Le Juif Errant

| 10.06 - Le rendez-vous.

 

 

 

Il est huit heures du soir, la pluie fouette les vitres de la chambre de Françoise Baudoin, rue Brise-Miche, tandis que de violentes rafales de vent ébranlent la porte et les fenêtres mal closes. Le désordre et l’incurie de cette modeste demeure, ordinairement tenue avec tant de soin, témoignent de la gravité des tristes événements qui ont bouleversé des existences jusqu’alors si paisibles dans leur obscurité. Le sol carrelé est souillé de boue, une épaisse couche de poussière a envahi les meubles, naguère reluisants de propreté. Depuis que Françoise a été emmenée par le commissaire, le lit n’a pas été fait ; la nuit, Dagobert s’y est jeté tout habillé pendant quelques heures lorsque, épuisé de fatigue, brisé de désespoir, il rentrait après de nouvelles et vaines tentatives pour découvrir la retraite de Rose et de Blanche.
 
Sur la commode, une bouteille, un verre, quelques débris de pain dur, prouvent la frugalité du soldat, réduit, pour toute ressource, à l’argent du prêt que le mont-de-piété avait fait sur les objets portés en gage par la Mayeux, après l’arrestation de Françoise.
 
À la pâle lueur d’une chandelle placée sur le petit poêle de fonte alors froid comme le marbre, car la provision de bois est depuis longtemps épuisée, on voit la Mayeux, assise et sommeillant sur une chaise, la tête penchée sur sa poitrine ; ses mains cachées sous son tablier d’indienne et ses talons appuyés sur le dernier barreau de la chaise ; de temps à autre elle frissonne sous ses vêtements humides. Après cette journée de fatigues, d’émotions si diverses, la pauvre créature n’avait pas mangé (y eût-elle songé, qu’elle n’avait pas de pain chez elle) ; attendant le retour de Dagobert et d’Agricol, elle cédait à une somnolence agitée, hélas ! bien différente d’un calme et bon sommeil réparateur. De temps à autre, la Mayeux, inquiète, ouvrait à demi les yeux, regardait autour d’elle ; puis, de nouveau vaincue par un irrésistible besoin de repos, sa tête retombait sur sa poitrine.
 
Au bout de quelques minutes de silence seulement interrompu par le bruit du vent, un pas lent et pesant se fit entendre sur le palier.
 
La porte s’ouvrit. Dagobert entra, suivi de Rabat-Joie.
 
Réveillée en sursaut, la Mayeux redressa vivement la tête, se leva, alla rapidement vers le père d’Agricol et dit :
 
– Eh bien, monsieur Dagobert… avez-vous de bonnes nouvelles ?… avez-vous ?…
 
La Mayeux ne put continuer, tant elle fut frappée de la sombre expression des traits du soldat ; absorbé dans ses réflexions, il ne sembla d’abord pas apercevoir l’ouvrière, se jeta sur une chaise avec accablement, mit ses coudes sur la table et cacha sa figure dans ses mains.
 
Après une assez longue méditation, il se leva et dit à mi-voix :
 
– Il le faut !… il le faut !… Faisant alors quelques pas dans la chambre, Dagobert regarda autour de lui comme s’il eût cherché quelque chose ; enfin, après une minute d’examen, avisant auprès du poêle une barre de fer de deux pieds environ, servant à enlever le couvercle de fonte de ce calorifère lorsqu’il était trop brûlant, il la prit, la considéra attentivement, la soupesa, puis la posa sur la commode d’un air satisfait.
 
La Mayeux, surprise du silence prolongé de Dagobert, suivait ses mouvements avec une curiosité timide et inquiète ; bientôt sa surprise fit place à l’effroi lorsqu’elle vit le soldat prendre son havresac déposé sur une chaise, l’ouvrir, et en tirer une paire de pistolets de poche dont il fit jouer les batteries avec précaution. Saisie de frayeur, l’ouvrière ne put s’empêcher de s’écrier :
 
– Mon Dieu !… monsieur Dagobert… que voulez-vous faire ?
 
Le soldat regarda la Mayeux comme s’il l’apercevait seulement pour la première fois et lui dit d’une voix cordiale mais brusque :
 
– Bonsoir, ma bonne fille… Quelle heure est-il ?
 
– Huit heures… viennent de sonner à Saint-Merri, monsieur Dagobert.
 
– Huit heures… dit le soldat en se parlant à lui-même, seulement huit heures !
 
Et posant les pistolets à côté de la barre de fer, il parut réfléchir de nouveau en jetant les yeux autour de lui.
 
– Monsieur Dagobert, se hasarda de dire la Mayeux, vous n’avez donc pas de bonnes nouvelles ?…
 
– Non…
 
Ce seul mot fut dit par le soldat d’un ton si bref, que la Mayeux, n’osant pas l’interroger davantage, alla se rasseoir en silence. Rabat-Joie vint appuyer sa tête sur les genoux de la jeune fille et suivit aussi curieusement qu’elle-même tous les mouvements de Dagobert.
 
Celui-ci, après être resté de nouveau pensif pendant quelques moments, s’approcha du lit, y prit un drap, parut en mesurer et en supputer la longueur, puis il dit à la Mayeux en se retournant vers elle :
 
– Des ciseaux…
 
– Mais, monsieur Dagobert…
 
– Voyons… ma bonne fille… des ciseaux… reprit Dagobert d’un ton bienveillant, mais qui annonçait qu’il voulait être obéi.
 
L’ouvrière prit des ciseaux dans le panier à ouvrage de Françoise et les présenta au soldat.
 
– Maintenant, tenez l’autre bout du drap, ma fille, et tendez-le ferme…
 
En quelques minutes, Dagobert eut fendu le drap dans sa longueur en quatre morceaux, qu’il tordit ensuite très serré, de façon à faire des espèces de cordes, fixant de loin en loin, au moyen de rubans de fil que lui donna l’ouvrière, la torsion qu’il avait imprimée au linge ; de ces quatre tronçons, solidement noués les uns au bout des autres, Dagobert fit une corde de vingt pieds au moins. Cela ne lui suffisait pas ; car il dit, en se parlant à lui-même :
 
– Maintenant il me faudrait un crochet…
 
Et il chercha de nouveau autour de lui. La Mayeux, de plus en plus effrayée, car elle ne pouvait plus douter des projets de Dagobert, lui dit timidement :
 
– Mais, monsieur Dagobert… Agricol n’est pas encore rentré… s’il tarde autant… c’est que sans doute il a de bonnes nouvelles…
 
– Oui, dit le soldat avec amertume en cherchant toujours des yeux autour de lui l’objet qui lui manquait, de bonnes nouvelles dans le genre des miennes.
 
Et il ajouta :
 
– Il me faudrait pourtant un fort grappin de fer…
 
En furetant de côté et d’autre, le soldat trouva un des gros sacs de toile grise à la couture desquels travaillait Françoise. Il le prit, l’ouvrit, et dit à la Mayeux :
 
– Ma fille, mettez là-dedans la barre de fer et la corde ; ce sera plus commode à transporter… là-bas…
 
– Grand Dieu ! s’écria la Mayeux en obéissant à Dagobert, vous partirez sans attendre Agricol, monsieur Dagobert… lorsqu’il a peut-être de bonnes choses à vous apprendre ?…
 
– Soyez tranquille, ma fille… j’attendrai mon garçon… je ne peux partir d’ici qu’à dix heures… J’ai le temps…
 
– Hélas ! monsieur Dagobert ! vous avez donc perdu tout espoir ?
 
– Au contraire… j’ai bon espoir… mais en moi…
 
Et ce disant, Dagobert tordit la partie supérieure du sac, de manière à le fermer, puis il le plaça sur la commode, à côté de ses pistolets.
 
– Au moins vous attendrez Agricol, monsieur Dagobert ?
 
– Oui… s’il arrive avant dix heures…
 
– Ainsi mon Dieu ! vous êtes décidé…
 
– Très décidé… Et pourtant, si j’étais assez simple pour croire aux porte-malheur
 
– Quelquefois, monsieur Dagobert les présages ne trompent pas, dit la Mayeux, ne songeant qu’à détourner le soldat de sa dangereuse résolution.
 
– Oui, reprit Dagobert, les bonnes femmes disent cela… et quoique je ne sois pas une bonne femme, ce que j’ai vu tantôt… m’a serré le cœur… Après tout, j’aurai pris sans doute un mouvement de colère pour un pressentiment…
 
– Et qu’avez-vous vu ?
 
– Je peux vous raconter cela, ma bonne fille… Ça nous aidera à passer le temps… et il me dure, allez…
 
Puis s’interrompant :
 
– Est-ce que ce n’est pas une demie qui vient de sonner ?
 
– Oui… monsieur Dagobert ; c’est huit heures et demie.
 
– Encore une heure et demie, dit Dagobert, d’une voix sourde.
 
Puis il ajouta :
 
– Voici ce que j’ai vu… Tantôt, en passant dans une rue, je ne sais laquelle, mes yeux ont été machinalement attirés par une énorme affiche rouge, en tête de laquelle on voyait une panthère noire dévorant un cheval blanc… À cette vue, mon sang n’a fait qu’un tour ; parce que vous saurez, ma bonne Mayeux, qu’une panthère noire a dévoré un pauvre cheval blanc que j’avais, le compagnon de Rabat-Joie que voilà… et qu’on appelait Jovial…
 
À ce nom, autrefois si familier pour lui, Rabat-Joie, couché aux pieds de la Mayeux, releva brusquement la tête et regarda Dagobert.
 
– Voyez-vous… les bêtes ont de la mémoire, il se le rappelle, dit le soldat en soupirant lui-même à ce souvenir.
 
Puis, s’adressant à son chien :
 
– Tu t’en souviens donc, de Jovial ?
 
En entendant de nouveau ce nom prononcé par son maître d’une voix émue, Rabat-Joie grogna et jappa doucement comme pour affirmer qu’il n’avait pas oublié son vieux camarade de route.
 
– En effet, monsieur Dagobert, dit la Mayeux, c’est un triste rapprochement que de trouver en tête de cette affiche cette panthère noire dévorant un cheval.
 
– Ce n’est rien que cela, vous allez voir le reste. Je m’approche de cette affiche et je lis que le nommé Morok, arrivant d’Allemagne, fera voir dans un théâtre différents animaux féroces qu’il a domptés, et entre autres un lion superbe, un tigre, et une panthère noire de Java nommée la Mort.
 
– Ce nom fait peur, dit la Mayeux.
 
– Et il vous fera plus peur encore, mon enfant, quand vous saurez que cette panthère est la même qui a étranglé mon cheval près de Leipzig, il y a quatre mois.
 
– Ah ! mon Dieu… vous avez raison, monsieur Dagobert, dit la Mayeux, c’est effrayant !
 
– Attendez encore, dit Dagobert dont les traits s’assombrissaient de plus en plus, ce n’est pas tout… C’est à cause de ce nommé Morok, le maître de cette panthère, que moi et mes pauvres enfants nous avons été emprisonnés à Leipzig.
 
– Et ce méchant homme est à Paris !… et il vous en veut ! dit la Mayeux ; oh ! vous avez raison… monsieur Dagobert… il faut prendre garde à vous, c’est un mauvais présage.
 
– Oui… pour ce misérable… si je le rencontre, dit Dagobert d’une voix sourde, car nous avons de vieux comptes à régler ensemble…
 
– Monsieur Dagobert, s’écria la Mayeux en prêtant l’oreille, quelqu’un monte en courant, c’est le pas d’Agricol… il a de bonnes nouvelles… j’en suis sûre…
 
– Voilà mon affaire, dit vivement le soldat sans répondre à la Mayeux, Agricol est forgeron… il me trouvera le crochet de fer qu’il me faut.
 
Quelques instants après, Agricol entrait en effet ; mais, hélas ! du premier coup d’œil l’ouvrière put lire sur la physionomie atterrée de l’ouvrier la ruine des espérances dont elle s’était bercée…
 
– Eh bien ! dit Dagobert à son fils d’un ton qui annonçait clairement la foi qu’il avait dans le succès des démarches tentées par Agricol, eh bien ! quoi de nouveau ?
 
– Ah ! mon père, c’est à en devenir fou, c’est à se briser la tête contre les murs ! s’écria le forgeron avec emportement.
 
Dagobert se tourna vers la Mayeux, et lui dit :
 
– Vous voyez, ma pauvre fille… j’en étais sûr…
 
– Mais vous, mon père, s’écria Agricol, vous avez vu le comte de Montbron ?
 
– Le comte de Montbron est, depuis trois jours, parti pour la Lorraine… voilà mes bonnes nouvelles, répondit le soldat avec une ironie amère ; voyons les tiennes… raconte-moi tout : j’ai besoin d’être bien convaincu qu’en s’adressant à la justice, qui, comme tu le disais tantôt, défend et protège les honnêtes gens, il est des occasions où elle les laisse à la merci des gueux… Oui, j’ai besoin de ça… et puis après d’un crochet… et j’ai compté sur toi… pour les deux choses.
 
– Que veux-tu dire, mon père ?
 
– Raconte d’abord tes démarches… nous avons le temps… huit heures et demie viennent seulement de sonner tout à l’heure… Voyons : en me quittant, où es-tu allé ?
 
– Chez le commissaire qui avait déjà reçu votre déposition.
 
– Que t’a-t-il dit ?
 
– Après avoir très obligeamment écouté ce dont il s’agissait, il m’a répondu : « Ces jeunes filles, sont, après tout, placées dans une maison très respectable… dans un couvent… il n’y a donc pas urgence de les enlever de là… et, d’ailleurs, je ne puis prendre sur moi de violer un domicile religieux sur votre simple déposition ; demain je ferai mon rapport à qui de droit, et l’on avisera plus tard. »
 
– Plus tard… vous voyez, toujours des remises, dit le soldat.
 
– « Mais monsieur, lui ai-je répondu, reprit Agricol, c’est à l’instant, c’est ce soir, cette nuit même, qu’il faut agir ; car si ces jeunes filles ne se trouvent pas demain matin rue Saint-François, elles peuvent éprouver un dommage incalculable… – C’est très fâcheux, m’a répondu le commissaire ; mais, encore une fois, je ne peux, sur votre simple déclaration, ni sur celle de votre père, qui, pas plus que vous, n’est parent ou allié de ces jeunes personnes, me mettre en contravention formelle avec les lois, qu’on ne violerait pas même sur la demande d’une famille. La justice a ses lenteurs et ses formalités, auxquelles il faut se soumettre. »
 
– Certainement, dit Dagobert, il faut s’y soumettre, au risque de se montrer lâche, traître et ingrat…
 
– Et lui as-tu aussi parlé de Mlle de Cardoville ? demanda la Mayeux.
 
– Oui, mais il m’a, à ce sujet, répondu de même… c’était fort grave ; je faisais une déposition, il est vrai, mais je n’apportais aucune preuve à l’appui de ce que j’avançais. « Une tierce personne vous a assuré que Mlle de Cardoville affirmait n’être pas folle, m’a dit le commissaire, cela ne suffit pas : tous les fous prétendent n’être pas fous ; je ne puis donc violer le domicile d’un médecin respectable sur votre seule déclaration. Néanmoins, je la reçois, j’en rendrai compte. Mais il faut que la loi ait son cours… »
 
– Lorsque, tantôt, je voulais agir, dit sourdement Dagobert, est-ce que je n’avais pas prévu tout cela ? pourtant j’ai été assez faible pour vous écouter.
 
– Mais, mon père ce que tu voulais tenter était impossible… et tu t’exposais à de trop dangereuses conséquences, tu en es convenu.
 
– Ainsi, reprit le soldat sans répondre à son fils, on t’a formellement dit, positivement dit, qu’il ne fallait pas songer à obtenir légalement ce soir, ou même demain matin, que Rose et Blanche me soient rendues ?
 
– Non, mon père, il n’y a pas urgence aux yeux de la loi, la question ne pourra être décidée avant deux ou trois jours.
 
– C’est tout ce que je voulais savoir, dit Dagobert en se levant et en marchant de long en large dans la chambre.
 
– Pourtant, reprit son fils, je ne me suis pas tenu pour battu. Désespéré, ne pouvant croire que la justice pût demeurer sourde à des réclamations si équitables… j’ai couru au palais de justice… espérant que peut-être là… je trouverais un juge… un magistrat qui accueillerait ma plainte et y donnerait suite…
 
– Eh bien ? dit le soldat en s’arrêtant.
 
– On m’a dit que le parquet du procureur du roi était tous les jours fermé à cinq heures et ouvert à dix heures ; pensant à votre désespoir, à la position de cette pauvre Mlle de Cardoville, je voulus tenter encore une démarche ; je suis entré dans un poste de troupes de ligne commandé par un lieutenant… je lui ai tout dit ; il m’a vu si ému, je lui parlais avec tant de chaleur, tant de conviction que je l’ai intéressé… « Lieutenant, lui disais-je, accordez-moi seulement une grâce, qu’un sous-officier et deux hommes se rendent au couvent afin d’en obtenir l’entrée légale. On demandera à voir les filles du maréchal Simon ; on leur laissera le choix de rester ou de rejoindre mon père, qui les a amenées de Russie… et l’on verra si ce n’est pas contre leur gré qu’on les retient. »
 
– Et que t’a-t-il répondu, Agricol ? demanda la Mayeux pendant que Dagobert, haussant les épaules, continuait sa promenade.
 
– « Mon garçon, m’a-t-il dit, ce que vous me demandez là est impossible ; je conçois vos raisons, mais je ne peux pas prendre sur moi une mesure aussi grave. Entrer de force dans un couvent, il y a de quoi me faire casser. – Mais alors, monsieur, que faut-il faire ? c’est à en perdre la tête. – Ma foi, je n’en sais rien. Le plus sûr est d’attendre… », me dit le lieutenant… Alors, mon père, croyant avoir fait humainement ce qu’il était possible de faire, je suis revenu… espérant que tu aurais été plus heureux que moi ; malheureusement je me suis trompé.
 
Ce disant, le forgeron, accablé de fatigue, se jeta sur une chaise.
 
Il y eut un moment de silence profond après ces mots d’Agricol qui ruinaient les dernières espérances de ces trois personnes, muettes, anéanties sous le coup d’une inexorable fatalité.
 
Un nouvel incident vint augmenter le caractère sinistre et douloureux de cette scène.