Le Juif Errant

| 12.03 - Une visite inattendue.

 

 

 

Rodin, quoiqu’il eût éprouvé une profonde surprise à la lecture de la seconde lettre de Rome, ne voulut pas que sa réponse témoignât de cet étonnement. Son frugal déjeuner terminé, il prit une feuille de papier et chiffra rapidement la note suivante, de ce ton rude et tranchant qui lui était habituel lorsqu’il n’était pas obligé de se contraindre :
 
« Ce que l’on m’apprend ne me surprend point. J’avais tout prévu. Indécision et lâcheté portent toujours ces fruits-là. Ce n’est pas assez. La Russie hérétique égorge la Pologne catholique. Rome bénit les meurtriers et maudit les victimes[1].
 
« Cela me va.
 
« En retour, la Russie garantit à Rome, par l’Autriche, la compression sanglante des patriotes de la Romagne.
 
« Cela me va toujours.
 
« Les bandes d’égorgeurs du bon cardinal Albani ne suffisent plus au massacre des libéraux impies ; elles sont lasses.
 
« Cela ne me va plus. Il faut qu’elles marchent. »
 
Au moment où Rodin venait d’écrire ces derniers mots, son attention fut tout à coup distraite par la voix fraîche et sonore de Rose-Pompon, qui, sachant son Béranger par cœur, avait ouvert la fenêtre de Philémon, et assise sur la barre d’appui, chantait avec beaucoup de charme et de gentillesse ce couplet de l’immortel chansonnier :
 
Mais, quelle erreur ! non, Dieu, n’est pas colère,
S’il créa tout… à tout il sera d’appui :
Vins qu’il nous donne, amitié tutélaire,
Et vous, amours, qui créez après lui,
 
Prêtez un charme à ma philosophie ;
Pour dissiper des rêves affligeants,
Le verre en main, que chacun se confie
Au Dieu des bonnes gens !
 
Ce chant, d’une mansuétude divine, contrastait si étrangement avec la froide cruauté des quelques lignes écrites par Rodin, qu’il tressaillit et se mordit les lèvres de rage en reconnaissant ce refrain du poète véritablement chrétien qui avait porté de si rudes coups à la mauvaise Église. Rodin attendit quelques instants dans une impatience courroucée, croyant que la voix allait continuer ; mais Rose-Pompon se tut, ou du moins ne fit plus que fredonner, et bientôt passa à un autre air, celui du Bon papa, qu’elle vocalisa, même sans paroles. Rodin, n’osant pas aller regarder par sa croisée quelle était cette importune chanteuse, haussa les épaules, reprit sa plume et continua :
 
« Autre chose : Il faudrait exaspérer les indépendants de tous les pays, soulever la rage philosophaille de l’Europe, et faire écumer le libéralisme, ameuter contre Rome tout ce qui vocifère. Pour cela, proclamer à la face du monde les trois propositions suivantes :
 
« 1° Il est abominable de soutenir que l’on peut faire son salut dans quelque profession de foi que ce soit, pourvu que les mœurs soient pures ;
 
« 2° Il est odieux et absurde d’accorder aux peuples la liberté de conscience ;
 
« 3° L’on ne saurait avoir trop d’horreur contre la liberté de la presse.
 
« Il faut amener l’homme faible à déclarer ces propositions de tout point orthodoxes, lui vanter leur bon effet sur les gouvernements despotiques, sur les vrais catholiques, sur les museleurs de populaire. Il se prendra au piège. Les propositions formulées, la tempête éclate. Soulèvement général contre Rome, scission profonde ; le sacré collège se divise en trois partis. L’un approuve, l’autre blâme, l’autre tremble. L’homme faible, encore plus épouvanté qu’il ne l’est aujourd’hui d’avoir laisser égorger la Pologne, recule devant les clameurs, les reproches, les menaces, les ruptures violentes qu’il soulève.
 
« Cela me va toujours, et beaucoup.
 
« Alors, à notre père vénéré d’ébranler la conscience de l’homme faible, d’inquiéter son esprit, d’effrayer son âme.
 
« En résumé : abreuver de dégoûts, diviser son conseil, l’isoler, l’effrayer, redoubler l’ardeur féroce du bon Albani, réveiller l’appétit des Sanfédistes[2],leur donner des libéraux à leur faim ; pillage, viol, massacre comme à Césène, vraie marée montante de sang carbonaro, l’homme faible en aura le déboire, tant de tueries en son nom !!! il reculera… il reculera… chacun de ses jours aura son remords, chaque nuit sa terreur, chaque minute son angoisse. Et l’abdication dont il menace déjà viendra enfin, peut-être trop tôt. C’est le seul danger à présent, à vous d’y pourvoir.
 
« En cas d’abdication… le grand pénitencier m’a compris. Au lieu de confier à un général le commandement de notre ordre, la meilleure milice du saint-siège, je la commande moi-même. Dès lors cette milice ne m’inquiète plus : exemple… les janissaires et les gardes prétoriennes toujours funestes à l’autorité ; pourquoi ? parce qu’ils ont pu s’organiser comme défenseurs du pouvoir en dehors du pouvoir ; de là, leur puissance d’intimidation.
 
« Clément XIV ? un niais. Flétrir, abolir notre compagnie, faute absurde. La défendre, l’innocenter, s’en déclarer le général, voilà ce qu’il devait faire. La compagnie, alors à sa merci, consentait à tout ; il nous absorbait, nous inféodait au saint-siège, qui n’avait plus à redouter… nos services !!! Clément XIV est mort de la colique. À bon entendeur, salut. Le cas échéant, je ne mourrai pas de cette mort. »
 
La voix vibrante et perlée de Rose-Pompon retentit de nouveau.
 
Rodin fit un bond de colère sur sa chaise ; mais bientôt, et à mesure qu’il entendit le couplet suivant, qu’il ne connaissait pas (il ne possédait pas son Béranger comme la veuve de Philémon), le jésuite, accessible à certaines idées bizarrement superstitieuses, resta interdit, presque effrayé de ce singulier rapprochement. C’est le bon pape de Béranger qui parle :
 
Que sont les rois ? de sots bélîtres
Ou des brigands qui, gros d’orgueil,
Donnant leurs crimes pour des titres,
Entre eux se poussent au cercueil.
 
À prix d’or je puis les absoudre
Ou changer leur sceptre en bourdon ;
Ma Dondon,
Riez donc !
Sautez donc !
Regardez-moi lancer la foudre
Jupin m’a fait son héritier,
Je suis entier.
 
Rodin, à demi levé de sa chaise, le cou tendu, l’œil fixe, écoutait encore, que Rose-Pompon, voltigeant comme une abeille d’une fleur à une autre de son répertoire, chantonnait déjà le ravissant refrain de Colibri. N’entendant plus rien, le jésuite se rassit avec une sorte de stupeur ; mais au bout de quelques minutes de réflexion, sa figure rayonna tout à coup ; il voyait un heureux présage dans ce singulier incident. Il reprit sa plume, et ses premiers mots se ressentirent pour ainsi dire de cette étrange confiance dans la fatalité :
 
« Jamais je n’ai cru plus au bon succès qu’en ce moment. Raison de plus pour ne rien négliger. Tout pressentiment commande un redoublement de zèle. Une nouvelle pensée m’est venue hier. On agira ici de concert. J’ai fondé un journal ultra-catholique : l’Amour du prochain. À sa furie ultramontaine, tyrannique, liberticide, on le croira l’organe de Rome. J’accréditerai ces bruits. Nouvelles furies.
 
« Cela me va.
 
« Je vais soulever la question de liberté d’enseignement ; les libéraux du cru nous appuieront. Niais, ils nous admettent au droit commun, quand nos privilèges, nos immunités, notre influence du confessionnal, notre obédience à Rome, nous mettent en dehors du droit commun même, par les avantages dont nous jouissons. Doubles niais, ils nous croient désarmés parce qu’ils le sont eux-mêmes contre nous. Question brûlante ; clameurs irritantes, nouveaux dégoûts pour l’homme faible. Tout ruisseau grossit le torrent.
 
« Cela me va toujours.
 
« Pour résumer en deux mots : la fin, c’est l’abdication. Le moyen, harcèlement, torture incessante. L’héritage Rennepont paye l’élection. Prix faits, marchandise vendue. »
 
Rodin s’interrompit brusquement d’écrire, croyant avoir entendu quelque bruit à la porte de sa chambre, qui ouvrait sur l’escalier ; il prêta l’oreille, suspendit sa respiration, tout redevint silencieux. Il croyait s’être trompé, et reprit sa plume.
 
« Je me charge de l’affaire Rennepont, unique pivot de nos combinaisons temporelles ; il faut reprendre en sous-œuvre, substituer le jeu des intérêts, le ressort des passions, aux stupides coups de massue du père d’Aigrigny ; il a failli tout compromettre ; il a pourtant de très bonnes parties ; mais une seule gamme ; et puis pas assez grand pour savoir se faire petit. Dans son vrai milieu, j’en tirerai parti, les morceaux en sont bons. J’ai usé à temps du franc pouvoir du révérend père général ; j’apprendrai, si besoin est, au père d’Aigrigny, les engagements secrets pris envers moi par le général ; jusqu’ici on lui a laissé forger pour cet héritage la destination que vous savez ; bonne pensée, mais inopportune : même but par autre voie.
 
« Les renseignements faux. Il y a plus de deux cents millions ; l’éventualité échéant, le douteux est certain ; reste une latitude immense. L’affaire Rennepont est à cette heure deux fois mienne, avant trois mois ces deux cents millions seront à nous, par la libre volonté des héritiers, il le faut. Car, ceci manquant, le parti temporel m’échappe ; mes chances diminuent de moitié. J’ai demandé pleins pouvoirs ; le temps presse, j’agis comme si je les avais. Un renseignement m’est indispensable pour mes projets ; je l’attends de vous ; il me le faut, vous m’entendez ? la haute influence de votre frère à la cour de Vienne vous servira. Je veux avoir les détails les plus précis sur la position actuelle du duc de Reichstadt, le Napoléon II des impérialistes. Peut-on, oui ou non, nouer par votre frère une correspondance secrète avec le prince ou à l’insu de son entourage ? Avisez promptement, ceci est urgent ; cette note part aujourd’hui : je la compléterai demain… Elle vous parviendra, comme toujours, par le petit marchand. »
 
Au moment où Rodin venait de mettre et de cacheter cette lettre sous une double enveloppe, il crut de nouveau entendre du bruit au dehors… Il écouta. Au bout de quelques moments de silence, plusieurs coups frappés à sa porte retentirent dans la chambre. Rodin tressaillit : pour la première fois, l’on heurtait à sa porte depuis près d’une année qu’il venait dans ce logis. Serrant précipitamment dans la poche de sa redingote la lettre qu’il venait d’écrire, le jésuite alla ouvrir la vieille malle cachée sous le lit de sangle, y prit un paquet de papiers enveloppé d’un mouchoir à tabac en lambeaux, joignit à ce dossier les deux lettres chiffrées qu’il venait de recevoir, et cadenassa soigneusement la malle.
 
L’on continuait de frapper au dehors avec un redoublement d’impatience.
 
Rodin prit le panier de la fruitière à la main, son parapluie sous son bras, et, assez inquiet, alla voir quel était l’indiscret visiteur. Il ouvrit la porte, et se trouva en face de Rose-Pompon, la chanteuse importune, qui, faisant une accorte et gentille révérence, lui demanda d’un air parfaitement ingénu :
 
– M. Rodin, s’il vous plaît ?
 


[1] On lit dans les Affaires de Rome, cet admirable réquisitoire contre Rome, dû au génie le plus véritablement évangélique de notre siècle :
 
« Tant que l’issue de la lutte entre la Pologne et ses oppresseurs demeura douteuse, le journal officiel romain ne contint pas un mot qui pût blesser le peuple vainqueur en tant de combats ; mais à peine eut-il succombé, à peine les atroces vengeances du czar eurent-elles commencé le long supplice de toute une nation dévouée au glaive, à l’exil, à la servitude, que le même journal ne trouva pas d’expressions assez injurieuses pour flétrir ceux que la fortune avait abandonnés. On aurait tort pourtant d’attribuer directement cette indigne lâcheté au pouvoir pontifical, il subissait la loi que la Russie lui imposait ; elle lui disait : VEUX-TU VIVRE ? TIENS-TOI LÀ !… PRÈS DE L’ÉCHAFAUD… ET À MESURE QU’ELLES PASSERONT… MAUDIS LES VICTIMES !!! »
 
– (Lamennais, Affaires de Rome, page 110. Pagnerre, 1844.)
[2] Le pape Grégoire XVI venait à peine de monter sur le trône pontifical quand il apprit la révolte de Bologne. Son premier mouvement fut d’appeler les Autrichiens et d’exciter les Sanfédistes. Le cardinal Albani battit les libéraux à Césène, ses soldats pillèrent les églises, saccagèrent les villes, violèrent les femmes. À Forli, les bandes commirent des assassinats de sang-froid. En 1832, les Sanfédistes se montrèrent au grand jour avec des médailles à l’effigie du duc de Modène et du saint-père, des lettres patentes au nom de la congrégation apostolique, des privilèges et des indulgences. Les Sanfédistes prêtaient littéralement le serment suivant : « Je jure d’élever le trône et l’autel sur les os des infâmes libéraux, et de les exterminer, sans pitié pour les cris des enfants et les larmes des vieillards et des femmes. » Les désordres commis par ses brigands passaient toutes les limites ; la cour de Rome régularisait l’anarchie, organisait les Sanfédistes en corps de volontaires auxquels elle accordait de nouveaux privilèges.
 
(La Révolution et les Révolutionnaires en Italie. – Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1844.)