Le Juif Errant

| 16.28 - L'attente.

 

 

 

Par une singulière coïncidence de pensée, Adrienne avait voulu, ainsi que Djalma, être vêtue comme elle l’était lors de sa première entrevue avec lui dans la maison de la rue Blanche.
 
Pour le lieu de cette entrevue, si solennelle au point de vue de son bonheur, Mlle de Cardoville, avec son tact naturel, avait choisi le grand salon de réception de l’hôtel de Cardoville, où se voyaient plusieurs portraits de famille. Les plus apparents étaient ceux de son père et de sa mère. Ce salon, fort vaste et d’une grande élévation, était, ainsi que ceux qui le précédaient, meublé avec le luxe imposant du siècle de Louis XV ; le plafond, peint par Lebrun, ayant pour sujet le triomphe d’Apollon, étalait l’ampleur de son dessin, la vigueur de son coloris, au milieu d’une large corniche magnifiquement sculptée et dorée, supportée dans ses angles par quatre pendentifs composés de grandes figures aussi dorées, représentant les quatre saisons ; des panneaux recouverts de damas cramoisi, entourés d’encadrements, servaient de fonds aux grands portraits de famille qui ornaient cette pièce.
 
Il est plus facile de concevoir que de peindre les mille émotions diverses dont était agitée Mlle de Cardoville à mesure qu’approchait le moment de son entretien avec Djalma. Leur réunion avait été jusqu’alors empêchée par tant de douloureux obstacles, Adrienne savait ses ennemis si vigilants, si actifs, si perfides, qu’elle doutait encore de son bonheur. À chaque instant, presque malgré elle, son regard interrogeait la pendule ; quelques minutes encore, et l’heure du rendez-vous allait sonner… Enfin cette heure sonna. Chaque coup du timbre retentit longuement au fond du cœur d’Adrienne. Elle pensa que Djalma, sans doute par réserve, ne s’était pas permis de devancer l’instant fixé par elle ; loin de le blâmer de cette discrétion, elle lui en sut gré ; mais, de ce moment, au moindre bruit qu’elle entendait dans les salons voisins, suspendant sa respiration, elle prêtait l’oreille avec espérance. Pendant les premières minutes qui suivirent l’heure où elle attendait Djalma, Mlle de Cardoville ne conçut aucune crainte sérieuse, et calma son impatience un peu inquiète par ce calcul, très puéril, très niais, aux yeux des gens qui n’ont jamais connu la fiévreuse agitation d’une attente heureuse, en se disant que la pendule de la maison de la rue Blanche pouvait retarder de quelque peu sur la pendule de la rue d’Anjou. Mais à mesure que cette différence supposée, d’ailleurs fort concevable, se changea en un retard d’un quart d’heure… de vingt minutes… et plus, Adrienne ressentit une angoisse croissante ; deux ou trois fois, la jeune fille, se levant le cœur palpitant, alla sur la pointe du pied écouter à la porte du salon… Elle n’entendit plus rien… La demie de trois heures sonna. Ne pouvant surmonter sa frayeur naissante, et se rattachant à un dernier espoir, elle revint auprès de la cheminée, puis sonna, après avoir, pour ainsi dire, composé son visage, afin qu’il ne trahît aucune émotion.
 
Au bout de quelques secondes, un valet de chambre à cheveux gris, vêtu de noir, ouvrit la porte et attendit dans un respectueux silence les ordres de sa maîtresse ; celle-ci lui dit d’une voix calme :
 
– André, priez Hébé de vous donner un flacon que j’ai oublié sur la cheminée de ma chambre, et apportez-le-moi.
 
André s’inclina ; au moment où il allait sortir du salon pour exécuter l’ordre d’Adrienne, ordre qu’elle n’avait donné que pour pouvoir faire une autre question dont elle voulait dissimuler l’importance aux yeux de ses gens instruits de la prochaine venue du prince, Mlle de Cardoville ajouta d’un air indifférent en montrant la pendule :
 
– Cette pendule… va-t-elle bien ?
 
André tira sa montre, y jeta les yeux et répondit :
 
– Oui, mademoiselle ; je me suis réglé sur les Tuileries ; il est aussi trois heures et demie passées à ma montre.
 
– C’est bien… je vous remercie… dit Adrienne avec bonté.
 
André s’inclina, et, avant de sortir, il dit à Adrienne :
 
– J’oubliais de prévenir mademoiselle que M. le maréchal Simon est venu il y a une heure ; comme la porte de mademoiselle était fermée pour tout le monde, excepté pour monsieur le prince, on a dit que mademoiselle ne recevait pas.
 
– C’est bien, dit Adrienne.
 
André s’inclina de nouveau, quitta le salon, et tout retomba dans le silence. Par cela même que jusqu’à la dernière minute de l’heure de son entrevue avec Djalma, l’espérance d’Adrienne n’avait pas été troublée par le plus léger doute, la déception dont elle commençait à souffrir était d’autant plus affreuse ; jetant alors un regard navré sur l’un des portraits placés au-dessus d’elle et latéralement à la cheminée, elle murmura avec un accent plaintif et désolé :
 
– Ô ma mère !
 
À peine Mlle de Cardoville avait-elle prononcé ces mots, que le roulement sourd d’une voiture qui entrait dans la cour de l’hôtel ébranla légèrement les vitres. La jeune fille tressaillit et ne put retenir un léger cri de joie ; son cœur bondit au-devant de Djalma : car, cette fois, elle sentait, pour ainsi dire, que c’était lui. Elle en était aussi certaine que si de ses yeux elle avait vu le prince. Elle se rassit en essuyant une larme suspendue à ses longs cils ; sa main tremblait comme la feuille. Le bruit assez retentissant de plusieurs portes dont on ouvrait successivement les battants prouva bientôt à la jeune fille la certitude de ses prévisions. Les deux vantaux dorés de la porte du salon roulèrent sur leurs gonds, et le prince parut. Pendant qu’un second valet de chambre refermait la porte, André, entrant quelques secondes après Djalma, pendant que celui-ci s’approchait d’Adrienne, alla déposer, sur une table dorée à portée de la jeune fille, un petit plateau de vermeil où se trouvait un flacon de cristal ; puis la porte se referma. Le prince et Mlle de Cardoville restèrent seuls.