| 2.02 - Les ordres (1)
Après avoir surmonté l’émotion involontaire que lui avait causée le nom ou le souvenir du général Simon, le maître de Rodin lui dit : – N’ouvrez pas encore ces lettres de Leipzig, de Charlestown et de Batavia ; les renseignements qu’elles donnent, sans doute, se classeront tout à l’heure d’eux-mêmes. Cela nous épargnera un double emploi de temps. Le secrétaire regarda son maître d’un air interrogatif. L’autre reprit : – Avez-vous terminé la note relative à l’affaire des médailles ? – La voici… Je finissais de la traduire en chiffres. – Lisez-la moi, et, selon l’ordre des faits, vous ajouterez les nouvelles informations que doivent renfermer ces trois lettres. – En effet, dit Rodin, ces informations se trouveront ainsi à leur place. – Je veux voir, reprit l’autre, si cette note est claire et suffisamment explicative, car vous n’avez pas oublié que la personne à qui elle est destinée ne doit pas tout savoir ? – Je me le suis rappelé, et c’est dans ce sens que je l’ai rédigée… – Lisez. M. Rodin lut ce qui suit, très posément et très lentement : « Il y a cent cinquante ans, une famille française, protestante, s’est expatriée volontairement dans la prévision de la prochaine révocation de l’édit de Nantes, et dans le dessein de se soustraire aux rigoureux et justes arrêts déjà rendus contre les réformés, ces ennemis indomptables de notre sainte religion. Parmi les membres de cette famille, les uns se sont réfugiés d’abord en Hollande, puis dans les colonies hollandaises, d’autres en Pologne, d’autres en Allemagne, d’autres en Angleterre, d’autres en Amérique. On croit savoir qu’il ne reste aujourd’hui que sept descendants de cette famille, qui a passé par d’étranges vicissitudes de fortune, puisque ses représentants sont aujourd’hui à peu près placés sur tous les degrés de l’échelle sociale, depuis le souverain jusqu’à l’artisan. « Ces descendants directs ou indirects sont : « Filiation maternelle : « Les demoiselles Rose et Blanche Simon, mineures. « (Le général Simon a épousé à Varsovie une descendante de ladite famille.) « Le sieur François Hardy, manufacturier au Plessis, près Paris. « Le prince Djalma, fils de Kadja-Sing, roi de Mondi. « (Kadja-Sing a épousé en 1802 une descendante de ladite famille, alors établie à Batavia (île de Java), possession hollandaise.) « Filiation paternelle : « Le sieur Jacques Rennepont, dit Couche-tout-nu, artisan. « La demoiselle Adrienne de Cardoville, fille du comte de Rennepont, (duc de Cardoville). « Le sieur Gabriel Rennepont, prêtre des missions étrangères. « Chacun des membres de cette famille possède ou doit posséder une médaille de bronze sur laquelle se trouvent gravées les inscriptions ci-jointes : Coté face Coté pile « Ces mots et cette date indiquent qu’il est d’un puissant intérêt pour chacun d’eux de se trouver à Paris le 13 février 1832, et cela, non par représentants ou fondés de pouvoir, mais EN PERSONNE, qu’ils soient majeurs ou mineurs, mariés ou célibataires. Mais d’autres personnes ont un intérêt immense à ce qu’aucun des descendants de cette famille ne se trouve à Paris le 13 février… à l’exception de Gabriel Rennepont, prêtre des missions étrangères. Il faut donc qu’À TOUT PRIX Gabriel soit le seul qui assiste à ce rendez-vous donné aux représentants de cette famille il y a un siècle et demi. Pour empêcher les six autres personnes d’être ou de se rendre à Paris le jour dit, ou pour y paralyser leur présence, on a déjà beaucoup tenté ; mais il reste beaucoup à tenter pour assurer le bon succès de cette affaire, que l’on regarde comme la plus vitale de l’époque, à cause de ses résultats probables… » – Cela n’est que trop vrai, dit le maître de Rodin, en l’interrompant et en secouant la tête d’un air pensif ; ajoutez, en outre, que les conséquences du succès sont incalculables, et que l’on n’ose prévoir celles de l’insuccès… en un mot, qu’il s’agit d’être… presque ou de ne pas être pendant plusieurs années. Aussi faut-il, pour réussir, employer tous les moyens possibles, ne reculer devant rien, toujours en sauvant habilement les apparences. – C’est écrit, dit Rodin après avoir ajouté les mots que son maître venait de lui dicter. – Continuez… Rodin continua : « Pour faciliter ou assurer la réussite de l’affaire en question, il est nécessaire de donner quelques détails particuliers et secrets sur les sept personnes qui représentent cette famille. « On répond de la vérité de ces détails, au besoin on les compléterait de la façon la plus minutieuse ; car, des informations contradictoires ayant eu lieu, on possède des dossiers très étendus, on procédera par ordre de personnes, et l’on parlera seulement des faits accomplis jusqu’à ce jour. » Note n°1. « Les demoiselles Rose et Blanche Simon, sœurs jumelles âgées de quinze ans environ. Figures charmantes, se ressemblant tellement qu’on pourrait prendre l’une pour l’autre ; caractère doux et timide, mais susceptible d’exaltation ; élevées en Sibérie par une mère esprit fort et déiste. Elles sont complètement ignorantes des choses de notre sainte religion. « Le général Simon, séparé de sa femme avant leur naissance, ignore encore à cette heure qu’il a deux filles. « On avait cru les empêcher de se trouver à Paris le 13 février, en faisant envoyer leur mère dans un lieu d’exil beaucoup plus reculé que celui qui lui avait d’abord été assigné ; mais leur mère étant morte, le gouverneur général de la Sibérie, qui nous est tout dévoué d’ailleurs, croyant, par une erreur déplorable, la mesure seulement personnelle à la femme du général Simon, a malheureusement permis à ces jeunes filles de revenir en France sous la conduite d’un ancien soldat. « Cet homme, entreprenant, fidèle, résolu, est noté comme dangereux. « Les demoiselles Simon sont inoffensives. On a tout lieu d’espérer qu’à cette heure elles sont retenues dans les environs de Leipzig. » Le maître de Rodin, l’interrompant, lui dit : – Lisez maintenant la lettre de Leipzig reçue tout à l’heure, vous pourrez compléter l’information. Rodin lut, et s’écria : – Excellente nouvelle ! les deux jeunes filles et leur guide étaient parvenus à s’échapper, pendant la nuit, de l’auberge du Faucon Blanc, mais tous trois ont été rejoints et saisis à une lieue de Mockern ; on les a transférés à Leipzig, où ils sont emprisonnés comme vagabonds ; de plus, le soldat qui leur servait de guide est accusé et convaincu de rébellion, voies de faits et séquestration envers un magistrat. – Il est donc à peu près certain, vu la longueur des procédures allemandes (et d’ailleurs on y pourvoira), que les jeunes filles ne pourront être ici le 13 février, dit le maître de Rodin. Joignez ce dernier fait à la note par un renvoi… Le secrétaire obéit, écrivit en note le résumé de la lettre de Morok et dit : – C’est écrit : – Poursuivez, reprit son maître. Rodin continua à lire. Note n°2. M. François Hardy, manufacturier au Plessis, près Paris. « Homme ferme, riche, intelligent, actif, probe, instruit, idolâtré de ses ouvriers, grâce à des innovations sans nombre touchant leur bien-être ; ne remplissant jamais les devoirs de notre sainte religion : noté comme homme très dangereux ;mais la haine et l’envie qu’il inspire aux autres industriels, surtout à M. le baron Tripeaud, son concurrent, peuvent aisément tourner contre lui. S’il est besoin d’autres moyens d’action sur lui et contre lui, on consultera son dossier ; il est très volumineux : cet homme est depuis longtemps signalé et surveillé. On l’a fait si habilement circonvenir, quant à l’affaire de la médaille, que jusqu’à présent il est complètement abusé sur l’importance des intérêts qu’elle représente ; du reste, il est incessamment épié, entouré, dominé, même à son insu ; un de ses meilleurs amis le trahit, et l’on sait par lui ses plus secrètes pensées. » Note n°3. Le prince Djalma. « Dix-huit ans, caractère énergique et généreux, esprit fier, indépendant et sauvage ; favori du général Simon, qui a pris le commandement des troupes de son père, Kadja-Sing, dans la lutte que celui-ci soutient dans l’Inde contre les Anglais. On ne parle de Djalma que pour mémoire, car sa mère est morte jeune encore, du vivant de ses parents à elle, qui étaient restés à Batavia. Or, ceux-ci étant morts à leur tour, leur modeste héritage n’ayant été réclamé ni par Djalma ni par le roi son père, on a la certitude qu’ils ignorent tous deux les graves intérêts qui se rattachent à la possession de la médaille en question, qui fait partie de l’héritage de la mère de Djalma. » Le maître de Rodin l’interrompit et lui dit : – Lisez maintenant la lettre de Batavia, afin de compléter l’information sur Djalma. Rodin lut et dit : – Encore une bonne nouvelle… M. Josué Van Daël, négociant à Batavia (il a fait son éducation dans notre maison de Pondichéry), a appris par son correspondant de Calcutta que le vieux roi indien a été tué dans la dernière bataille qu’il a livrée aux Anglais. Son fils Djalma, dépossédé du trône paternel, a été provisoirement envoyé dans une forteresse de l’Inde comme prisonnier d’État. – Nous sommes à la fin d’octobre, dit le maître de Rodin. En admettant que le prince Djalma fût mis en liberté et qu’il pût quitter l’Inde maintenant, c’est à peine s’il arriverait à Paris pour le mois de février… – M. Josué, reprit Rodin, regrette de n’avoir pu prouver son zèle en cette circonstance ; si, contre toute probabilité, le prince Djalma était relâché ou s’il parvenait à s’évader, il est certain qu’alors il viendrait à Batavia pour réclamer l’héritage maternel, puisqu’il ne lui reste plus rien au monde. On pourrait dans ce cas compter sur le dévouement de M. Josué Van Daël. Il demande, en retour, par le prochain courrier, des renseignements très précis sur la fortune de M. le baron Tripeaud, manufacturier et banquier, avec lequel il est en relations d’affaires. – À ce sujet vous répondrez d’une manière évasive, M. Josué n’ayant encore montré que du zèle… Complétez l’information de Djalma… avec ces nouveaux renseignements… Rodin écrivit. Au bout de quelques secondes, son maître lui dit avec une expression singulière : – M. Josué ne vous parle pas du général Simon, à propos de la mort du père de Djalma et de l’emprisonnement de celui-ci ? – M. Josué n’en dit pas un mot, répondit le secrétaire en continuant son travail. Le maître de Rodin garda le silence, et se promena pensif dans la chambre. Au bout de quelques instants, Rodin lui dit : – C’est écrit… – Poursuivez… Note n°4. Le sieur Jacques Rennepont, dit Couche-tout-nu. « Ouvrier de la fabrique de M. le baron Tripeaud, le concurrent de M. François Hardy. Cet artisan est un ivrogne, fainéant, tapageur et dépensier ; il ne manque pas d’intelligence, mais la paresse et la débauche l’ont absolument perverti. Un agent d’affaires très adroit, sur lequel je compte, s’est mis en rapport avec une fille Céphyse Soliveau, dite la reine Bacchanal, qui est la maîtresse de cet ouvrier. Grâce à elle, l’agent d’affaires a noué quelques relations avec lui, et on peut le regarder dès à présent comme à peu près en dehors des intérêts qui devraient nécessiter sa présence à Paris le 13 février. » Note n°5. Gabriel Rennepont, prêtre des missions étrangères. « Parent éloigné du précédent ; mais il ignore l’existence de ce parent et de cette parenté. Orphelin abandonné, il a été recueilli par Françoise Baudouin, femme d’un soldat surnommé Dagobert. « Si, contre toute attente, ce soldat venait à Paris, on aurait sur lui un puissant moyen d’action par sa femme. Celle-ci est une excellente créature, ignorante et crédule, d’une piété exemplaire, et sur laquelle on a depuis longtemps une influence et une autorité sans bornes. C’est par elle que l’on a décidé Gabriel à entrer dans les ordres, malgré la répugnance qu’il éprouvait. « Gabriel a vingt-cinq ans ; caractère angélique comme sa figure ; rares et solides vertus ; malheureusement il a été élevé avec son frère adoptif, Agricol, fils de Dagobert. Cet Agricol est poète et ouvrier, excellent ouvrier d’ailleurs ; il travaille chez M. François Hardy ; il est imbu des plus détestables doctrines ; idolâtre sa mère ; probe, laborieux, mais sans aucun sentiment religieux. Noté comme très dangereux, c’est ce qui rendait sa fréquentation si à craindre pour Gabriel. Celui-ci, malgré toutes ses parfaites qualités, donne toujours quelques inquiétudes. On a même dû retarder de s’ouvrir complètement à lui, une fausse démarche pourrait en faire aussi un homme des plus dangereux ; il est extrêmement à ménager, du moins jusqu’au 13 février, puisque, on le répète, sur lui, sur sa présence à Paris à cette époque, reposent d’immenses espérances et de non moins immenses intérêts. « Par suite de ces ménagements auxquels on est tenu envers lui, on a dû consentir à ce qu’il fit partie de la mission d’Amérique ; car il joint à une douceur angélique une intrépidité calme, un esprit aventureux, que l’on n’a pu satisfaire qu’en lui permettant de partager la vie périlleuse des missionnaires. Heureusement on a donné les plus sévères instructions à ses supérieurs à Charlestown, afin qu’ils n’exposent jamais une vie si précieuse. Ils doivent le renvoyer à Paris au moins un mois ou deux avant le 13 février ». Le maître de Rodin, l’interrompant de nouveau, lui dit : – Lisez la lettre de Charlestown ; voyez ce qu’on vous mande, afin de compléter aussi cette information. Après avoir lu, Rodin répondit : – Gabriel est attendu, d’un jour à l’autre, des montagnes Rocheuses, où il avait absolument voulu aller seul en mission. – Quelle imprudence ! – Sans doute il n’a couru aucun danger, puisqu’il a annoncé lui-même son retour à Charlestown… Dès son arrivée, qui ne peut dépasser le milieu de ce mois, écrit-on, on le fera partir immédiatement pour la France. – Ajoutez ceci à la note qui le concerne, dit le maître de Rodin. – C’est écrit, répondit celui-ci au bout de quelques instants. – Poursuivez, lui dit son maître. Rodin continua. Note n°6. Mademoiselle Adrienne Rennepont de Cardoville. « Parente éloignée (et ignorant cette parenté) de Jacques Rennepont, dit Couche-tout-nu, et de Gabriel Rennepont, prêtre missionnaire. Elle a bientôt vingt et un ans, la plus piquante physionomie du monde, la beauté la plus rare, quoique rousse, un esprit des plus remarquables par son originalité, une fortune immense, tous les instincts sensuels. On est épouvanté de l’avenir de cette jeune personne, quand on songe à l’audace incroyable de son caractère. Heureusement, son subrogé tuteur, le baron de Tripeaud (baron de 1829 et homme d’affaires du feu comte de Rennepont, duc de Cardoville), est tout à fait dans les intérêts et presque dans la dépendance de la tante de Mlle de Cardoville. L’on compte, à bon droit, sur cette digne et respectable parente, et sur M. Tripeaud, pour combattre et vaincre les desseins étranges, inouïs, que cette jeune personne, aussi résolue qu’indépendante, ne craint pas d’annoncer… et que malheureusement l’on ne peut fructueusement exploiter… dans l’intérêt de l’affaire en question, car… » Rodin ne put continuer, deux coups discrètement frappés à la porte l’interrompirent. Le secrétaire se leva, alla voir qui heurtait, resta un moment dehors, puis revint tenant deux lettres à la main, en disant : – Mme la princesse a profité du départ d’une estafette pour envoyer… – Donnez la lettre de la princesse ! s’écria le maître de Rodin sans le laisser achever. Enfin, je vais avoir des nouvelles de ma mère !!! ajouta-t-il. À peine avait-il lu quelques lignes de cette lettre, qu’il pâlit ; ses traits exprimèrent aussitôt un étonnement profond et douloureux, une douleur poignante. – Ma mère ! s’écria-t-il. Ô mon Dieu ! ma mère ! – Quelque malheur serait-il arrivé ? demanda Rodin d’un air alarmé en se levant à l’exclamation de son maître. – Sa convalescence était trompeuse, lui dit celui-ci avec abattement ; elle est maintenant retombée dans un état presque désespéré ; pourtant le médecin pense que ma présence pourrait peut-être la sauver, car elle m’appelle sans cesse ; elle veut me revoir une dernière fois pour mourir en paix… Oh ! ce désir est sacré… Ne pas m’y rendre serait un parricide… Pourvu, mon Dieu ! que j’arrive à temps… D’ici à la terre de la princesse, il faut presque deux jours en voyageant jour et nuit. – Ah ! mon dieu !… quel malheur ! fit Rodin en joignant les mains et levant les yeux au ciel… Son maître sonna vivement, et dit à un domestique âgé qui ouvrit la porte : – Jetez à l’instant dans une malle de ma voiture de voyage ce qui m’est indispensable. Que le portier prenne un cabriolet et aille en toute hâte me chercher des chevaux de poste… Il faut que dans une heure je sois parti. Le domestique sortit précipitamment. – Ma mère… ma mère… ne plus la revoir !… Oh ! ce serait affreux ! s’écria-t-il en tombant sur une chaise avec accablement et cachant sa figure dans ses mains. Cette grande douleur était sincère, cet homme aimait tendrement sa mère ; ce divin sentiment avait jusqu’alors traversé, inaltérable et pur, toutes les phases de sa vie… souvent bien coupable. Au bout de quelques minutes, Rodin se hasarda de dire à son maître en lui montrant la seconde lettre : – On vient aussi d’apporter celle-ci de la part de M. Duplessis : c’est très important… et très pressé… – Voyez ce que c’est, et répondez… je n’ai pas la tête à moi… – Cette lettre est confidentielle… dit Rodin en la présentant à son maître… je ne puis l’ouvrir… ainsi que vous le voyez à la marque de l’enveloppe. À l’aspect de cette marque, les traits du maître de Rodin prirent une indéfinissable expression de crainte et de respect ; d’une main tremblante il rompit le cachet. Ce billet contenait ces seuls mots : « Toute affaire cessante… sans perdre une minute… partez… et venez… M. Duplessis vous remplacera ; il a des ordres. » – Grand Dieu ! s’écria cet homme avec désespoir. Partir sans revoir ma mère… Mais c’est affreux… c’est impossible… C’est la tuer peut-être… oui… ce serait un parricide… En disant ces mots, ses yeux s’arrêtèrent par hasard sur l’énorme sphère marquée de petites croix rouges… À cette vue, une brusque révolution s’opéra en lui ; il sembla se repentir de la vivacité de ses regrets ; peu à peu sa figure, quoique toujours triste, redevint calme et grave… Il donna la lettre fatale à son secrétaire, et lui dit en étouffant un soupir. – À classer à son numéro d’ordre. Rodin prit la lettre, y inscrivit un numéro, et la plaça dans un carton particulier. Après un moment de silence, son maître reprit : – Vous recevrez des ordres de M. Duplessis, vous travaillerez avec lui. Vous lui remettrez la note de l’affaire des médailles : il sait à qui l’adresser ; vous répondrez à Batavia, à Leipzig et à Charlestown dans le sens que j’ai dit. Empêcher à tout prix les filles du général Simon de quitter Leipzig, hâter l’arrivée de Gabriel à Paris ; et dans le cas peu probable où le prince Djalma viendrait à Paris, dire à M. Josué Van Daël que l’on compte sur son zèle et sur son obéissance pour l’y retenir. Cet homme qui, au moment où sa mère mourante l’appelait en vain, pouvait conserver un tel sang-froid, rentra dans son appartement. Rodin s’occupa des réponses qu’on venait de lui ordonner de faire, et les transcrivit en chiffres. Au bout de trois quarts d’heure, on entendit bruire les grelots des chevaux de poste. Le vieux serviteur rentra après avoir discrètement frappé. – La voiture est attelée, dit-il. Rodin fit un signe de tête, le domestique sortit. Le secrétaire alla heurter à son tour à la porte de l’appartement de son maître. Celui-ci sortit, toujours grave et froid, mais d’une pâleur effrayante ; il tenait une lettre à la main. – Pour ma mère… dit-il à Rodin ; vous enverrez un courrier à l’instant… – À l’instant… répondit le secrétaire. – Que les trois lettres pour Leipzig, Batavia et Charlestown partent aujourd’hui même par la voie accoutumée ; c’est de la dernière importance, vous le savez. Tels furent les derniers mots de cet homme… Exécutant avec une obéissance impitoyable des ordres impitoyables, il partait en effet sans tenter de revoir sa mère. Son secrétaire l’accompagna respectueusement jusqu’à sa voiture. – Quelle route… monsieur ? demanda le postillon en se retournant sur sa selle. – Route d’Italie !… répondit le maître de Rodin sans pouvoir retenir un soupir, si déchirant, qu’il ressemblait à un sanglot. * * * * Lorsque la voiture fut partie au galop des chevaux, Rodin, qui avait salué profondément son maître, haussa les épaules avec une expression de dédain, puis il rentra dans la grande pièce froide et nue. L’attitude, la physionomie, la démarche de ce personnage changèrent subitement. Il semblait grandi, ce n’était plus un automate qu’une humble obéissance faisait machinalement agir ; ses traits, jusqu’alors impassibles, son regard, jusqu’alors continuellement voilé, s’animèrent tout à coup et révélèrent une astuce diabolique ; son sourire sardonique contracta ses lèvres minces et blafardes, une satisfaction sinistre dérida ce visage cadavéreux. À son tour, il s’arrêta devant l’énorme sphère ; à son tour il la contempla silencieusement comme l’avait contemplée son maître… Puis, se courbant sur ce globe, l’enlaçant pour ainsi dire dans ses bras… Après l’avoir quelques instants couvé de son œil de reptile, il promena sur la surface polie de la mappemonde ses doigts noueux, frappa tour à tour de son ongle plat et sale trois des endroits où l’on voyait des petites croix rouges… À mesure qu’il désignait ainsi une de ces villes, situées dans des contrées si diverses, il la nommait tout haut avec un ricanement sinistre : Leipzig… Charlestown… Batavia… Puis il se tut, absorbé dans ses réflexions… Ce petit homme vieux, sordide, mal vêtu, au masque livide et mort, qui venait pour ainsi dire de ramper sur ce globe, paraissait bien plus effrayant que son maître… lorsque celui-ci, debout et hautain, avait impérieusement jeté sa main sur ce monde, qu’il semblait vouloir dominer à force d’orgueil, de violence et d’audace. Le premier ressemblait à l’aigle qui, planant au-dessus de sa proie, peut quelquefois la manquer par l’élévation même du vol auquel il se laisse emporter. Rodin ressemblait, au contraire, au reptile qui, se traînant dans l’ombre et le silence sur les pas de sa victime, finit toujours par l’enserrer de ses nœuds homicides. Au bout de quelques instants, Rodin s’approcha de son bureau en se frottant vivement les mains, et écrivit la lettre suivante, à l’aide d’un chiffre particulier, inconnu de son maître. Paris, 9 heures 3/4 du matin. « Il est parti… mais il a hésité !! « Sa mère mourante l’appelait auprès d’elle ; il pouvait peut-être, lui disait-on, la sauver par sa présence… Aussi s’est-il écrié : « Ne pas me rendre auprès de ma mère… ce serait un parricide ! » « Pourtant… il est parti !… mais il a hésité… « Je le surveille toujours… « Ces lignes arriveront à Rome en même temps que lui… « P.-S. Dites au cardinal-prince qu’il peut compter sur moi, mais qu’à mon tour j’entends qu’il me serve activement. D’un moment à l’autre, les dix-sept voix dont il dispose peuvent m’être utiles… il faut donc qu’il tâche d’augmenter le nombre de ses adhérents. » Après avoir plié et cacheté cette lettre, Rodin la mit dans sa poche. Dix heures sonnèrent. C’était l’heure du déjeuner de M. Rodin. Il rangea et serra ses papiers dans un tiroir dont il emporta la clef, brossa du coude son vieux chapeau graisseux, prit à la main un parapluie tout rapiécé et sortit. * * * * Pendant que ces deux hommes, du fond de cette retraite obscure, ourdissaient cette trame où devaient être enveloppés les sept descendants d’une famille autrefois proscrite… un défenseur étrange, mystérieux, songeait à protéger cette famille, qui était aussi la sienne.
[1] « Les maisons de province correspondent avec celles de Paris ; elles sont en relation directe avec le général, qui réside à Rome. La correspondance des Jésuites, si active, si variée et organisée d’une manière si merveilleuse, a pour objet de fournir aux chefs tous les renseignements dont ils peuvent avoir besoin. Chaque jour, le général reçoit une foule de rapports qui se contrôlent mutuellement. Il existe dans la maison centrale, à Rome, d’immenses registres où sont inscrits les noms de tous les Jésuites, de leurs affiliés et de tous les gens considérables, amis ou ennemis, à qui ils ont affaire. Dans ces registres, sont rapportés, sans altération, sans haine, sans passion, les faits relatifs à la vie de chaque individu. C’est là le plus gigantesque recueil biographique qui ait jamais été formé. La conduite d’une femme légère, les fautes cachées d’un homme d’État sont racontées dans ce livre avec une froide impartialité. Rédigées dans un but d’utilité, ces biographies sont nécessairement exactes. Quand on a besoin d’agir sur un individu, on ouvre le livre et l’on connaît immédiatement sa vie, son caractère, ses qualités, ses défauts, ses projets, sa famille, ses amis, ses liaisons les plus secrètes. Concevez-vous, monsieur, toute la supériorité d’action que donne à une compagnie cet immense livre de police qui embrasse le monde entier ? Je ne vous parle pas légèrement de ces registres : c’est de quelqu’un qui a vu ce répertoire, et qui connaît parfaitement les Jésuites que je tiens ce fait. Il y a là matière à réflexions pour les familles qui admettent facilement dans leur intérieur des membres d’une communauté où l’étude de la biographie est si habilement exploitée. » (LIBRI, MEMBRE DE L’INSTITUT, Lettres sur le Clergé).
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