| Quinzième partie : Rodin demasqué / I. Le négociateur.
Peu de jours se sont écoulés depuis l’incendie de la fabrique de M. Hardy. La scène suivante se passe rue Clovis, dans la maison où Rodin avait eu un pied-à-terre alors abandonné, maison aussi habitée par Rose-Pompon, qui, sans le moindre scrupule, usait du ménage de son ami Philémon.
Il était environ midi ; Rose-Pompon, seule dans la chambre de l’étudiant, toujours absent, déjeunait fort gaiement au coin de son feu, mais quel déjeuner singulier, quel feu étrange, quelle chambre bizarre ?
Que l’on s’imagine une assez vaste pièce, éclairée par deux fenêtres sans rideaux ; car ses croisées donnant sur des terrains vagues, le maître du logis n’avait à craindre aucun regard indiscret. L’un des côtés de la chambre servait de vestiaire : l’on y voyait appendu à un portemanteau le galant costume de débardeur de Rose-Pompon, non loin de la vareuse de canotier de Philémon et de ses larges culottes de grosse toile grise, aussi goudronnées, mille sabords ! mille requins ! mille baleines ! que si cet intrépide matelot avait habité la grande hune d’une frégate pendant un voyage de circumnavigation. Une robe de Rose-Pompon se drapait gracieusement au-dessus des jambes d’un pantalon à pieds, qui semblaient sortir de dessous la jupe. Placée sur la dernière tablette d’une petite bibliothèque singulièrement poudreuse et négligée, on voyait, à côté de trois vieilles bottes (pourquoi trois bottes ?) et de plusieurs bouteilles vides, on voyait une tête de mort, souvenir d’ostéologie et d’amitié laissé à Philémon par un sien ami, étudiant en médecine. Par suite d’une plaisanterie fort goûtée dans le pays latin, cette tête tenait entre ses dents, magnifiquement blanches, une pipe de terre au fourneau noirci ; de plus, son crâne luisant disparaissait à demi sous un vieux chapeau de fort, résolument posé de côté et tout couvert de fleurs et de rubans fanés. Quand Philémon était ivre, il contemplait longuement cet ossuaire, et s’échappait jusqu’aux monologues les plus dithyrambiques, à propos de ce rapprochement philosophique entre la mort et les folles joies de la vie. Deux ou trois masques de plâtre aux nez et aux mentons plus ou moins ébréchés, cloués au murs, témoignaient de la curiosité passagère de Philémon à l’endroit de la science phrénologique, études patientes et réfléchies, dont il avait tiré cette conclusion rigoureuse : « Qu’ayant à un point extraordinaire la bosse de la dette, il devait se résigner à la facilité de son organisation, qui lui imposait le créancier comme une nécessité vitale ». Sur la cheminée se dressait intact et dans sa majesté le gigantesque verre grande tenue du canotier, accosté d’une théière de porcelaine veuve du goulot, et d’un encrier de bois noir à l’orifice à demi caché sous une couche de végétation verdâtre et moussue.
De temps à autre, le silence de cette retraite était interrompu par le roucoulement des pigeons auxquels Rose-Pompon avait donné une hospitalité cordiale dans le cabinet de travail de Philémon.
Frileuse comme une caille, Rose-Pompon se tenait au coin de cette cheminée, semblant ainsi s’épanouir à la douce chaleur d’un vif rayon de soleil qui l’inondait d’une lumière dorée. Cette drôle de petite créature avait un costume des plus baroques, et qui, pourtant, faisait singulièrement valoir la fraîcheur fleurie de ses dix-sept ans, sa physionomie piquante et son ravissant minois couronné de jolis cheveux blonds, toujours dès le matin soigneusement lissés et peignés. En manière de robe de chambre, Rose-Pompon avait ingénument passé par-dessus sa chemise la grande chemise de laine écarlate de Philémon, distraite de son costume officiel de canotier ; le collet, ouvert et rabattu, laissait voir la blancheur de la toile du premier vêtement de la jeune fille, ainsi que son cou, la naissance de son sein arrondi et ses épaules à fossettes, doux trésor d’un satin si ferme et si poli, que la chemise écarlate semblait se refléter sur la peau en une teinte rosée ; les bras frais et potelés de la grisette sortaient à demi des larges manches retroussées ; et l’on voyait aussi à demi, et croisées l’une sur l’autre, ses jambes charmantes, maintenant chaussées d’un bas blanc bien tiré, coupé à la cheville par un petit brodequin. Une cravate de soie noire serrant la chemise écarlate à taille de guêpe de Rose-Pompon, au-dessus de ses hanches, dignes du religieux enthousiasme d’un moderne Phidias, donnait à ce vêtement, peut-être un peu trop voluptueusement accusateur, une grâce très originale. Nous avons prétendu que le feu auquel se chauffait Rose-Pompon était étrange… qu’on en juge : l’effrontée, la prodigue, se trouvant à court de bois, se chauffait économiquement avec des embauchoirs de Philémon qui, du reste, offraient à l’œil un combustible d’une admirable régularité.
Nous avons prétendu que le déjeuner de Rose-Pompon était singulier… qu’on en juge : sur une petite table placée devant elle était une cuvette où elle avait récemment plongé son frais minois dans une eau non moins fraîche que lui. Au fond de cette cuvette, complaisamment changée en saladier, Rose-Pompon prenait, il faut bien l’avouer, du bout de ses doigts, de grandes feuilles de salade verte comme un pré, vinaigrée à étrangler ; puis elle croquait ses verdures de toutes les forces de ses petites dents blanches, d’un émail trop inaltérable pour s’agacer. Pour boisson, elle avait préparé un verre d’eau et de sirop de groseilles, dont elle activait le mélange avec une petite cuiller de moutardier en bois. Enfin, comme hors-d’œuvre, on voyait une douzaine d’olives dans un de ces baguiers de verre bleu et opaque à vingt-cinq sous. Son dessert se composait de noix qu’elle s’apprêtait à faire à demi griller sur une pelle rougie au feu des embauchoirs de Philémon. Que Rose-Pompon, avec une nourriture d’un choix si incroyable et si sauvage, fût digne de son nom par la fraîcheur de son teint, c’est un de ces divins miracles qui révèlent la toute-puissance de la jeunesse et de la santé.
Rose-Pompon, après avoir croqué sa salade, allait croquer ses olives, lorsque l’on frappa discrètement à sa porte, modestement verrouillée à l’intérieur.
– Qui est là ? dit Rose-Pompon.
– Un ami… un vieux de la vieille, répondit une voix sonore et joyeuse. Vous vous enfermez donc ?
– Tiens !… c’est vous, Nini-Moulin ?
– Oui, ma pupille chérie… Ouvrez-moi donc tout de suite… Ça presse !
– Vous ouvrir ?… Ah bien, par exemple !… faite comme je suis, ça serait gentil !
– Je crois bien… que faite comme vous l’êtes ça serait gentil, et très gentil encore, ô la plus rose de tous les pompons dont l’Amour ait jamais orné son carquois !!!
– Allez donc prêcher le carême et la morale dans votre journal… gros apôtre ! dit Rose-Pompon en allant restituer la chemise écarlate au costume de Philémon.
– Ah çà ! est-ce que nous allons converser longtemps ainsi à travers la porte, pour la plus grande édification des voisins ? dit Nini-Moulin. Songez que j’ai des choses très graves à vous apprendre, des choses qui vont vous renverser.
– Donnez-moi donc le temps de passer une robe… gros tourment !
– Si c’est à cause de ma pudeur, ne vous exagérez pas la susceptibilité ; je ne suis pas bégueule, je vous accepterai très bien comme vous êtes.
– Et dire qu’un monstre pareil est le chéri de toutes les sacristies ! dit Rose-Pompon en ouvrant la porte et en finissant d’agrafer une robe à sa taille de nymphe.
– Ah ! vous voilà donc enfin revenu au colombier, gentil oiseau voyageur ! dit Nini-Moulin en croisant les bras et en toisant Rose-Pompon avec un sérieux comique. Et d’où sortez-vous, s’il vous plaît ? Voilà trois jours que vous n’avez pas niché ici, vilaine petite colombe.
– C’est vrai… je suis de retour seulement depuis hier soir. Vous êtes donc venu pendant mon absence ?
– Je suis venu tous les jours… et plutôt deux fois qu’une, mademoiselle, car j’ai des choses très graves à vous dire.
– Des choses graves ! Alors, nous allons joliment rire.
– Pas du tout, c’est très sérieux, dit Nini-Moulin en s’asseyant. Mais d’abord, qu’est-ce que vous avez fait pendant ces trois jours que vous avez déserté le domicile… conjugal et philémonique ?… Il faut que je sache cela avant de vous en apprendre davantage.
– Voulez-vous des olives ? dit Rose-Pompon en grignotant une de ces oléagineuses.
– Voilà votre réponse… je comprends… Malheureux Philémon !
– Il n’y a pas de malheureux Philémon là-dedans, mauvaise langue. Clara a eu un mort dans sa maison, et pendant les premiers jours qui ont suivi l’enterrement, elle a eu peur de passer les nuits toute seule.
– Je croyais Clara très suffisamment pourvue… contre ces craintes-là…
– C’est ce qui vous trompe, énorme vipère ! puisque je suis allée chez cette pauvre fille pour lui tenir compagnie.
À cette affirmation, l’écrivain religieux chantonna entre ses dents d’un air parfaitement incrédule et narquois.
– C’est-à-dire que j’ai fait des traits à Philémon ! s’écria Rose-Pompon en cassant une noix avec l’indignation de la vertu injustement soupçonnée.
– Je ne dis pas des traits, mais un seul petit mignon et couleur de rose… Pompon.
– Je vous dis que ce n’était point pour mon plaisir que je me suis absentée d’ici… au contraire, car pendant ce temps là… cette pauvre Céphyse a disparu…
– Oui, la reine Bacchanal est en voyage, la mère Arsène m’a dit cela ; mais quand je vous parle Philémon vous me répondez Céphyse… ça n’est pas clair.
– Que je sois mangée par la panthère noire que l’on montre à la Porte-Saint-Martin, si je ne dis pas vrai !… Et à propos de ça, il faudra que vous louiez deux stalles pour me mener voir ces animaux, mon petit Nini-Moulin. On dit que c’est des amours de bêtes féroces.
– Ah çà ! êtes-vous folle ?
– Comment ?
– Que je guide votre jeunesse comme un aïeul chicard au milieu des tulipes plus ou moins orageuses, à la bonne heure, je ne risque pas d’y trouver mes religieux bourgeois ; mais vous mener justement à un spectacle de carême, puisqu’il n’y a que la représentation des bêtes… je n’aurais qu’à rencontrer là mes sacristains, je serais gentil avec vous sous le bras !
– Vous mettrez un faux nez… et des sous-pieds à votre pantalon, mon gros Nini, on ne vous reconnaîtra pas…
– Il ne s’agit pas de faux nez, mais de ce que j’ai à vous apprendre, puisque vous m’assurez que vous n’avez aucune intrigue.
– Je le jure, dit solennellement Rose-Pompon en étendant horizontalement sa main gauche, pendant que de la droite elle portait une noix à ses dents ; puis elle ajouta d’un air surpris en considérant le paletot-sac de Nini-Moulin :
– Ah ! mon Dieu ! comme vous avez de grosses poches… Qu’est-ce qu’il y a donc là-dedans ?
– Il y a des choses qui vous concernent, Rose-Pompon, dit gravement Dumoulin.
– Moi ?
– Rose-Pompon, dit tout à coup Nini-Moulin d’un air majestueux, voulez-vous avoir équipage ? voulez-vous au lieu d’habiter cet affreux taudis, avoir un charmant appartement ? voulez-vous enfin être mise comme une duchesse !
– Allons… encore des bêtises… Voyons, prenez-vous des olives ?… sinon je mange tout… il n’en reste qu’une…
Nini-Moulin fouilla, sans répondre à cette offre gastronomique, dans l’une de ses poches, en retira un écrin renfermant un fort joli bracelet, et le fit miroiter aux yeux de la jeune fille.
– Ah ! le délicieux bracelet ! s’écria-t-elle en frappant dans ses petites mains. Un serpentin vert qui se mord la queue… l’emblème de mon amour pour Philémon.
– Ne me parlez pas de Philémon… ça me gêne, dit Nini-Moulin en agrafant le bracelet au poignet de Rose-Pompon, qui le laissa faire en riant comme une folle et lui dit :
– C’est un achat dont on vous a chargé, gros apôtre, et vous en voulez voir l’effet. Eh bien, il est charmant, ce bijou.
– Rose-Pompon, reprit Nini-Moulin, voulez-vous, oui ou non, des domestiques, une loge à l’Opéra et mille francs par mois pour votre toilette !
– Toujours la même plaisanterie ? Bon… allez, dit la jeune fille en faisant scintiller le bracelet tout en mangeant ses noix ; pourquoi toujours la même farce et n’en pas trouver d’autres !
Nini-Moulin plongea de nouveau sa main dans sa poche et en tira cette fois une ravissante chaîne châtelaine qu’il passa au cou de Rose-Pompon.
– Oh ! la belle chaîne ! s’écria la jeune fille en regardant tour à tour l’étincelant bijou et l’écrivain religieux. Si c’est encore vous qui avez choisi cela… vous avez joliment bon goût… Mais avouez que je suis bonne fille de vous servir ainsi de montre à bijoux.
– Rose-Pompon ! reprit Nini-Moulin de plus en plus majestueux, ces bagatelles ne sont rien du tout auprès de ce que vous pouvez prétendre si vous écoutez les conseils de votre vieil ami…
Rose-Pompon commença à regarder Dumoulin avec surprise et lui dit :
– Qu’est-ce que cela signifie, Nini-Moulin ! Expliquez-vous donc ; quels sont ces conseils ?
Dumoulin ne répondit rien, replongea sa mains dans ses intarissables poches ; en tira cette fois un paquet qu’il développa soigneusement : c’était une magnifique mantille de dentelle noire.
Rose-Pompon s’était levée, saisie d’une admiration nouvelle. Dumoulin jeta prestement la riche mantille sur les épaules de la jeune fille.
– Mais c’est superbe ! Je n’ai jamais rien vu de pareil !… Quels dessins !… quelles broderies ! dit Rose-Pompon en examinant tout avec une curiosité naïve et, il faut le dire, parfaitement désintéressée ; puis elle ajouta : Mais c’est donc une boutique que votre poche ! Comment avez-vous tant de belles choses !… Puis partant d’un éclat de rire qui rendit vermeil son joli visage, elle s’écria : J’y suis… j’y suis : c’est la corbeille de noce de Mme Sainte-Colombe ! Je vous en fais mon compliment, c’est choisi !
– Et où diable voulez-vous que je pêche de quoi acheter toutes ces merveilles ! dit Nini-Moulin. Tout ceci, je vous le répète… est à vous si vous voulez, et si vous m’écoutez !
– Comment ! dit Rose-Pompon avec une sorte de stupeur, ce que vous me dites est sérieux !
– Très sérieux.
– Ces propositions de vivre en grande dame !…
– Ces bijoux vous sont garants de la réalité de ces offres.
– Et c’est vous… qui me proposez cela pour un autre, mon pauvre Nini-Moulin !
– Un instant… s’écria l’écrivain religieux avec une pudeur comique ; vous devez me connaître assez, ô ma pupille chérie, pour être certaine que je serais incapable de vous engager à une action malhonnête… ou indécente… Je me respecte trop pour cela… sans compter que ce serait agaçant pour Philémon, qui m’a confié la garde de vos vertus.
– Alors, Nini-Moulin, dit Rose-Pompon de plus en plus stupéfaite, je n’y comprends plus rien, ma parole d’honneur.
– C’est pourtant bien simple… je…
– Ah ! j’y suis… s’écria Rose-Pompon en interrompant Nini-Moulin, c’est un monsieur qui veut m’offrir sa main, son cœur et quelque chose pour mettre avec… Vous ne pouviez pas me dire ça tout de suite ?
– Un mariage ? ah bien oui ! dit Dumoulin en haussant les épaules.
– Il ne s’agit pas de mariage ? dit Rose-Pompon en retombant dans sa première surprise.
– Non.
– Et les propositions que vous me faites sont honnêtes, mon gros apôtre ?
– On ne peut plus honnêtes. (Et Dumoulin disait vrai.)
– Je n’aurai pas à être infidèle à Philémon.
– Non.
– Ou fidèle à quelqu’un.
– Pas davantage.
Rose-Pompon resta confondue ; puis elle reprit :
– Ah çà ! voyons, ne plaisantons pas. Je ne suis pas assez sotte pour me figurer que l’on me fera vivre en duchesse, le tout pour mes beaux yeux… s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, ajouta la sournoise avec une hypocrite modestie.
– Vous pouvez parfaitement vous exprimer ainsi.
– Mais enfin, dit Rose-Pompon de plus en plus intriguée, qu’est-ce qu’il faudra que je donne en retour ?
– Rien du tout.
– Rien ?
– Pas seulement ça, et Nini-Moulin mordit le bout de son ongle.
– Mais qu’est-ce qu’il faudra que je fasse, alors ?
– Il faudra vous faire aussi gentille que possible ; vous dorloter, vous amuser, vous promener en voiture. Vous le voyez, ça n’est pas bien fatigant… sans compter que vous contribuerez à une bonne action.
– En vivant en duchesse ?
– Oui… ainsi, décidez-vous ; ne me demandez pas plus de détails, je ne pourrais vous les donner… du reste, vous ne serez pas retenue malgré vous… essayez… de la vie que je vous propose ; si elle vous convient… vous la continuerez, sinon, vous reviendrez dans votre philémonique ménage.
– Au fait.
– Essayez toujours, que risquez-vous ?
– Rien ; mais je ne puis croire que tout cela soit vrai. Et puis, ajouta-t-elle en hésitant, je ne sais si je dois…
Nini-Moulin alla à la fenêtre, l’ouvrit et dit à Rose-Pompon, qui accourut :
– Regardez… à la porte de la maison.
– Une très jolie petite voiture, ma foi ! Dieu ! qu’on doit être bien là-dedans !
– Cette voiture est la vôtre. Elle vous attend.
– Comment ! elle m’attend ? dit Rose-Pompon, il faudrait me décider aussitôt que ça ?
– Ou pas du tout…
– Aujourd’hui ?
– À l’instant.
– Mais où me conduisez-vous !
– Est-ce que je le sais !
– Vous ne savez pas où vous me conduisez ?
– Non… (et Dumoulin disait encore vrai) le cocher a des ordres.
– Savez-vous que c’est joliment drôle tout cela, Nini-Moulin !
– Je l’espère bien… si ce n’était pas drôle… où serait le plaisir !
– Vous avez raison.
– Ainsi vous acceptez. À la bonne heure ; j’en suis ravi pour vous et pour moi.
– Pour vous !
– Oui, parce qu’en acceptant vous me rendez un grand service…
– À vous !… et comment !
– Peu vous importe, pourvu que je sois votre obligé.
– C’est juste…
– Allons… partons-nous !
– Bah !… après tout… on ne me mangera pas, dit résolument Rose-Pompon.
Et elle alla prendre en sautillant un bibi rose comme sa jolie figure, et s’avança devant une glace fêlée, le posa extrêmement à la chien sur ses bandeaux de cheveux blonds ; ce qui, en découvrant son cou blanc ainsi que la soyeuse racine de son épais chignon, donnait en même temps la physionomie la plus lutine, nous ne voudrions pas dire la plus libertine, à sa jolie petite mine.
– Mon manteau ! dit-elle à Nini-Moulin, qui semblait être délivré d’une grande inquiétude depuis qu’elle avait accepté.
– Fi donc !… un manteau, répondit le sigisbée, qui, fouillant une dernière fois dans une dernière poche, véritable bissac, en retira un beau châle de cachemire, qu’il jeta sur les épaules de Rose-Pompon.
– Un cachemire !!! s’écria la jeune fille, toute palpitante d’aise et de joyeuse surprise.
Puis elle ajouta avec une contenance héroïque :
– C’est fini… je me risque…
Et elle descendit légèrement, suivie de Nini-Moulin. La brave fruitière-charbonnière était à sa boutique.
– Bonjour, mademoiselle ; vous êtes matinale aujourd’hui, dit-elle à la jeune fille.
– Oui, mère Arsène… voilà ma clef.
– Merci, mademoiselle.
– Ah ! mon Dieu !… mais j’y pense, dit soudain Rose-Pompon à voix basse, en se retournant vers Nini-Moulin et s’éloignant de la portière, et Philémon !
– Philémon !
– S’il arrive…
– Ah ! diable !… dit Nini-Moulin en se grattant l’oreille.
– Oui, si Philémon arrive… que lui dira-t-on, car je serai peut-être longtemps absente ?
– Trois ou quatre mois, je suppose.
– Pas davantage ?
– Je ne crois pas.
– Alors, c’est bon, dit Rose-Pompon ; puis revenant auprès de la charbonnière, après un moment de réflexion, elle lui dit :
– Mère Arsène, si Philémon arrivait, vous lui diriez que… je suis sortie… pour affaires…
– Oui, mademoiselle.
– Et qu’il n’oublie pas de donner à manger à mes pigeons, qui sont dans son cabinet.
– Oui, mademoiselle.
– Adieu, mère Arsène.
– Adieu, mademoiselle.
Et Rose-Pompon monta triomphalement en voiture avec Nini-Moulin.
– Que le diable m’emporte si je sais tout ce que cela va devenir ! se dit Jacques Dumoulin pendant que la voiture s’éloignait de la rue Clovis. J’ai réparé ma sottise ; maintenant je me moque du reste.
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