Le Juif Errant

| 15.09 - La mort.

 

 

 

L’espèce de libretto dans lequel se trouvait intercalé le combat de Morok et de la panthère noire était si insignifiant, que la majorité du public n’y prêtait aucune attention, réservant tout son intérêt pour la scène dans laquelle devait paraître le dompteur de bêtes. Cette indifférence du public explique la curiosité produite dans la salle par l’arrivée de Faringhea et de Djalma, curiosité qui se traduisit (comme naguère de nos jours lors de la présence des Arabes dans quelque lieu public) par une légère rumeur et un mouvement général de la foule.
 
La mine si éveillée, si gentille de Rose-Pompon, toujours charmante, malgré sa toilette singulièrement voyante et surtout d’une prétention ridicule pour un pareil théâtre, ses façons très légères et plus que familières à l’égard du bel Indien qui l’accompagnait, augmentaient et avivaient encore la surprise ; car, à ce moment même, Rose-Pompon, cédant, l’effrontée qu’elle était, à un mouvement d’agaçante coquetterie, avait, on l’a dit, approché son gros bouquet de roses de la figure de Djalma pour le lui faire sentir. Mais le prince, à la vue de ce paysage qui lui rappelait son pays, au lieu de paraître sensible à cette gentille provocation, resta quelques minutes rêveur, les yeux attachés sur le théâtre ; alors Rose-Pompon se mit à battre la mesure avec son bouquet sur le devant de sa loge, tandis que le balancement un peu trop cadencé de ses jolies épaules annonçait que cette danseuse endiablée commençait à être possédée d’idées chorégraphiques plus ou moins orageuses, en entendant un pas redoublé fort animé que l’orchestre jouait alors.
 
Placée absolument en face de la loge où venait de s’établir Faringhea, Djalma et Rose-Pompon, Mme de Morinval s’était bien aperçue de l’arrivée de ces nouveaux personnages, et surtout des coquettes excentricités de Rose-Pompon : aussi la jeune marquise, se penchant vers Mlle de Cardoville, toujours absorbée dans ses ineffables souvenirs, lui avait dit en riant :
 
– Ma chère, ce qu’il y a de plus amusant ici n’est pas sur le théâtre… Regardez donc en face de nous.
 
– En face de nous ! répéta machinalement Adrienne.
 
Et après s’être retournée vers Mme de Morinval d’un air surpris, elle jeta les yeux du côté qu’on lui indiquait… Elle regarda…
 
Que vit-elle !… Djalma assis à côté d’une jeune fille qui lui faisait familièrement respirer le parfum de son bouquet. Étourdie, frappée presque physiquement au cœur d’un coup électrique profond, aigu, Adrienne devint d’une pâleur mortelle… Par instinct elle ferma les yeux pendant une seconde, afin de ne pas voir… de même que l’on tâche de détourner le poignard qui, vous ayant déjà frappé, vous menace encore… Puis tout à coup, à sa sensation de douleur, pour ainsi dire matérielle, succéda une pensée terrible pour son amour et sa juste fierté.
 
– Djalma est ici avec cette femme… et il a reçu ma lettre, se disait-elle, ma lettre… où il a pu lire le bonheur qui l’attendait !
 
À l’idée de ce sanglant outrage, la rougeur de la honte, de l’indignation, remplaça la pâleur d’Adrienne, qui, anéantie devant la réalité, se disait encore :
 
– Rodin ne m’avait pas trompée !… Il faut renoncer à rendre la foudroyante rapidité de ces émotions qui vous torturent, qui vous tuent dans l’espace d’une minute… Ainsi Adrienne avait été précipitée du plus radieux bonheur au fond d’un abîme de douleurs atroces en moins d’une seconde… car elle fut à peine une seconde avant de répondre à Mme de Morinval :
 
– Qu’y a-t-il donc de si curieux en face de nous, ma chère Julie ?
 
Cette réponse évasive permettait à Adrienne de reprendre son sang-froid. Heureusement, grâce à ses longues boucles de cheveux, qui, de profil, cachaient presque entièrement ses joues, sa pâleur et sa rougeur subites échappèrent à Mme de Morinval, qui reprit gaiement :
 
– Comment, ma chère, vous ne voyez pas ces Indiens qui viennent d’entrer dans cette loge d’avant-scène… tenez… là… justement en face de la nôtre ?
 
– Ah ! oui… très bien… je les vois, répondit Adrienne d’une voix ferme.
 
– Et vous ne les trouvez pas très curieux ? reprit la marquise.
 
– Allons, mesdames, dit en riant M. de Morinval, un peu d’indulgence pour de pauvres étrangers : ils ignorent nos usages, sans cela s’afficheraient-ils en si mauvaise compagnie à la face de tout Paris ?
 
– En effet, dit Adrienne avec un sourire amer, leur ingénuité est si touchante !… Il faut les plaindre.
 
– Mais c’est qu’elle est malheureusement charmante, cette petite, avec sa robe décolletée et ses bras nus, dit la marquise ; cela doit avoir seize ou dix-sept ans au plus. Regardez-la donc, ma chère Adrienne ; quel dommage !…
 
– Vous êtes dans un jour de charité, vous et votre mari, ma chère Julie, répondit Adrienne ; il faut plaindre ces Indiens, plaindre cette créature… Voyons, qui plaindrons-nous encore ?
 
– Nous ne plaindrons pas ce bel Indien au turban rouge et or, dit la marquise en riant, car, si cela dure… la petite aux rubans cerise va l’embrasser… Par ma foi ! voyez comme elle se penche vers son sultan… Ils sont très amusants, continua-t-elle en partageant l’hilarité de son mari et en lorgnant Rose-Pompon.
 
Puis elle reprit au bout d’une minute, en s’adressant à Adrienne :
 
– Je suis certaine d’une chose, moi… c’est que, malgré ses mines évaporées, cette petite est folle de cet Indien… Je viens de surprendre un regard qui dit beaucoup de choses.
 
– À quoi bon tant de pénétration, ma bonne Julie ? dit doucement Adrienne ; quel intérêt avons-nous à lire dans le cœur de cette jeune fille ?…
 
– Si elle aime son sultan… elle a bien raison, dit le marquis en lorgnant à son tour, car de ma vie je n’ai rencontré quelqu’un de plus admirablement beau que cet Indien. Je ne le vois que de profil, mais ce profil est pur et fin comme un camée antique… Ne trouvez-vous pas, mademoiselle ? ajouta le marquis en se penchant vers Adrienne. Il est bien entendu que c’est une simple question d’art… que je me permets de vous adresser…
 
– Comme objet d’art ? répondit Adrienne ; en effet, c’est fort beau.
 
– Ah çà ! dit la marquise, elle est impertinente, cette petite ! Ne voilà-t-il pas qu’elle nous lorgne !…
 
– Bien ! dit le marquis, et la voilà qui met sans façon sa main sur l’épaule de son Indien pour lui faire sans doute partager l’admiration que vous lui inspirez, mesdames…
 
En effet, Djalma, jusqu’alors distrait par la vue du décor qui lui rappelait son pays, était resté insensible aux agaceries de Rose-Pompon, et n’avait pas encore aperçu Adrienne.
 
– Ah bien, par exemple ! disait Rose-Pompon en s’agitant sur le devant de sa loge et continuant de lorgner Mlle de Cardoville, car c’était elle, et non la marquise qui attirait alors son attention, voilà qui est joliment rare… une délicieuse femme avec des cheveux roux, mais d’un bien joli roux, faut le dire. Regardez donc, prince Charmant !
 
Et, on l’a dit, elle frappa légèrement sur l’épaule de Djalma, qui, à ces mots, tressaillit, tourna la tête, et, pour la première fois, aperçut Mlle de Cardoville.
 
Quoiqu’on l’eût presque préparé à cette rencontre, le prince éprouva un saisissement si violent, qu’éperdu, il allait involontairement se lever, mais il sentit peser vigoureusement sur son épaule la main de fer de Faringhea, qui, placé derrière lui, s’écria rapidement à voix basse et en langue hindoue :
 
– Du courage… et demain cette femme sera à vos pieds.
 
Et comme Djalma faisait un nouvel effort, le métis ajouta pour le contenir :
 
– Tout à l’heure, elle a pâli, rougi de jalousie… pas de faiblesse, ou tout est perdu.
 
– Ah çà ! vous voilà encore à parler votre affreux patois, dit Rose-Pompon à Faringhea en se retournant. D’abord, ce n’est pas poli ; et puis ce langage est si baroque, qu’on dirait, quand vous le parlez, que vous cassez des noix.
 
– Je parle de vous à monseigneur, dit le métis. Il s’agit d’une surprise qu’il vous ménage.
 
– Une surprise… c’est différent. Alors, dépêchez, entendez-vous, prince Charmant ?… ajouta-t-elle en regardant tendrement Djalma.
 
– Mon cœur se brise, dit Djalma d’une voix sourde à Faringhea en employant toujours la langue hindoue.
 
– Et demain il bondira de joie et d’amour, reprit le métis. Ce n’est qu’à force de mépris qu’on réduit une femme fière. Demain… vous dis-je, tremblante et confuse, elle sera suppliante à vos pieds.
 
– Demain… elle me haïra… à la mort ! répondit le prince avec accablement.
 
– Oui… si maintenant elle vous voit faible et lâche… À cette heure, il n’y a plus à reculer… regardez-la donc bien en face, et ensuite prenez le bouquet de cette petite pour le porter à vos lèvres… Aussitôt vous verrez cette femme si fière rougir et pâlir comme tout à l’heure ; alors me croirez-vous ?
 
Djalma, réduit par le désespoir à tout tenter, subissant malgré lui la fascination des conseils diaboliques de Faringhea, regarda pendant une seconde Mlle de Cardoville bien en face, prit d’une main tremblante le bouquet de Rose-Pompon, puis jetant de nouveau les yeux sur Adrienne, il effleura le bouquet de ses lèvres.
 
À cette outrageante bravade, Mlle de Cardoville ne put retenir un tressaillement si brusque, si douloureux, que le prince en fut frappé.
 
– Elle est à vous… lui dit le métis. Voyez-vous, monseigneur, comme elle a frémi… de jalousie… elle est à vous ; courage ! et bientôt elle vous préférera à ce beau jeune homme qui est derrière elle… car c’est lui… qu’elle croyait aimer jusqu’ici.
 
Et comme si le métis eût deviné le soulèvement de rage et de haine que cette révélation devait exciter dans le cœur du prince, il ajouta rapidement :
 
– Du calme… du dédain !… N’est-ce pas cet homme qui maintenant doit vous haïr ?
 
Le prince se contint et passa la main sur son front, que la colère avait rendu brûlant.
 
– Mon Dieu ! qu’est-ce que vous lui contez donc qui l’agace comme ça ? dit Rose-Pompon à Faringhea d’un ton boudeur ; puis s’adressant à Djalma : Voyons, prince Charmant, comme on dit dans les contes de fées, rendez-moi mon bouquet. Et elle le reprit. Vous l’avez porté à vos lèvres, j’aurais presque envie de le croquer… Et elle ajouta tout bas en soupirant et en jetant un regard passionné sur Djalma : ce monstre de Nini-Moulin ne m’a pas trompée… Tout ça est très honnête, je n’ai pas seulement… ça à me reprocher.
 
Et du bout de ses petites dents blanches elle mordit le bout de l’ongle rose de sa main droite, qu’elle avait dégantée.
 
Est-il besoin de dire que la lettre d’Adrienne n’avait pas été remise au prince, et qu’il n’était nullement allé passer la journée à la campagne avec le maréchal Simon ? Depuis trois jours que M. de Montbron n’avait vu Djalma, Faringhea lui avait persuadé qu’en affichant un autre amour, il réduirait Mlle de Cardoville. Quant à la présence de Djalma au théâtre, Rodin avait su par Florine que sa maîtresse allait le soir à la Porte-Saint-Martin.
 
Avant que Djalma l’eût reconnue, Adrienne, sentant ses forces défaillir, avait été sur le point de quitter le théâtre. L’homme qu’elle avait jusqu’alors porté si haut dans son cœur, celui qu’elle avait admiré à l’égal d’un héros et d’un dieu, celui qu’elle avait cru plongé dans un désespoir si affreux, qu’entraînée par la plus tendre pitié, elle lui avait loyalement écrit, afin qu’une douce espérance calmât ses douleurs… celui-là enfin répondait à une généreuse preuve de franchise et d’amour en se donnant ridiculement en spectacle avec une créature indigne de lui. Pour la fierté d’Adrienne, que d’incurables blessures ! Peu lui importait que Djalma crût ou non la rendre témoin de cet indigne affront. Mais lorsqu’elle se vit reconnue par le prince, mais lorsqu’il poussa l’outrage jusqu’à la regarder en face, jusqu’à la braver en portant à ses lèvres le bouquet de la créature qui l’accompagnait, Adrienne, saisie d’une noble indignation, se sentit le courage de rester. Loin de fermer les yeux à l’évidence, elle éprouva une sorte de plaisir barbare à assister à l’agonie, à la mort de son pur et divin amour. Le front haut, l’œil fier et brillant, la joue colorée, la lèvre dédaigneuse, à son tour elle regarda le prince avec une méprisante fermeté ; un sourire sardonique effleura ses lèvres, et elle dit à la marquise, tout occupée, ainsi que bon nombre de spectateurs, de ce qui se passait à l’avant-scène :
 
– Cette révoltante exhibition de mœurs sauvages est du moins parfaitement d’accord avec le reste du programme.
 
– Certes, dit la marquise, et mon cher oncle aura perdu ce qu’il y aura peut-être de plus amusant à voir.
 
– M. de Montbron ? dit vivement Adrienne avec une amertume à peine contenue, oui… il regrettera de ne pas avoir tout vu… Il me tarde qu’il arrive… N’est-ce pas à lui que je dois cette charmante soirée ?
 
Peut-être Mme de Morinval eût remarqué l’expression de sanglante ironie qu’Adrienne n’avait pu complètement dissimuler, si tout à coup un rugissement rauque, prolongé, retentissant, n’eût attiré son attention et celle de tous les spectateurs, restés, nous l’avons dit, jusqu’alors fort indifférents aux scènes de remplissage destinées à amener l’apparition de Morok sur le théâtre. Tous les yeux se tournèrent instinctivement vers la caverne située à gauche du théâtre, au-dessous de la loge de Mlle de Cardoville ; un frisson de curiosité ardente parcourut toute la salle…
 
Un second rugissement encore plus sonore, plus profond, et qui semblait plus irrité que le premier, sortit cette fois du souterrain dont l’ouverture disparaissait à demi sous des broussailles artificielles, faciles à écarter. À ce rugissement, l’Anglais se leva debout de sa petite loge, en sortit presque à mi-corps et se frotta vivement les mains ; puis, complètement immobile, ses gros yeux verts, fixes et brillants, ne quittèrent plus l’entrée de la caverne.
 
À ces hurlements féroces, Djalma avait tressailli, malgré toutes les excitations d’amour, de jalousie, de haine, auxquelles il était en proie. La vue de cette forêt, les rugissements de la panthère lui causèrent une émotion profonde en réveillant de nouveau le souvenir de son pays et de ces chasses meurtrières qui, comme la guerre, ont des enivrements terribles ; il eût tout à coup entendu des clairons et les gongs de l’armée de son père sonner l’attaque, qu’il n’eût pas été transporté d’une ardeur plus sauvage. Bientôt des grondements sourds, comme un tonnerre lointain, couvrirent presque les râlements stridents de la panthère : le lion et le tigre, Judas et Caïn, lui répondaient du fond du théâtre, où étaient leurs cages… À cet effrayant concert, dont ses oreilles avaient été tant de fois frappées au milieu des solitudes de l’Inde, lorsqu’il y campait pour la chasse ou pour la guerre, le sang de Djalma bouillonna dans ses veines, ses yeux étincelèrent d’une ardeur farouche, la tête un peu penchée en avant, les deux mains crispées sur le rebord de la loge, tout son corps frémissait d’un tremblement convulsif. Les spectateurs, le théâtre, Adrienne n’existaient plus pour lui : il était dans une forêt de son pays… et il sentait le tigre…
 
Il se mêlait alors à sa beauté une expression si intrépide, si farouche, que Rose-Pompon le contemplait avec une sorte de frayeur et d’admiration passionnée. Pour la première fois de sa vie, peut-être ses jolis yeux bleus, ordinairement si gais, si malins, peignaient une émotion sérieuse, elle ne pouvait se rendre compte de ce qu’elle ressentait. Son cœur se serrait, battait avec force, comme si quelque malheur allait arriver. Cédant à un mouvement de crainte involontaire elle saisit le bras de Djalma et lui dit :
 
– Ne regardez donc pas ainsi cette caverne, vous me faites peur…
 
Le prince ne l’entendit pas.
 
– Ah ! le voilà ! murmura la foule presque tout d’une voix.
 
Morok paraissait au fond du théâtre… Morok, costumé comme nous l’avons dépeint, portait de plus un arc et un long carquois rempli de flèches. Il descendit lentement la rampe de rochers simulés qui allaient en s’abaissant jusque vers le milieu du théâtre ; de temps à autre il s’arrêtait court, feignant de prêter l’oreille et de ne s’avancer qu’avec circonspection ; en jetant ses regards de côté et d’autre, involontairement sans doute il rencontra les deux gros yeux verts de l’Anglais, dont la loge avoisinait justement la caverne. Aussitôt les traits du dompteur de bêtes se contractèrent d’une manière si effrayante que Mme de Morinval qui l’examinait curieusement à l’aide d’une excellente lorgnette, dit vivement à Adrienne :
 
– Ma chère, cet homme a peur… il lui arrivera malheur…
 
– Est-ce qu’il arrive des malheurs ? répondit Adrienne avec un sourire sardonique, des malheurs au milieu de cette foule si brillante, si parée, si animée… des malheurs… ici ce soir ? Allons donc, ma chère Julie… vous n’y songez pas… c’est dans l’ombre, c’est dans la solitude, qu’un malheur arrive… jamais au milieu d’une foule joyeuse, à l’éclat des lumières.
 
– Ciel ! Adrienne… prenez garde ! s’écria la marquise, ne pouvant retenir un cri d’effroi et saisissant le bras de Mlle de Cardoville comme pour l’attirer à elle :
 
– La voyez-vous ?
 
Et la marquise, de sa main tremblante, désignait l’ouverture de la caverne. Adrienne avança vivement la tête et regarda.
 
– Prenez garde !… ne vous avancez pas tant, lui dit vivement Mme de Morinval.
 
– Vous êtes folle avec vos terreurs, ma chère amie, dit le marquis à sa femme. La panthère est parfaitement bien enchaînée, et brisât-elle sa chaîne, ce qui est impossible, nous serions ici hors de sa portée.
 
Une grande rumeur de curiosité palpitante courut alors dans la salle, tous les regards étaient invinciblement attachés sur la caverne. Entre les broussailles artificielles qu’elle écarta brusquement avec son large poitrail, la panthère noire apparut tout à coup ; par deux fois elle allongea sa tête aplatie, illuminée de ses deux yeux jaunes et flamboyants… puis, ouvrant à demi sa gueule rouge… elle poussa un nouveau rugissement en montrant deux rangées de crocs formidables. Une double chaîne de fer et un collier aussi de fer peint en noir, se confondant avec son pelage d’ébène et l’ombre de la caverne, l’illusion était complète ; le terrible animal semblait être en liberté dans son repaire.
 
– Mesdames, dit tout à coup le marquis, regardez donc les Indiens… ils sont superbes d’émotion.
 
En effet, à la vue de la panthère, l’ardeur farouche de Djalma était arrivée à son comble… ses yeux étincelaient dans leur orbite nacrée comme deux diamants noirs ; sa lèvre supérieure se retroussait convulsivement avec une expression de férocité animale, comme s’il eût été dans un violent paroxysme de colère.
 
Faringhea, alors accoudé sur le bord de la loge, était aussi en proie à une émotion profonde, causée par un hasard étrange.
 
« Cette panthère noire d’une si noire espèce, pensait-il, que je vois ici, à Paris, sur un théâtre, doit être celle que le Malais (le thug ou étrangleur qui avait tatoué Djalma à Java pendant son sommeil) a enlevée toute petite dans son repaire, et vendue à un capitaine européen… Le pouvoir de Bohwanie est partout, » ajoutait le thug dans sa superstition sanguinaire.
 
– Ne trouvez-vous pas, repris le marquis s’adressant à Adrienne, que ces Indiens sont superbes à voir ainsi ?…
 
– Peut-être… ils auront assisté à une chasse pareille dans leur pays, dit Adrienne comme si elle eût voulu évoquer et braver ce qu’il y avait de plus cruel dans ses souvenirs.
 
– Adrienne…, dit tout à coup la marquise à Mlle de Cardoville d’une voix altérée, maintenant voilà le dompteur de bêtes assez près de vous… sa figure n’est-elle pas effrayante à voir ? Je vous dis que cet homme a peur.
 
– Le fait est, ajouta le marquis très sérieusement cette fois, que sa pâleur est affreuse et qu’elle semble augmenter de minute en minute… à mesure qu’il s’approche de ce côté… On dit que s’il perdait son sang-froid une minute il courrait le plus grand péril.
 
– Ah !… ce serait horrible, s’écria la marquise en s’adressant à Adrienne là, sous nos yeux… s’il était blessé…
 
– Est-ce qu’on meurt d’une blessure !… répondit Adrienne à la marquise avec un accent d’une si froide indifférence que la jeune femme regarda Mlle de Cardoville avec surprise et lui dit :
 
– Ah ! ma chère… ce que vous dites là est cruel !…
 
– Que voulez-vous ? c’est l’atmosphère qui nous entoure qui réagit sur moi, dit la jeune fille avec un sourire glacé.
 
– Voyez… voyez… le dompteur de bêtes va tirer sa flèche sur la panthère, dit tout à coup le marquis ; c’est sans doute après qu’il simulera le combat corps à corps.
 
Morok était à ce moment sur le devant du théâtre, mais il lui fallait le traverser dans sa largeur pour arriver jusqu’à l’entrée de la caverne. Il s’arrêta un moment, ajusta une flèche sur la corde de son arc, se mit à genoux derrière un bloc de rocher, visa longtemps… le trait siffla et alla se perdre dans la profondeur de la caverne, où la panthère s’était retirée après avoir un instant montré sa tête menaçante.
 
À peine la flèche eut-elle disparu, que la Mort, irritée à dessein par Goliath alors invisible, poussa un rugissement de colère comme si elle eût été frappée… La pantomime de Morok devint si expressive, il exprima si naturellement sa joie d’avoir atteint la bête féroce, que les bravos frénétiques éclatèrent dans toute la salle. Jetant alors son arc loin de lui, il tira un poignard de sa ceinture, le prit entre ses dents, et se mit à ramper sur ses mains et sur ses genoux, comme s’il eût voulu surprendre dans son repaire la panthère blessée. Pour rendre l’illusion plus parfaite, la Mort, irritée de nouveau par Goliath, qui la frappait avec une barre de fer, la Mort poussa du fond du souterrain des rugissements effroyables.
 
Le sombre aspect de la forêt, à peine éclairée de reflets rougeâtres, était d’un effet si saisissant, les hurlements de la panthère si furieux, les gestes, l’attitude, la physionomie de Morok si empreints de terreur… que la salle, attentive, frémissante, restait dans un silence profond ; toutes les respirations étaient suspendues ; on eût dit qu’un frisson d’épouvante gagnait tous les spectateurs, comme s’ils se fussent attendus à quelque horrible événement.
 
Ce qui rendait la pantomime de Morok d’une vérité si effrayante, c’est qu’en s’approchant ainsi pas à pas de la caverne, il approchait aussi de la loge de l’Anglais… Malgré lui, le dompteur de bêtes, fasciné par la peur, ne pouvait détacher ses yeux des deux gros yeux verts de cet homme ; on eût dit que chacun des brusques mouvements qu’il faisait en rampant répondait à une secousse d’attraction magnétique causée par le regard fixe du sinistre parieur… Aussi, plus Morok se rapprochait de lui, plus sa figure se décomposait et devenait livide. Une fois encore, à la vue de cette pantomime, qui n’était plus un jeu, mais l’expression vraie de l’épouvante, le silence profond, palpitant qui régnait dans la salle, fut interrompu par des acclamations et des transports auxquels se joignirent les rugissements de la panthère et les grondements du lion et du tigre.
 
L’Anglais, presque hors de la loge, les lèvres relevées par son effrayant sourire sardonique, ses gros yeux toujours fixes, était haletant, oppressé. La sueur coulait de son front chauve et rouge, comme s’il eût véritablement dépensé une incroyable force magnétique pour attirer Morok, qu’il voyait bientôt à l’entrée de la caverne.
 
Le moment était décisif. Accroupi, ramassé sur lui-même, son poignard à la main, suivant du geste et de l’œil tous les mouvements de la Mort, qui, rugissante, irritée, ouvrant sa gueule énorme, semblait vouloir défendre l’entrée de son repaire, Morok attendait le moment de se jeter sur elle.
 
Il y a une telle fascination dans le danger qu’Adrienne partagea malgré elle le sentiment de curiosité poignante mêlée d’effroi qui faisait palpiter tous les spectateurs : penchée comme la marquise, plongeant du regard sur cette scène d’un intérêt effrayant, la jeune fille tenait machinalement à la main son bouquet indien qu’elle avait toujours conservé.
 
Tout à coup Morok jeta un cri sauvage en s’élançant sur la Mort, qui répondit à ce cri par un rugissement éclatant en se précipitant sur son maître avec tant de furie, qu’Adrienne, épouvantée, croyant voir cet homme perdu, se rejeta en arrière cachant sa figure dans ses deux mains.
 
Son bouquet lui échappa, tomba sur la scène, et roula dans la caverne où luttaient la panthère et Morok.
 
Prompt comme la foudre, souple et agile comme un tigre, cédant à l’emportement de son amour et à l’ardeur farouche excitée en lui par les rugissements de la panthère, Djalma fut d’un bond sur le théâtre, tira son poignard et se précipita dans la caverne pour y saisir le bouquet d’Adrienne. À cet instant, un cri épouvantable de Morok blessé appelait à l’aide… La panthère, plus furieuse encore à la vue de Djalma, fit un effort désespéré pour rompre sa chaîne ; n’y pouvant parvenir, elle se dressa sur ses pattes de derrière afin d’enlacer Djalma, alors à la portée de ses griffes tranchantes. Baisser la tête, se jeter à genoux et en même temps lui plonger à deux reprises son poignard dans le ventre avec la rapidité de l’éclair, ce fut ainsi que Djalma échappa à une mort certaine ; la panthère rugit en retombant de tout son poids sur le prince… Pendant une seconde que dura sa terrible agonie, on ne vit qu’une masse confuse et convulsive de membres noirs, de vêtement blancs ensanglantés… puis enfin Djalma se releva pâle, sanglant, blessé ; alors, debout, l’œil étincelant d’un orgueil sauvage, le pied sur le cadavre de la panthère… tenant à la main le bouquet d’Adrienne, il jeta sur elle un regard qui disait son amour insensé.
 
Alors seulement aussi Adrienne sentit ses forces l’abandonner, car un courage surhumain lui avait donné la puissance d’assister aux effroyables péripéties de cette lutte.