforts furieux pour ouvrir les portes que l’on venait de fermer sur lui. Puis, reconnaissant l’inutilité de ses tentatives ; il poussa des cris sauvages et se mit à tourner rapidement autour de cette salle, comme un animal féroce qui cherche en vain l’issue de sa cage. Mais ceux des spectateurs de cette scène qui collaient leurs visages aux vitres de la fenêtre poussèrent une grande clameur d’angoisse et d’épouvante.
 
Morok venait d’apercevoir la petite porte qui communiquait au cabinet occupé par la sœur Marthe, et dans lequel Rose et Blanche venaient d’entrer quelques instants auparavant. Morok, espérant sortir par cette issue, tira violemment à lui le bouton de cette porte, et parvint à l’entr’ouvrir, malgré la résistance qu’il éprouvait à l’intérieur…
 
Un instant, la foule, effrayée vit, de la cour, les bras roidis de la sœur Marthe et des orphelines cramponnés à la porte et la retenant de tout leur pouvoir.