Le Juif Errant

| 13.02 - Les excuses.

 

 

 

Mlle de Cardoville, en voyant Dagobert saisir si rudement Rodin au collet, s’était écriée avec effroi, en faisant quelques pas vers le soldat :
 
– Au nom du ciel ! monsieur… que faites-vous ?
 
– Ce que je fais ! répondit durement le soldat sans lâcher Rodin et en tournant la tête du côté d’Adrienne, qu’il ne reconnaissait pas, je profite de l’occasion pour serrer la gorge d’un des misérables de la bande du renégat, jusqu’à ce qu’il m’ait dit où sont mes pauvres enfants.
 
– Vous m’étranglez… dit le jésuite d’une voix syncopée en tâchant d’échapper au soldat.
 
– Où sont les orphelines, puisqu’elles ne sont pas ici et qu’on m’a fermé la porte du couvent sans vouloir me répondre ? cria Dagobert d’une voix tonnante.
 
– À l’aide ! murmura Rodin.
 
– Ah ! c’est affreux ! dit Adrienne.
 
Et pâle, tremblante, s’adressant à Dagobert, les mains jointes :
 
– Grâce, monsieur !… écoutez-moi… écoutez-le…
 
– Monsieur Dagobert ! s’écria la Mayeux en courant saisir de ses faibles mains le bras de Dagobert et lui montrant Adrienne… c’est Mlle de Cardoville… Devant elle, quelle violence !… et puis, vous vous trompez, … sans doute.
 
Au nom de Mlle de Cardoville, la bienfaitrice de son fils, le soldat se retourna brusquement et lâcha Rodin ; celui-ci, rendu cramoisi par la colère et par la suffocation, se hâta de rajuster son collet et sa cravate.
 
– Pardon, mademoiselle… dit Dagobert en allant vers Adrienne, encore pâle de frayeur, je ne savais pas qui vous étiez… mais le premier mouvement m’a emporté malgré moi…
 
– Mais, mon Dieu ! qu’avez-vous contre monsieur ? dit Adrienne. Si vous m’aviez écoutée, vous sauriez…
 
– Excusez-moi si je vous interromps, mademoiselle, dit le soldat à Adrienne d’une voix contenue.
 
Puis, s’adressant à Rodin, qui avait repris son sang-froid :
 
– Remerciez mademoiselle, et allez-vous en… Si vous restez là… je ne réponds pas de moi…
 
– Un mot seulement, mon cher monsieur, dit Rodin, je…
 
– Je vous dis que je ne réponds pas de moi si vous restez là ! s’écria Dagobert en frappant du pied.
 
– Mais, au nom du ciel, dites au moins la cause de cette colère… reprit Adrienne, et surtout ne vous fiez pas aux apparences ; calmez-vous et écoutez-nous…
 
– Que je me calme, mademoiselle ! s’écria Dagobert avec désespoir ; mais je ne pense qu’à une chose… mademoiselle… à l’arrivée du maréchal Simon ; il sera à Paris aujourd’hui ou demain…
 
– Il serait possible ! dit Adrienne.
 
Rodin fit un mouvement de surprise et de joie.
 
– Hier soir, reprit Dagobert, j’ai reçu une lettre du maréchal ; il a débarqué au Havre ; depuis trois jours, j’ai fait démarches sur démarches, espérant que les orphelines me seraient rendues, puisque la machination de ces misérables avait échoué – (et il montra Rodin avec un nouveau geste de colère). – Eh bien non… ils complotent encore quelque infamie. Je m’attends à tout…
 
– Mais, monsieur, dit Rodin s’avançant, permettez-moi de vous…
 
– Sortez ! s’écria Dagobert, dont l’irritation et l’anxiété redoublaient en songeant que d’un moment à l’autre le maréchal pouvait arriver à Paris ; sortez… car, sans mademoiselle… je me serais au moins vengé sur quelqu’un…
 
Rodin fit un signe d’intelligence à Adrienne, dont il se rapprocha prudemment, lui montra Dagobert d’un geste de commisération touchante, et dit à ce dernier :
 
– Je sortirai donc, monsieur, et… d’autant plus volontiers que je quittais cette chambre quand vous y êtes rentré.
 
Puis, se rapprochant tout à fait de Mlle de Cardoville, le jésuite lui dit à voix basse :
 
– Pauvre soldat !… la douleur l’égare ; il serait incapable de m’entendre. Expliquez-lui, ma chère demoiselle ; il sera bien attrapé, ajouta-t-il d’un air fin ; mais en attendant, reprit Rodin en fouillant dans la poche de côté de sa redingote et en tirant un paquet, remettez-lui ceci, je vous prie, ma chère demoiselle !… c’est ma vengeance… elle sera bonne.
 
Et comme Adrienne, tenant le petit paquet dans sa main, regardait le jésuite avec étonnement, celui-ci mit son index sur sa lèvre comme pour recommander le silence à la jeune fille, gagna la porte et marcha à reculons sur la pointe des pieds, et sortit après avoir encore d’un geste de pitié montré Dagobert, qui, dans un morne abattement, la tête baissée, les bras croisés sur la poitrine, restait muet aux consolations empressées de la Mayeux.
 
Lorsque Rodin eut quitté la chambre, Adrienne, s’approchant du soldat, lui dit de sa voix douce et avec l’expression d’un profond intérêt :
 
– Votre entrée si brusque m’a empêchée de vous faire une question bien intéressante pour moi… Et votre blessure ?
 
– Merci, mademoiselle, dit Dagobert en sortant de sa pénible préoccupation, merci ! ça n’est pas grand’chose, mais je n’ai pas le temps d’y songer… Je suis fâché d’avoir été si brutal devant vous, d’avoir chassé ce misérable… mais c’est plus fort que moi : à la vue de ces gens-là mon sang ne fait qu’un tour.
 
– Et pourtant, croyez-moi, vous avez été trop prompt à juger… la personne qui était là tout à l’heure.
 
– Trop prompt… mademoiselle… mais ce n’est pas d’aujourd’hui que je le connais… Il était avec ce renégat d’abbé d’Aigrigny…
 
– Sans doute… ce qui ne l’empêche pas d’être un honnête et excellent homme…
 
– Lui ?… s’écria Dagobert.
 
– Oui… et il n’est en ce moment occupé que d’une chose… de vous faire rendre vos chères enfants.
 
– Lui ?… reprit Dagobert en regardant Adrienne comme s’il ne pouvait croire à ce qu’il entendait ; lui… me rendre mes enfants ?
 
– Oui… plus tôt que vous ne le pensez, peut-être.
 
– Mademoiselle, dit tout à coup Dagobert, il vous trompe… vous êtes dupe de ce vieux gueux-là.
 
– Non, dit Adrienne en secouant la tête en souriant, j’ai des preuves de sa bonne foi… D’abord, c’est lui qui me fait sortir de cette maison.
 
– Il serait vrai ! dit Dagobert confondu.
 
– Très vrai, et, qui plus est, voici quelque chose qui vous raccommodera peut-être avec lui, dit Adrienne en remettant à Dagobert le petit paquet que Rodin venait de lui donner au moment de s’en aller ; ne voulant pas vous exaspérer davantage par sa présence, il m’a dit : « Mademoiselle, remettez ceci à ce brave soldat ; ce sera ma vengeance. »
 
Dagobert regardait Mlle de Cardoville avec surprise en ouvrant machinalement le petit paquet. Lorsqu’il l’eut développé et qu’il eut reconnu sa croix d’argent, noircie par les années, et le vieux ruban rouge fané qu’on lui avait dérobés à l’auberge du Faucon blanc avec ses papiers, il s’écria, d’une voix entrecoupée, le cœur palpitant :
 
– Ma croix !… ma croix !… c’est ma croix !
 
Et dans l’exaltation de sa joie, il pressait l’étoile d’argent contre sa moustache grise. Adrienne et la Mayeux se sentaient profondément touchées de l’émotion du soldat, qui s’écria en courant vers la porte par où venait de sortir Rodin :
 
– Après un service rendu au maréchal Simon, à ma femme ou à mon fils, on ne pouvait rien faire de plus pour moi… Et vous répondez de ce brave homme, mademoiselle ? Et je l’ai injurié… maltraité devant vous… Il a droit à une réparation… il l’aura. Oh ! il l’aura.
 
Ce disant, Dagobert sortit précipitamment de la chambre, traversa deux pièces en courant, gagna l’escalier, le descendit rapidement et atteignit Rodin à la dernière marche.
 
– Monsieur, lui dit le soldat d’une voix émue, en le saisissant par le bras, il faut remonter tout de suite.
 
– Il serait pourtant bon de vous décider à quelque chose, mon cher monsieur, dit Rodin en s’arrêtant avec bonhomie ; il y a un instant vous m’ordonniez de m’en aller, maintenant il s’agit de revenir. À quoi nous arrêtons-nous ?
 
– Tout à l’heure, monsieur, j’avais tort, et quand j’ai un tort, je le répare. Je vous ai injurié, maltraité devant témoins, je vous ferai mes excuses devant témoins.
 
– Mais, mon cher monsieur… Je vous… rends grâce… je suis pressé…
 
– Qu’est-ce que cela me fait que vous soyez pressé ?… Je vous dis que vous allez remonter tout de suite… ou sinon… ou sinon… ou sinon…, reprit Dagobert en prenant la main du jésuite et en la serrant avec autant de cordialité que d’attendrissement, ou sinon le bonheur que vous me causez en me rendant ma croix ne sera pas complet.
 
– Qu’à cela ne tienne, alors, mon bon ami, remontons… remontons…
 
– Et non seulement vous m’avez rendu ma croix… que j’ai… eh bien, oui ! que j’ai pleurée, allez, sans le dire à personne, s’écria Dagobert avec effusion ; mais cette demoiselle m’a dit que, grâce à vous… ces pauvres enfants ! Voyons… pas de fausse joie… Est-ce bien vrai ? mon Dieu ! est-ce bien vrai ?
 
– Eh ! eh ! voyez-vous le curieux ? dit Rodin en souriant avec finesse.
 
Puis il ajouta :
 
– Allons, allons, soyez tranquille… on vous les rendra, vos deux anges, vieux diable à quatre.
 
Et le jésuite remonta l’escalier.
 
– On me les rendra… aujourd’hui ? s’écria Dagobert.
 
Et au moment où Rodin gravissait les marches, il l’arrêta brusquement par la manche.
 
– Ah ! çà, mon bon ami, dit le jésuite, décidément nous arrêtons-nous ? montons-nous ? descendons-nous ? Sans reproche, vous me faites aller comme un tonton.
 
– C’est juste… là-haut nous nous expliquerons mieux. Venez… alors, venez vite… dit Dagobert.
 
Puis, prenant Rodin sous le bras, il lui fit hâter le pas et le ramena triomphant dans la chambre où Adrienne et la Mayeux étaient restées, très surprises de la subite disparition du soldat.
 
– Le voilà… le voilà ! s’écria Dagobert en rentrant. Heureusement, je l’ai rattrapé au bas de l’escalier.
 
– Et vous m’avez fait remonter d’un fier pas ! ajouta Rodin passablement essoufflé.
 
– Maintenant, monsieur, dit Dagobert d’une voix grave, je déclare devant mademoiselle que j’ai eu tort de vous brutaliser, de vous injurier ; je vous en fais mes excuses, monsieur, et je reconnais avec joie que je vous dois… oh !… beaucoup… oui… je vous le jure, quand je dois… je paye.
 
Et Dagobert tendit encore sa loyale main à Rodin, qui la serra d’une façon fort affable en ajoutant :
 
– Eh ! mon Dieu ! de quoi s’agit-il donc ? Quel est donc ce grand service dont vous parlez ?
 
– Et cela, dit Dagobert en faisant briller sa croix aux yeux de Rodin ; mais vous ne savez donc pas ce que c’est pour moi que cette croix !
 
– Supposant, au contraire, que vous deviez y tenir, je comptais avoir le plaisir de vous la remettre moi-même. Je l’avais apportée pour cela… Mais, entre nous… vous m’avez, dès mon arrivée, si… si familièrement accueilli… que je n’ai pas eu le temps de…
 
– Monsieur, dit Dagobert confus, je vous assure que je me repens cruellement de ce que j’ai fait.
 
– Je le sais… mon bon ami… n’en parlons donc plus… Ah ! çà, vous y teniez donc beaucoup, à cette croix ?
 
– Si j’y tenais, monsieur ! s’écria Dagobert ; mais cette croix, – et il la baisa encore, – c’est ma relique à moi… Celui de qui elle me venait était mon saint… mon dieu… et il l’avait touchée…
 
– Comment ! dit Rodin en feignant de regarder la croix avec autant de curiosité que d’admiration respectueuse, comment ! Napoléon… le grand Napoléon aurait touché de sa propre main, de sa main victorieuse… cette noble étoile de l’honneur ?
 
– Oui, monsieur, de sa main ; il l’avait placée là, sur ma poitrine sanglante, comme pansement à ma cinquième blessure… aussi, voyez-vous, je crois qu’au moment de crever de faim, entre du pain et ma croix… je n’aurais pas hésité… afin de l’avoir en mourant sur le cœur… Mais assez… parlons d’autre chose… C’est bête, un vieux soldat, n’est-ce pas ? ajouta Dagobert en passant la main sur ses yeux.
 
Puis, comme s’il avait honte de nier ce qu’il éprouvait :
 
– Eh bien, oui ! reprit-il en relevant vivement la tête, et ne cherchant pas à cacher une larme qui roulait sur sa joue, oui, je pleure de joie d’avoir retrouvé ma croix… ma croix que l’empereur m’avait donnée… de sa main victorieuse, comme dit ce brave homme…
 
– Bénie soit donc ma pauvre vieille main de vous avoir rendu ce trésor glorieux, dit Rodin avec émotion.
 
Et il ajouta :
 
– Ma foi ! la journée sera bonne pour tout le monde ; aussi je vous l’annonçais ce matin dans ma lettre…
 
– Cette lettre sans signature, demanda le soldat de plus en plus surpris, c’était vous ?…
 
– C’était moi qui vous l’écrivais. Seulement, craignant quelque nouveau piège d’Aigrigny, je n’ai pas voulu, vous entendez bien, m’expliquer plus clairement.
 
– Ainsi, mes orphelines… je vais les revoir ?
 
Rodin fit un signe de tête affirmatif plein de bonhomie.
 
– Oui, tout à l’heure, dans un instant peut-être… dit Adrienne en souriant. Eh bien ! avais-je raison de vous dire que vous aviez mal jugé monsieur ?
 
– Eh ! que ne me disait-il cela quand je suis entré ! s’écria Dagobert ivre de joie.
 
– Il y avait à cela un inconvénient, mon ami, dit Rodin : c’est que, dès votre entrée, vous avez entrepris de m’étrangler…
 
– C’est vrai… j’ai été trop prompt ; encore une fois, pardon ; mais que voulez-vous que je vous dise ?… Je vous avais toujours vu contre nous avec l’abbé d’Aigrigny, et, dans le premier moment…
 
– Mademoiselle, dit Rodin en s’inclinant devant Adrienne, cette chère demoiselle vous dira que j’étais, sans le savoir, complice de bien des perfidies ; mais, dès que j’ai pu voir clair dans les ténèbres… j’ai quitté le mauvais chemin où j’étais engagé malgré moi, pour marcher vers ce qui était honnête, droit et juste.
 
Adrienne fit un signe de tête affirmatif à Dagobert, qui semblait l’interroger du regard.
 
– Si je n’ai pas signé la lettre que je vous ai écrite, mon bon ami, ç’a été de crainte que mon nom ne vous inspirât de mauvais soupçons ; si, enfin, je vous ai prié de vous rendre ici et non pas au couvent, c’est que j’avais peur, comme cette chère demoiselle, que vous ne fussiez reconnu par le concierge ou par le jardinier, et votre escapade de l’autre nuit pouvait rendre cette reconnaissance dangereuse.
 
– Mais M. Baleinier est instruit de tout, j’y songe maintenant, dit Adrienne avec inquiétude ; il m’a menacée de dénoncer M. Dagobert et son fils si je portais plainte.
 
– Soyez tranquille, ma chère demoiselle ; c’est vous maintenant qui dicterez les conditions… répondit Rodin. Fiez-vous à moi ; quant à vous, mon bon ami… vos tourments sont finis.
 
– Oui, dit Adrienne : un magistrat rempli de droiture, de bienveillance, est allé chercher au couvent les filles du maréchal Simon ; il va les ramener ici ; mais comme moi, il a pensé qu’il serait plus convenable qu’elles vinssent habiter ma maison… Je ne puis cependant prendre cette décision sans votre consentement… car c’est à vous que ces orphelines ont été confiées par leur mère.
 
– Vous voulez la remplacer auprès d’elles, mademoiselle, reprit Dagobert, je ne peux que vous remercier de bon cœur pour moi et pour ces enfants… Seulement, comme la leçon a été rude, je vous demanderai de ne pas quitter la porte de leur chambre ni jour ni nuit. Si elles sortent avec vous, vous me permettrez de les suivre à quelques pas sans les quitter de l’œil, ni plus ni moins que ferait Rabat-Joie, qui s’est montré meilleur gardien que moi. Une fois le maréchal arrivé… et ce sera d’un jour à l’autre, la consigne sera levée… Dieu veuille qu’il arrive bientôt !
 
– Oui, reprit Rodin d’une voix ferme, Dieu veuille qu’il arrive bientôt, car il aura à demander un terrible compte de la persécution de ses filles à l’abbé d’Aigrigny, et pourtant M. le maréchal ne sait pas tout encore…
 
– Et vous ne tremblez pas pour le renégat ? reprit Dagobert en pensant que bientôt peut-être le marquis se trouverait face à face avec le maréchal.
 
– Je ne tremble ni pour les lâches ni pour les traîtres ! répondit Rodin. Et lorsque M. le maréchal Simon sera de retour…
 
Puis, après une réticence de quelques instants, il continua :
 
– Que M. le maréchal me fasse l’honneur de m’entendre, et il sera édifié sur la conduite de l’abbé d’Aigrigny. M. le maréchal saura que ses amis les plus chers sont, autant que lui-même, en butte à la haine de cet homme si dangereux.
 
– Comment donc cela ? dit Dagobert.
 
– Eh ! mon Dieu ! vous-même, dit Rodin, vous êtes un exemple de ce que j’avance.
 
– Moi !…
 
– Croyez-vous que le hasard seul ait amené la scène de l’auberge du Faucon blanc, près de Leipzig ?
 
– Qui vous a parlé de cette scène ? dit Dagobert confondu.
 
– Ou vous acceptiez la provocation de Morok, continua le jésuite sans répondre à Dagobert, et vous tombiez dans un guet-apens, ou vous la refusiez, et alors vous étiez arrêté faute de papiers ainsi que vous l’avez été, puis jeté en prison comme un vagabond avec ces pauvres orphelines… Maintenant, savez-vous quel était le but de cette violence ? De vous empêcher d’être ici le 13 février.
 
– Mais plus je vous écoute, monsieur, dit Adrienne, plus je suis effrayée de l’audace de l’abbé d’Aigrigny et de l’étendue des moyens dont il dispose… En vérité, reprit-elle avec une profonde surprise, si vos paroles ne méritaient pas toute créance…
 
– Vous en douteriez, n’est-ce pas, mademoiselle ? dit Dagobert ; c’est comme moi, je ne peux pas croire que, si méchant qu’il soit, ce renégat ait eu des intelligences avec un montreur de bêtes, au fond de la Saxe ; et puis, comment aurait-il su que moi et les enfants nous devions passer à Leipzig ? C’est impossible, mon brave homme.
 
– En effet, monsieur, reprit Adrienne, je crains que votre animadversion, d’ailleurs très légitime, contre l’abbé d’Aigrigny, ne vous égare, et que vous ne lui attribuiez une puissance et une étendue de relations presque fabuleuse.
 
Après un moment de silence, pendant lequel Rodin regarda tour à tour Adrienne et Dagobert avec une sorte de commisération, il reprit :
 
– Et comment M. l’abbé d’Aigrigny aurait-il eu votre croix en sa possession sans ses relations avec Morok ? demanda Rodin au soldat.
 
– Mais, au fait, monsieur, dit Dagobert, la joie m’a empêché de réfléchir ; comment se fait-il que ma croix soit entre vos mains ?
 
– Justement parce que l’abbé d’Aigrigny avait à Leipzig les relations dont vous et cette chère demoiselle paraissez douter.
 
– Mais ma croix, comment vous est-elle parvenue à Paris ?
 
– Dites-moi, vous avez été arrêté à Leipzig faute de papiers, n’est-ce pas ?
 
– Oui… mais je n’ai jamais pu comprendre comment mes papiers et mon argent avaient disparu de mon sac… Je croyais avoir eu le malheur de les perdre.
 
Rodin haussa les épaules et reprit :
 
– Ils vous ont été volés à l’auberge du Faucon blanc par Goliath, un des affidés de Morok, et celui-ci a envoyé les papiers et la croix à l’abbé d’Aigrigny pour lui prouver qu’il avait réussi à exécuter les ordres qui concernaient les orphelines et vous-même. C’est avant-hier que j’ai eu la clef de cette machination ténébreuse : croix et papiers se trouvaient dans les archives de l’abbé d’Aigrigny ; les papiers formaient un volume trop considérable ; on se serait aperçu de leur soustraction ; mais d’après ma lettre, espérant vous voir ce matin, et sachant combien un soldat de l’empereur tient à sa croix, relique sacrée comme vous le dites, mon bon ami, ma foi ! je n’ai pas hésité : j’ai mis la relique dans ma poche. Après tout, me suis-je dit, ce n’est qu’une restitution, et ma délicatesse s’exagère peut-être la portée de cet abus de confiance.
 
– Vous ne pouviez faire une action meilleure, dit Adrienne, et, pour ma part, en raison de l’intérêt que je porte à M. Dagobert, je vous en suis personnellement reconnaissante.
 
Puis, après un moment de silence, elle reprit avec anxiété :
 
– Mais, monsieur, de quelle effrayante puissance dispose donc M. d’Aigrigny… pour avoir en pays étranger des relations si étendues et si redoutables ?
 
– Silence ! s’écria Rodin à voix basse en regardant autour de lui d’un air épouvanté, silence… silence !… Au nom du ciel, ne m’interrogez pas là-dessus !!!