|
| 16.02 La collation.
Le lendemain du jour où le sinistre voyageur, descendant des hauteurs de Montmartre, était entré dans Paris, une assez grande activité régnait à l’hôtel de Saint-Dizier. Quoiqu’il fût à peine midi, la princesse, sans être parée, elle avait trop bon goût pour cela, était cependant mise avec plus de recherche qu’à l’ordinaire ; ses cheveux blonds, au lieu d’être simplement aplatis en bandeaux, formaient deux touffes crêpées, qui seyaient fort bien à ses joues grasses et fleuries. Son bonnet était garni de frais rubans roses ; enfin, en voyant Mme de Saint-Dizier se cambrer, presque svelte, dans sa robe de moire grise, on devinait que Mme Grivois avait dû requérir l’assistance et les efforts d’une autre des femmes de la princesse pour entreprendre et pour obtenir ce remarquable amincissement de la taille replète de leur maîtresse.
Nous dirons bientôt la cause édifiante de cette légère recrudescence de coquetterie mondaine. La princesse, suivie de Mme Grivois, sa femme de charge, donnait ses derniers ordres relativement à quelques préparatifs qui se faisaient dans un vaste salon. Au milieu de cette pièce était une grande table ronde, recouverte d’un tapis de velours cramoisi et entourée de plusieurs chaises, au milieu desquelles on remarquait, à la place d’honneur, un fauteuil de bois doré. Dans un des angles du salon, non loin de la cheminée, où brûlait un excellent feu, se dressait une sorte de buffet improvisé ; l’on y voyait les éléments variés de la plus friande, de la plus exquise collation. Ainsi, sur des plats d’argent, là s’élevaient en pyramides des sandwichs de laitance de carpe au beurre d’anchois, émincés de thon mariné et de truffes de Périgord (on était en carême) ; plus loin, sur des réchauds d’argent à l’esprit-de-vin afin de les conserver bien chaudes, des bouchées de queues d’écrevisses de la Meuse à la crème cuite fumaient dans leur pâte feuilletée, croustillante et dorée et semblaient défier en excellente, en succulence, de petit pâtés aux huîtres de Marennes étuvées dans le vin de Madère et aiguisées d’un hachis d’esturgeon aux quatre épices. À côté de ces œuvres sérieuses venaient des œuvres plus légères, de petits biscuits soufflés à l’ananas, des fondants aux fraises, primeur alors fort rare ; des gelées d’oranges servies dans l’écorce entière de ces fruits, artistement vidés à cet effet ; rubis et topazes, les vins de Bordeaux, de Madère et d’Alicante étincelaient dans de larges flacons de cristal, tandis que le vin de Champagne et deux aiguières de porcelaine de Sèvres, remplies l’une de café à la crème et l’autre de chocolat à la vanille ambrée, arrivaient presque à l’état de sorbets, plongés qu’ils étaient dans un grand rafraîchissoir d’argent ciselé, rempli de glace. Mais ce qui donnait à cette friande collation un caractère singulièrement apostolique et romain, c’étaient certains produits de l’office religieusement élaborés. Ainsi on remarquait de charmants petits calvaires en pâte d’abricot, des mitres sacerdotales pralinées, des crosses épiscopales en massepain auxquelles la princesse avait joint, par une attention toute pleine de délicatesse, un petit chapeau de cardinal en sucre de cerises, orné de cordelières en fils de caramel ; la pièce la plus importante de ces sucreries catholiques, le chef-d’œuvre du chef d’office de Mme de Saint-Dizier, était un superbe crucifix en angélique avec sa couronne d’épine-vinette candie.[1]
Ce sont là d’étranges profanations dont s’indignent avec raison les gens même peu dévots. Mais, depuis l’impudente jonglerie de la tunique de Trèves jusqu’à la plaisanterie effrontée de la châsse d’Argenteuil, les gens pieux à la façon de la princesse de Saint-Dizier semblent prendre à tâche de ridiculiser à force de zèle des traditions respectables.
Après avoir jeté un coup d’œil des plus satisfaits sur la collation ainsi préparée, Mme de Saint-Dizier dit à Mme Grivois, en lui montrant le fauteuil doré qui semblait destiné au président de cette réunion :
– A-t-on mis ma chancelière sous la table, pour que son Éminence puisse y reposer ses pieds ? elle se plaint toujours du froid…
– Oui, madame, dit Mme Grivois après avoir regardé sous la table ; la chancelière est là…
– Dites aussi que l’on remplisse d’eau bouillante une boule d’étain, dans le cas où son Éminence n’aurait pas assez de la chancelière pour réchauffer ses pieds…
– Oui, madame.
– Mettez encore du bois dans le feu.
– Mais, madame… c’est déjà un vrai brasier… voyez donc ! Et puis, si Son Éminence a toujours froid, Mgr l’évêque d’Halfagen a toujours trop chaud ; il est continuellement en nage.
La princesse haussa les épaules et dit à Mme Grivois :
– Est-ce que Son Éminence Mgr le cardinal de Malipieri n’est pas le supérieur de Mgr l’évêque d’Halfagen ?
– Si madame.
– Eh bien ! selon la hiérarchie, c’est à monseigneur à souffrir de la chaleur, et non pas à Son Éminence de souffrir du froid… Ainsi donc, faites ce que je vous dis, remettez du bois dans le feu. Du reste, rien de plus simple. Son Éminence est Italienne, monseigneur appartient au nord de la Belgique ; il est fort naturel qu’ils soient habitués à des températures différentes.
– Comme madame voudra, dit Mme Grivois en mettant deux énormes bûches au feu ; mais, à la chaleur qu’il fait ici, monseigneur est capable de tomber suffoqué.
– Eh ! mon Dieu ! moi aussi, je trouve qu’il fait trop chaud ici ; mais notre sainte religion ne nous enseigne-t-elle pas le sacrifice et la mortification ? dit la princesse avec une touchante expression de dévouement.
On connaît maintenant la cause de la toilette un peu coquette de la princesse de Saint-Dizier. Il s’agissait de recevoir dignement des prélats qui, réunis au père d’Aigrigny, à d’autres dignitaires de l’Église, avaient déjà tenu chez la princesse une espèce de concile au petit pied. Une jeune mariée qui donne son premier bal, un mineur émancipé qui donne son premier dîner de garçon, une femme d’esprit qui fait la première lecture de sa première œuvre inédite ne sont pas plus radieux, plus fiers et en même temps plus soigneusement empressés auprès de leurs hôtes que ne l’était Mme de Saint-Dizier auprès de ses prélats. Voir de très graves intérêts s’agiter, se débattre chez elle et devant elle ; entendre des gens fort capables lui demander son avis sur certaines dispositions pratiques relatives à l’influence des congrégations de femmes, c’était pour la princesse à en mourir d’orgueil, car leurs Éminences et leurs Grandeurs consacraient ainsi à jamais sa prétention d’être considérée… environ comme une sainte mère de l’Église. Aussi, pour ces prélats indigènes ou exotiques, avait-elle déployé une foule d’onctueuses câlineries, et de benoîtes coquetteries. Rien de plus logique, d’ailleurs, que les transfigurations successives de cette femme sans cœur mais aimant sincèrement, passionnément, l’intrigue et la domination de coterie. Elle avait, selon les progrès de l’âge, naturellement passé de l’intrigue amoureuse à l’intrigue politique, et de l’intrigue politique à l’intrigue religieuse.
Au moment où Mme de Saint-Dizier terminait l’inspection de ses préparatifs, un bruit de voitures, retentissant dans la cour de l’hôtel, l’avertit de l’arrivée des personnes qu’elle attendait ; sans doute ces personnes étaient du rang le plus élevé, car, contre tous les usages, elle alla les recevoir à la porte de son premier salon.
C’étaient en effet le cardinal Malipieri qui avait toujours froid, et l’évêque belge Halfagen, qui avait toujours chaud ; le père d’Aigrigny les accompagnait. Le cardinal romain était un grand homme plus osseux que maigre et à la physionomie hautaine et rusée, à la figure jaunâtre et bouffie ; il louchait beaucoup, et ses yeux étaient profondément cernés d’un cercle brun. L’évêque belge était un petit homme court, gros, trapu, à l’abdomen proéminent, au teint apoplectique, au regard délibéré, à la main potelée, molle et douillette.
Bientôt la compagnie fut rassemblée dans le grand salon ; le cardinal alla se coller à la cheminée, tandis que l’évêque, qui commençait à suer et à souffler, lorgnait de temps à autre le chocolat et le café glacés qui devaient l’aider à supporter les ardeurs de cette canicule artificielle.
Le père d’Aigrigny, s’approchant de la princesse, lui dit à demi-voix :
– Voulez-vous donner l’ordre que l’on introduise ici l’abbé Gabriel de Rennepont, qui viendra vous demander ?
– Ce jeune prêtre est donc ici ? demanda la princesse avec une vive surprise.
– Depuis avant-hier. Nous l’avons fait mander à Paris par ses supérieurs… Vous saurez tout… Quant au père Rodin, Mme Grivois ira, comme l’autre jour, le faire entrer par la petite porte de l’escalier dérobé.
– Il viendra aujourd’hui ?
– Il a des choses fort importantes à nous apprendre. Il a désiré que monseigneur le cardinal et monseigneur l’évêque soient présents à l’entretien, car ils ont été mis à Rome au fait de tout par le père général, en leur qualité d’affiliés…
La princesse sonna, donna ses ordres, et, revenant auprès du cardinal, lui dit avec l’accent de la sollicitude la plus empressée :
– Votre Éminence commence-t-elle à se réchauffer un peu ? Votre Éminence veut-elle une boule d’eau chaude sous ses pieds ? Votre Éminence désire-t-elle que l’on fasse encore plus de feu ?…
À cette proposition, l’évêque, qui étanchait son front ruisselant, poussa un soupir désespéré.
– Mille grâces, madame la princesse, répondit le cardinal à Mme de Saint-Dizier, en fort bon français, mais avec un accent italien intolérable ; je suis vraiment confus de tant de bontés.
– Monseigneur n’acceptera-t-il rien ? dit la princesse à l’évêque en lui indiquant le buffet.
– Je prendrai, madame la princesse, si vous voulez le permettre, un peu de café à la glace.
Et le prélat fit un prudent circuit afin d’approcher de la collation sans passer devant la cheminée.
– Et Votre Éminence ne prendra-t-elle pas un de ces petits pâtés aux huîtres ? Ils sont brûlants, dit la princesse.
– Je les connais déjà, madame la princesse, dit le cardinal en chafriolant d’un air gourmet ; ils sont exquis, et je ne résiste pas.
– Quel vin aurai-je l’honneur d’offrir à Votre Éminence ? reprit gracieusement la princesse.
– Un peu de vin de Bordeaux, madame, si vous le voulez bien.
Et comme le père d’Aigrigny s’apprêtait à verser à boire au cardinal, la princesse lui disputa ce plaisir.
– Votre Éminence m’approuvera sans doute, dit le père d’Aigrigny au cardinal pendant que celui-ci dégustait gravement les petits pâtés aux huîtres ; je n’ai pas cru devoir convoquer pour aujourd’hui Mgr l’évêque de Mogador, non plus que Mgr l’archevêque de Nanterre et notre sainte mère Perpétue, supérieure du couvent de Sainte-Marie, l’entretien que nous devons avoir avec Sa Révérence le père Rodin et avec l’abbé Gabriel étant tout à fait particulier et confidentiel.
– Notre très cher père a eu parfaitement raison, dit le cardinal, car, bien que par ses conséquences possibles cette affaire Rennepont intéresse toute l’Église apostolique et romaine, il est certaines choses qu’il faut tenir dans le secret.
– Aussi je saisirai cette occasion pour remercier encore Votre Éminence d’avoir daigné faire une exception en faveur d’une très obscure et très humble servante de l’Église, dit la princesse en faisant au cardinal une respectueuse et profonde révérence.
– C’était chose juste et due, madame la princesse, répondit le cardinal en s’inclinant après avoir déposé son verre vide sur la table, nous savons combien l’Église vous doit pour la direction salutaire que vous imprimez aux œuvres religieuses dont vous êtes la patronne.
– Quant à cela, Votre Éminence peut être certaine que je fais refuser tout secours à l’indigent qui ne peut pas justifier d’un billet de confession.
– Et c’est seulement ainsi, madame, reprit le cardinal en se laissant tenter cette fois par l’appétissante tournure d’une bouchée aux queues d’écrevisses, c’est seulement ainsi que la charité a un sens… Je me soucie peu que l’impiété ait faim… la piété… c’est différent. Et le prélat avala prestement la bouchée. Du reste, reprit-il, nous savons aussi avec quel zèle ardent vous poursuivez inexorablement les impies et les rebelles à l’autorité de notre saint-père.
– Votre Éminence peut être convaincue que je suis Romaine de cœur, d’âme et de conviction ; je ne fais aucune différence entre un gallican et un Turc, dit bravement la princesse.
– Madame la princesse a raison, dit l’évêque belge ; je dirai plus : un gallican doit être plus odieux à l’Église qu’un païen, et je suis à ce sujet de l’avis de Louis XIV. On lui demandait une faveur pour un homme de sa cour :
« – Jamais, dit le grand roi ; cet homme-là est janséniste.
« – Lui, sire ! il est athée.
« – Alors, c’est différent, j’accorde la faveur, » dit le roi.
Cette petite plaisanterie épiscopale fit assez rire. Après quoi le père d’Aigrigny reprit sérieusement, en s’adressant au cardinal :
– Malheureusement, ainsi que je le dirai tout à l’heure à Votre Éminence, à propos de l’abbé Gabriel, si l’on n’y veillait fort, le bas clergé s’infecterait de gallicanisme et d’idée de rébellion contre ce qu’ils appellent le despotisme des évêques.
– Pour obvier à cela, reprit durement le cardinal, il faut que les évêques redoublent de sévérité et qu’ils se souviennent toujours qu’ils sont Romains avant d’être Français, car en France ils représentent Rome, le saint-père et les intérêts de l’Église, comme un ambassadeur représente à l’étranger son pays, son maître et les intérêts de sa nation.
– C’est évident, dit le père d’Aigrigny ; aussi nous espérons que, grâce à l’impulsion vigoureuse que Votre Éminence vient de donner à l’épiscopat, nous obtiendrons la liberté d’enseignement. Alors, au lieu de jeunes Français infectés de philosophie et de sot patriotisme, nous aurons de bons catholiques romains, bien obéissants, bien disciplinés, qui deviendront ainsi les respectueux sujets de notre saint-père.
– Et de la sorte, dans un temps donné, reprit l’évêque belge en souriant, si notre saint-père voulait, je suppose, délier les catholiques de France de leur obéissance au pouvoir existant, il pourrait, en reconnaissant un autre pouvoir, lui assurer ainsi un parti catholique considérable et tout formé.
Ce disant, l’évêque s’essuya le front et alla chercher un peu de sibérie au fond d’une des aiguières remplies de chocolat glacé.
– Or, un pouvoir se montre toujours reconnaissant d’un pareil cadeau, dit la princesse en souriant à son tour, et il accorde alors de grandes immunités à l’Église.
– Et ainsi l’Église reprend la place qu’elle doit occuper, et qu’elle n’occupe malheureusement pas en France, dans ces temps d’impiété et d’anarchie, dit le cardinal. Heureusement j’ai vu sur ma route bon nombre de prélats dont j’ai gourmandé la tiédeur et ranimé le zèle… leur enjoignant au nom du saint-père, d’attaquer ouvertement, hardiment, la liberté de la presse et des cultes, quoiqu’elle soit reconnue par d’abominables lois révolutionnaires.
– Hélas ! Votre Éminence n’a donc pas reculé devant les terribles dangers… devant les cruels martyres auxquels seront exposés nos prélats en lui obéissant ? dit gaiement la princesse. Et ces redoutables appels comme d’abus, monseigneur ; car enfin, Votre Éminence résiderait en France, elle attaquerait les lois du pays… comme dit cette race d’avocats et de parlementaires… eh bien ! chose terrible… le conseil d’État déclarerait qu’il y a abus dans votre mandement… monseigneur. Il y a abus ! Votre Éminence comprend-elle ce qu’il y a d’effrayant pour un prince de l’Église qui, assis sur son trône pontifical, entouré de ses dignitaires et de son chapitre, entend au loin quelques douzaines de bureaucrates athées, à livrée noire et bleue, crier sur tous les tons, depuis le fausset jusqu’à la basse : Il y a abus ! il y a abus ! En vérité, s’il y a abus quelque part, c’est abus de ridicule… chez ces gens-là.
Cette plaisanterie de la princesse fut accueillie par une hilarité générale.
L’évêque belge reprit :
– Moi je trouve que ces fiers défenseurs des lois, tout en faisant les fanfarons, agissent avec une humilité parfaitement chrétienne ; un prélat soufflette rudement leur impiété, et ils répondent modestement en faisant la révérence : « Ah ! monseigneur, il y a abus… »
De nouveaux rires accueillirent cette plaisanterie.
– Il faut bien les laisser s’amuser à ces innocentes criailleries d’écoliers incommodés par la rude férule du maître, dit en souriant le cardinal. Nous serons toujours chez eux, malgré eux et contre eux… d’abord, parce que plus qu’eux-mêmes nous tenons à leur salut, et ensuite parce que les pouvoirs auront toujours besoin de nous pour les consacrer et pour brider le populaire. Du reste, pendant que les avocats, les parlementaires et les athées universitaires poussent des cris d’une haine impuissante, les âmes vraiment chrétiennes se rallient et se liguent contre l’impiété… À mon passage à Lyon, j’ai été profondément touché… Mais comme c’est une véritable ville romaine : confréries, pénitents, œuvres de toutes sortes… rien n’y manque… et qui mieux est, plus de trois cent mille écus de donation au clergé en une année… Ah ! Lyon est la digne capitale de la France catholique… Trois cent mille écus de donation… voilà de quoi confondre l’impiété… trois cent mille écus !!! Que répondront à cela messieurs les philosophes ?
– Malheureusement, monseigneur, reprit le père d’Aigrigny, toutes les villes de France ne ressemblent pas à Lyon ; je dois même prévenir Votre Éminence qu’un fait très grave se manifeste ; quelques membres du bas clergé prétendent faire cause commune avec le populaire, dont ils partagent la pauvreté, les privations, et se préparent à réclamer, au nom de l’égalité évangélique, contre ce qu’ils appellent la despotique aristocratie des évêques.
– S’ils avaient cette audace, s’écria le cardinal, il n’y aurait pas d’interdiction, pas de peines assez sévères pour une pareille rébellion !
– Ils osent plus encore, monseigneur ; quelques-uns songent à faire un schisme, à demander que l’Église française soit absolument séparée de Rome, sous le prétexte que l’ultramontanisme a dénaturé, corrompu la pureté primitive des préceptes du Christ. Un jeune prêtre, d’abord missionnaire, puis curé de campagne, l’abbé Gabriel de Rennepont, que j’ai fait mander à Paris par ses supérieurs, s’est fait le centre d’une sorte de propagande ; il a rassemblé plusieurs desservants des communes voisines de la sienne, et, tout en leur recommandant une obéissance absolue à leurs évêques, tant que rien ne serait changé dans la hiérarchie existante, il les a engagés à user de leurs droits de citoyens français pour arriver légalement à ce qu’ils appellent l’affranchissement du bas clergé. Car, selon lui, les prêtres de paroisse sont livrés au bon plaisir des évêques, qui les interdisent et leur ôtent leur pain sans appel ni contrôle[2].
– Mais c’est un Luther catholique que ce jeune homme ! dit l’évêque.
Et, marchant sur ses pointes, il alla se verser un glorieux verre de vin de Madère, dans lequel il humecta lentement un massepain en forme de crosse épiscopale.
Invité par l’exemple, le cardinal, sous le prétexte d’aller réchauffer au feu de la cheminée ses pieds toujours glacés, jugea à propos de s’offrir un verre d’excellent vin vieux de Malaga, qu’il huma par gorgées avec un air de méditation profonde ; après quoi il reprit :
– Ainsi, cet abbé se pose en réformateur. Ce doit être un ambitieux. Est-il dangereux ?
– Sur nos avis, ses supérieurs l’ont jugé tel ; on lui a ordonné de se rendre ici : il viendra tout à l’heure, et je dirai à Votre Éminence pourquoi je l’ai mandé ; mais auparavant voici une note qui, en quelques lignes, expose les funestes tendances de l’abbé Gabriel. On lui a adressé les questions suivantes sur plusieurs de ses actes ; il y a répondu de la sorte, et c’est en suite de ses réponses que ses supérieurs l’ont rappelé.
Ce disant le père d’Aigrigny prit dans son portefeuille un papier qu’il lut en ces termes :
Demande : Est-il vrai que vous ayez rendu les devoirs religieux à un habitant de votre paroisse, mort dans l’impénitence finale la plus détestable, puisqu’il s’était suicidé ?
Réponse de l’abbé Gabriel : Je lui ai rendu les derniers devoirs, parce que plus que, tout autre, en raison de sa fin coupable, il avait besoin des prières de l’Église ; pendant la nuit qui a suivi son enterrement, j’ai encore imploré pour lui la miséricorde divine.
Demande : Est-il vrai que vous ayez refusé des vases sacrés en vermeil et divers embellissements dont une de vos ouailles, obéissant à un zèle pieux, voulait doter votre paroisse ?
Réponse : J’ai refusé ces vases de vermeil et ces embellissements parce que la maison du Seigneur doit toujours être humble et sans faste, afin de rappeler sans cesse au fidèle que le divin Sauveur est né dans une étable ; j’ai engagé la personne qui voulait faire à ma paroisse ces inutiles présents à employer cet argent en aumônes judicieuses, l’assurant que cela serait plus agréable au Seigneur.
– Mais c’est une amère et une violente déclaration contre l’ornement des temples ! s’écria le cardinal. Ce jeune prêtre est des plus dangereux… Continuez, mon très cher père.
Et, dans son indignation, Son Éminence avala coup sur coup plusieurs fondantes aux fraises. Le père d’Aigrigny continua :
Demande : Est-il vrai que vous ayez retiré dans votre presbytère et soigné pendant plusieurs jours un habitant du village, Suisse de naissance et appartenant à la communion protestante ? Est-il vrai que non seulement vous n’ayez pas tenté de le convertir à la religion catholique, apostolique et romaine, mais que vous ayez poussé l’oubli de vos devoirs jusqu’à enterrer cet hérétique dans le champ du repos consacré à ceux de notre sainte communion ?
Réponse : Un de mes frères était sans asile. Sa vie avait été honnête et laborieuse. Vieillard, les forces lui ont manqué pour le travail, puis la maladie est venue ; alors, presque mourant, il a été chassé de sa misérable demeure par un homme impitoyable auquel il devait une année de loyer ; j’ai recueilli ce vieillard dans ma maison, j’ai consolé ses derniers jours. Cette pauvre créature avait toute sa vie souffert et travaillé, au moment de mourir, elle n’a pas prononcé une parole d’amertume contre son sort ; elle s’est recommandée à Dieu, elle a pieusement baisé le crucifix. Et son âme, simple et pure, s’est exhalée dans le sein du Créateur… J’ai fermé ses paupières avec respect, je l’ai enseveli moi-même, j’ai prié pour lui, et, quoique mort dans la foi protestante, je l’ai cru digne d’entrer dans le champ du repos.
– De mieux en mieux, dit le cardinal, c’est une tolérance monstrueuse, c’est une attaque horrible contre cette maxime qui est le catholicisme tout entier : Hors l’Église pas de salut.
– Tout ceci est d’autant plus grave, monseigneur, reprit le père d’Aigrigny, que la douceur, la charité, le dévouement tout chrétien de l’abbé Gabriel ont exercé, non seulement dans sa commune, mais dans les communes environnantes, un véritable enthousiasme. Les desservants des paroisses ont cédé à l’entraînement général, et, il faut l’avouer, sans sa modération, un véritable schisme eût commencé.
– Mais qu’espérez-vous en l’amenant ici devant nous ? dit le prélat.
– La position de l’abbé Gabriel est complexe : d’abord comme héritier de la famille Rennepont…
– Mais il a fait cession de ses droits ? demanda le cardinal.
– Oui, monseigneur, et cette cession, d’abord entachée de vices de formes, a été depuis peu, et de son consentement, il faut le dire encore, parfaitement régularisée ; car il avait fait serment, quoi qu’il arrivât, de faire abandon à la compagnie de Jésus de sa part de ces biens. Néanmoins, Sa Révérence le père Rodin croit que si Votre Éminence, après avoir montré à l’abbé Gabriel qu’il allait être révoqué par ses supérieurs, lui proposait une position éminente à Rome… on pourrait peut-être lui faire quitter la France et éveiller en lui des sentiments d’ambition qui sommeillent sans doute ; car, Votre Éminence l’a dit fort judicieusement, tout réformateur doit être ambitieux.
– J’approuve cette idée, dit le cardinal après un moment de réflexion ; avec son mérite, avec sa puissance d’action sur les hommes, l’abbé Gabriel peut arriver très haut… s’il est docile ; et s’il ne l’est pas… il vaut mieux pour le salut de l’Église qu’il soit à Rome qu’ici… car, à Rome… nous avons, vous le savez, mon très cher père… des garanties que vous n’avez malheureusement pas en France.
Après quelques instants de silence, le cardinal dit tout à coup au père d’Aigrigny :
– Puisque nous parlons du père Rodin… franchement, qu’en pensez-vous ?…
– Votre Éminence connaît sa capacité… dit le père d’Aigrigny d’un air contraint et défiant ; notre révérend père général…
– Lui a donné mission de vous remplacer, dit le cardinal ; je sais cela ; il me l’a dit à Rome. Mais que pensez-vous… du caractère du père Rodin ?… Peut-on avoir en lui une foi complètement aveugle ?
– C’est un esprit si tranchant, si entier, si secret, si impénétrable… dit le père d’Aigrigny avec hésitation, qu’il est difficile de porter sur lui un jugement certain…
– Le croyez-vous ambitieux ? dit le cardinal après un nouveau moment de silence… Ne le supposez-vous pas capable d’avoir d’autres visées… que celle de la plus grande gloire de sa compagnie ?… Oui… j’ai des raisons pour vous parler ainsi… ajouta le prélat avec intention.
– Mais, reprit le père d’Aigrigny, non sans méfiance, car entre gens de même sorte on joue toujours au fin, que Votre Éminence en pense-t-elle, soit par elle-même, soit par les rapports du père général ?
– Mais je pense que si son apparent dévouement à son ordre cachait quelque arrière-pensée, il faudrait à tout prix la pénétrer… car avec les influences qu’il s’est ménagées à Rome depuis longtemps… et que j’ai surprises… il pourrait être un jour, et dans un temps donné… bien redoutable.
– Eh bien !… s’écria le père d’Aigrigny, emporté par sa jalousie contre Rodin, je suis, quant à cela, de l’avis de Votre Éminence ; car quelquefois j’ai surpris en lui des éclairs d’ambition aussi effrayante que profonde, et puisqu’il faut tout dire… à Votre Éminence…
Le père d’Aigrigny ne put continuer.
À ce moment, Mme Grivois, après avoir frappé, entrebâilla la porte et fit un signe à sa maîtresse.
La princesse répondit par un mouvement de tête.
Mme Grivois ressortit.
Une seconde après Rodin entra dans le salon.
[1] Une personne parfaitement digne de foi nous a affirmé avoir assisté à un dîner d’apparat chez un prélat fort éminent, et avoir vu au dessert une pareille exhibition, ce qui fit dire par cette personne au prélat en question. « Je croyais, monseigneur, que l’on mangeait le corps du Sauveur sous les deux espèces, mais non pas en angélique. » – Il faut reconnaître que l’invention de cette sucrerie apostolique n’était pas du fait du prélat, mais était due au catholicisme un peu exagéré d’une pieuse dame qui avait une grande autorité dans la maison de Monseigneur.
[2] Un ecclésiastique aussi honorable qu’honoré nous a cité le fait d’un pauvre jeune prêtre de paroisse qui, interdit par son évêque sans aucune raison valable, mourant de faim et de misère, a été réduit (en cachant son saint caractère, bien entendu) à servir comme garçon de café, à Lille, dans un établissement où son frère exerçait le même emploi.
|