Le Juif Errant

| 1.14 - La décision.

 

 

 

Morok portait son bras gauche en écharpe ; après avoir lentement gravi l’escalier, il salua respectueusement le bourgmestre. À l’aspect de la sinistre figure du dompteur de bêtes, Rose et Blanche, effrayées, reculèrent d’un pas et se rapprochèrent du soldat.
 
Le front de celui-ci se rembrunit ; il sentit de nouveau sourdement bouillonner sa colère contre Morok, cause de ses cruels embarras (il ignorait pourtant que Goliath eût, à l’instigation du Prophète, volé le portefeuille et les papiers).
 
– Que voulez-vous, Morok ! lui dit le bourgmestre d’un air moitié bienveillant, moitié fâché. Je voulais être seul, je l’avais dit à l’aubergiste.
 
– Je viens vous rendre un service, monsieur le bourgmestre.
 
– Un service ?
 
– Un grand service ; sans cela je ne me serais pas permis de vous déranger. Il m’est venu un scrupule.
 
– Un scrupule ?
 
– Oui, monsieur le bourgmestre ; je me suis reproché de ne pas vous avoir dit ce que j’avais à vous dire sur cet homme ; déjà une fausse pitié m’avait égaré.
 
– Mais enfin, qu’avez-vous à dire ?
 
Morok s’approcha du juge et lui parla tout bas pendant assez longtemps.
 
D’abord très étonné, peu à peu la physionomie du bourgmestre devint profondément attentive et soucieuse ; de temps en temps il laissait échapper une exclamation de surprise et de doute, en jetant des regards de côté sur le groupe formé par Dagobert et les deux jeunes filles. À l’expression de ses regards de plus en plus inquiets, scrutateurs et sévères, on voyait facilement que les paroles secrètes du Prophète changeaient progressivement l’intérêt que le magistrat avait ressenti pour les orphelines et pour le soldat en un sentiment rempli de défiance et d’hostilité.
 
Dagobert s’aperçut de ce revirement soudain ; ses craintes, un instant calmées, revinrent plus vives que jamais. Rose et Blanche, interdites, et ne comprenant rien à cette scène muette, regardaient le soldat avec une anxiété croissante.
 
– Diable !… dit le bourgmestre en se levant brusquement, je n’avais pas songé à tout cela ; où donc avais-je la tête ? Mais que voulez-vous, Morok ? lorsqu’on vient au milieu de la nuit vous éveiller, on n’a pas toute sa liberté d’esprit ; c’est un grand service que vous me rendez là, vous me le disiez bien.
 
– Je n’affirme rien, cependant…
 
– C’est égal, il y a mille à parier contre un que vous avez raison.
 
– Ce n’est qu’un soupçon fondé sur quelques circonstances ; mais enfin un soupçon…
 
– Peut mettre sur la voie de la vérité… Et moi qui allais, comme un oison, donner dans le piège… Encore une fois, où avais-je donc la tête ?…
 
– Il est si difficile de se défendre de certaines apparences…
 
– À qui le dites-vous, mon cher Morok, à qui le dites-vous ?
 
Pendant cette conversation mystérieuse, Dagobert était au supplice ; il pressentait vaguement qu’un violent orage allait éclater ; il ne songeait qu’à une chose, à maîtriser encore sa colère.
 
Morok s’approcha du juge en lui désignant du regard les orphelines ; il recommença de lui parler bas.
 
– Ah ! s’écria le bourgmestre avec indignation, vous allez trop loin.
 
– Je n’affirme rien… se hâta de dire Morok, c’est une simple présomption fondée sur…
 
Et de nouveau il approcha ses lèvres de l’oreille du juge.
 
– Après tout, pourquoi non ? reprit le juge en levant les mains au ciel, ces gens-là sont capables de tout ; il dit aussi qu’il vient de la Sibérie avec elles ; qui prouve que ce n’est pas un amas d’impudents mensonges ? Mais on ne me prend pas deux fois pour dupe, s’écria le bourgmestre d’un ton courroucé ; car, ainsi que tous les gens d’un caractère versatile et faible, il était sans pitié pour ceux qu’il croyait capables d’avoir surpris son intérêt.
 
– Ne vous hâtez pourtant pas de juger… ne donnez pas surtout à mes paroles plus de poids qu’elles n’en ont, reprit Morok avec une componction et une humilité hypocrites, ma position envers cet homme, et il désigna Dagobert, est malheureusement si fausse, que l’on pourrait croire que j’agis par ressentiment du mal qu’il m’a fait ; peut-être même est-ce que j’agis ainsi à mon insu… tandis que je crois au contraire n’être guidé que par l’amour de la justice, l’horreur du mensonge et le respect de notre sainte religion. Enfin… qui vivra… verra… Que le Seigneur me pardonne si je me suis trompé ; en tout cas, la justice prononcera ; au bout d’un mois ou deux ils seront libres, s’ils sont innocents.
 
– C’est pour cela qu’il n’y a pas à hésiter ; c’est une simple mesure de prudence, et ils n’en mourront pas. D’ailleurs, plus j’y songe, plus cela me paraît vraisemblable ; oui, cet homme doit être un espion ou un agitateur français ; si je rapproche mes soupçons de cette manifestation des étudiants de Francfort…
 
– Et, dans cette hypothèse, pour monter, pour exalter la tête de ces jeunes fous, il n’est rien de tel que…
 
Et d’un regard rapide, Morok désigna les deux sœurs ; puis, après un instant de silence significatif, il ajouta avec un soupir :
 
– Pour le démon, tout moyen est bon…
 
– Certainement, ce serait odieux, mais parfaitement imaginé…
 
– Et puis enfin, monsieur le bourgmestre, examinez-le attentivement, et vous verrez que cet homme a une figure dangereuse… Voyez…
 
En parlant ainsi, toujours à voix basse, Morok venait de désigner évidemment Dagobert.
 
Malgré l’empire que celui-ci exerçait sur lui-même, la contrainte où il se trouvait depuis son arrivée dans cette auberge maudite, et surtout depuis le commencement de la conversation de Morok et du bourgmestre, finissait par être au-dessus de ses forces ; d’ailleurs, il voyait clairement que ses efforts pour se concilier l’intérêt du juge venaient d’être complètement ruinés par la fatale influence du dompteur de bêtes ; aussi, perdant patience, il s’approcha de celui-ci, les bras croisés sur la poitrine, et lui dit d’une voix encore contenue :
 
– C’est de moi que vous venez de parler tout bas à M. le bourgmestre !
 
– Oui, dit Morok en le regardant fixement.
 
– Pourquoi n’avez-vous pas parlé tout haut ?
 
L’agitation presque convulsive de l’épaisse moustache de Dagobert, qui, après avoir dit ces paroles, regarda à son tour Morok entre les deux yeux, annonçait qu’un violent combat se livrait en lui. Voyant son adversaire garder un silence moqueur, il lui dit d’une voix plus haute :
 
– Je vous demande pourquoi vous parlez bas à M. le bourgmestre quand il s’agit de moi ?
 
– Parce qu’il y a des choses honteuses que l’on rougirait de dire tout haut, répondit Morok avec insolence.
 
Dagobert avait tenu jusqu’alors ses bras croisés. Tout à coup il les tendit violemment en serrant les poings… Ce brusque mouvement fut si expressif, que les deux sœurs jetèrent un cri d’effroi en se rapprochant de lui.
 
– Tenez, monsieur le bourgmestre, dit le soldat, les dents serrées par la colère, que cet homme s’en aille… ou je ne réponds plus de moi.
 
– Comment ! dit le bourgmestre avec hauteur, des ordres à moi… Vous osez…
 
– Je vous dis de faire descendre cet homme, reprit Dagobert hors de lui, ou il arrivera quelque malheur !
 
– Dagobert… mon Dieu !… calme-toi, s’écrièrent les enfants en lui prenant les mains.
 
– Il vous sied bien, misérable vagabond, pour ne pas dire plus, de commander ici ! reprit enfin le bourgmestre furieux. Ah ! vous croyez que pour m’abuser il suffit de dire que vous avez perdu vos papiers ! Vous avez beau traîner avec vous ces deux jeunes filles, qui, malgré leur air innocent… pourraient bien n’être que…
 
– Malheureux ! s’écria Dagobert en interrompant le bourgmestre d’un regard si terrible, que le juge n’osa pas achever.
 
Le soldat prit les enfants par le bras, et, sans qu’elles eussent pu dire un mot, il les fit, en une seconde, entrer dans la chambre ; puis, fermant la porte, mettant la clef dans sa poche, il revint précipitamment vers le bourgmestre qui, effrayé de l’attitude et de la physionomie du vétéran, recula de deux pas en arrière et se tint d’une main à la rampe de l’escalier.
 
– Écoutez-moi bien, vous ! dit le soldat en saisissant le juge par le bras. Tantôt, ce misérable m’a insulté… et il montra Morok. J’ai tout supporté… il s’agissait de moi. Tout à l’heure, j’ai écouté patiemment vos sornettes, parce que vous avez eu l’air un moment de vous intéresser à ces malheureuses enfants ; mais puisque vous n’avez ni cœur, ni pitié, ni justice… je vous préviens, moi, que tout bourgmestre que vous êtes… je vous crosserai comme j’ai crossé ce chien, et il montra de nouveau le Prophète, si vous avez le malheur de ne pas parler de ces deux jeunes filles comme vous parleriez de votre enfant… entendez-vous !
 
– Comment… vous osez dire… s’écria le bourgmestre balbutiant de colère, que si je parle de ces deux aventurières…
 
– Chapeau bas !… quand on parle des filles du maréchal duc de Ligny ! s’écria le soldat en arrachant le bonnet du bourgmestre et le jetant à ses pieds.
 
À cette agression, Morok tressaillit de joie. En effet, Dagobert, exaspéré, renonçant à tout espoir, se laissait malheureusement aller à la violence de son caractère, si péniblement contenue depuis quelques heures.
 
Lorsque le bourgmestre vit son bonnet à ses pieds, il regarda le dompteur de bêtes avec stupeur, comme s’il hésitait à croire à une pareille énormité.
 
Dagobert, regrettant son emportement, sachant qu’il ne lui restait aucun moyen de conciliation, jeta un coup d’œil rapide autour de lui, et, reculant de quelques pas, gagna ainsi les premières marches de l’escalier.
 
Le bourgmestre se tenait debout, à côté du banc, dans un angle du palier ; Morok, le bras en écharpe, afin de donner une plus sérieuse apparence à sa blessure, était auprès du magistrat. Celui-ci, trompé par le mouvement de retraite de Dagobert, s’écria :
 
– Ah ! tu crois échapper après avoir osé porter la main sur moi… vieux misérable !!
 
– Monsieur le bourgmestre… pardonnez-moi… C’est un mouvement de vivacité que je n’ai pu maîtriser ; je me reproche cette violence, dit Dagobert d’une voix repentante, en baissant humblement la tête.
 
– Pas de pitié pour toi… malheureux ! Tu veux recommencer à m’attendrir avec ton air câlin ! mais j’ai pénétré tes secrets desseins… Tu n’es pas ce que tu parais être, et il pourrait bien y avoir une affaire d’État au fond de tout ceci, ajouta le magistrat d’un ton extrêmement diplomatique. Tous moyens sont bons pour les gens qui voudraient mettre l’Europe en feu.
 
– Je ne suis qu’un pauvre diable… monsieur le bourgmestre… Vous avez si bon cœur, ne soyez pas impitoyable !…
 
– Ah ! tu m’arraches mon bonnet !
 
– Mais vous, ajouta le soldat en se tournant vers Morok, vous qui êtes cause de tout… ayez pitié de moi… ne montrez pas de rancune… Vous qui êtes un saint homme, dites au moins un mot en ma faveur à monsieur le bourgmestre.
 
– Je lui ai dit… ce que je devais lui dire… répondit ironiquement Morok.
 
– Ah ! ah ! te voilà bien penaud à cette heure, vieux vagabond… Tu croyais m’abuser par tes jérémiades, reprit le bourgmestre en s’avançant vers Dagobert ; Dieu merci ! je ne suis plus ta dupe… Tu verras qu’il y a à Leipzig de bons cachots pour les agitateurs français et pour les coureuses d’aventures, car tes donzelles ne valent pas mieux que toi… Allons, ajouta-t-il d’un ton important, en gonflant ses joues, allons, descends devant moi… Quant à toi, Morok, tu vas…
 
Le bourgmestre ne put achever. Depuis quelques minutes, Dagobert ne cherchait qu’à gagner du temps ; il étudiait du coin de l’œil une porte entr’ouverte faisant face, sur le palier, à la chambre occupée par les orphelines ; trouvant le moment favorable, il s’élança, rapide comme la foudre, sur le bourgmestre, le prit à la gorge et le jeta si rudement contre la porte entrebâillée, que le magistrat, stupéfait de cette brusque attaque, ne pouvant dire une parole ni pousser un cri, alla rouler au fond de la chambre complètement obscure. Puis, se retournant vers Morok, qui, le bras en écharpe, et voyant l’escalier libre, s’y précipitait, le soldat le rattrapa par sa longue chevelure flottante, l’attira à lui, l’enlaça dans ses bras de fer, lui mit la main sur la bouche pour étouffer ses cris, et, malgré sa résistance désespérée, le poussa, le traîna dans la chambre au fond de laquelle le bourgmestre gisait déjà confus et étourdi.
 
Après avoir fermé la porte à double tour, et mis la clef dans sa poche, Dagobert, en deux bonds, descendit l’escalier qui aboutissait à un couloir donnant sur la cour. La porte de l’auberge était fermée ; impossible de sortir de ce côté. La pluie tombait à torrents ; il vit, à travers les carreaux d’une salle basse, éclairés par la lueur du feu, l’hôte et ses gens attendant la décision du bourgmestre. Verrouiller la porte du couloir, et intercepter ainsi toute communication avec la cour, ce fut pour le soldat l’affaire d’une seconde, et il remonta rapidement rejoindre les orphelines.
 
Morok, revenu à lui, appelait à l’aide de toutes ses forces ; mais lors même que ses cris auraient pu être entendus malgré la distance, le bruit du vent et de la pluie les eût étouffés. Dagobert avait donc environ une heure à lui, car il fallait assez de temps pour que l’on s’étonnât de la longueur de son entretien avec le magistrat ; et une fois les soupçons ou les craintes éveillés, il fallait encore briser les deux portes, celle qui fermait le couloir de l’escalier et celle de la chambre où étaient renfermés le bourgmestre et le Prophète.
 
– Mes enfants, il s’agit de prouver que vous avez du sang de soldat dans les veines, dit Dagobert en entrant brusquement chez les jeunes filles, épouvantées du bruit qu’elles entendaient depuis quelques moments.
 
– Mon Dieu ! Dagobert, qu’arrive-t-il ? s’écria Blanche.
 
– Que veux-tu que nous fassions ? reprit Rose.
 
Sans répondre, le soldat courut au lit, en retira les draps, les noua rapidement ensemble, fit un gros nœud à l’un des bouts, qu’il plaça sur la partie supérieure du vantail gauche de la fenêtre, préalablement entr’ouvert, et ensuite refermé. Intérieurement retenu par la grosseur du nœud, qui ne pouvait passer entre le vantail et l’encadrement de la croisée, le drap se trouvait ainsi solidement fixé ; son autre extrémité, flottant en dehors, atteignait le sol. Le second battant de la fenêtre, restant ouvert, laissait aux fugitifs un passage suffisant. Le vétéran prit alors son sac, la valise des enfants, la pelisse de peau de renne, jeta le tout par la croisée, fit un signe à Rabat-Joie et l’envoya, pour ainsi dire, garder ces objets. Le chien n’hésita pas, d’un bond il disparut.
 
Rose et Blanche, stupéfaites, regardaient Dagobert sans prononcer une parole.
 
– Maintenant, mes enfants, leur dit-il, les portes de l’auberge sont fermées… du courage…
 
Et leur montrant la fenêtre :
 
– Il faut passer par là, ou nous sommes arrêtés, mis en prison… vous d’un côté… moi de l’autre, et notre voyage est flambé.
 
– Arrêtés !… mis en prison ! s’écria Rose.
 
– Séparées de toi ! s’écria Blanche.
 
– Oui, mes pauvres petites ! On a tué Jovial… Il faut nous sauver à pied, et tâcher de gagner Leipzig… Lorsque vous serez fatiguées, je vous porterai tour à tour, et quand je devrais mendier sur la route, nous arriverons… Mais un quart d’heure plus tard, et tout est perdu… Allons, enfants, ayez confiance en moi… Montrez que les filles du général Simon ne sont pas poltronnes… et il nous reste encore de l’espoir.
 
Par un mouvement sympathique, les deux sœurs se prirent par la main comme si elles eussent voulu s’unir contre le danger ; leurs charmantes figures, pâlies par tant d’émotions, exprimèrent alors une résolution naïve qui prenait sa source dans leur foi aveugle au dévouement du soldat.
 
– Sois tranquille, Dagobert… nous n’aurons pas peur, dit Rose d’une voix ferme.
 
– Ce qu’il faut faire… nous le ferons, ajouta Blanche d’une voix non moins assurée.
 
– J’en étais sûr !… s’écria Dagobert, bon sang ne peut mentir… En route, vous ne pesez pas plus que des plumes, le drap est solide, il y a huit pieds à peine de la fenêtre en bas… et Rabat-Joie vous y attend…
 
– C’est à moi de passer la première, je suis l’aînée aujourd’hui ! s’écria Rose après avoir tendrement embrassé Blanche.
 
Et elle courut vers la fenêtre, voulant, s’il y avait quelque péril à descendre d’abord, s’y exposer à la place de sa sœur. Dagobert devina facilement la cause de cet empressement.
 
– Chères enfants, leur dit-il, je vous comprends, mais ne craignez rien l’une pour l’autre, il n’y a aucun danger… j’ai attaché moi-même le drap… Allons vite, ma petite Rose.
 
Légère comme un oiseau, la jeune fille monta sur l’appui de la fenêtre ; puis, bien soutenue par Dagobert, elle saisit le drap, et se laissa glisser doucement d’après les recommandations du soldat, qui, le corps penché en dehors, l’encourageait de la voix.
 
– Ma sœur… n’aie pas peur… dit la jeune fille à voix basse, dès qu’elle eut touché le sol, c’est très facile de descendre comme cela ; Rabat-Joie est là qui me lèche les mains.
 
Blanche ne se fit pas attendre ; aussi courageuse que sa sœur, elle descendit avec le même bonheur.
 
– Chères petites créatures, qu’ont-elles fait pour être si malheureuses ?… Mille tonnerres !!! il y a donc un sort maudit sur cette famille-là ? s’écria Dagobert le cœur brisé, en voyant disparaître la pâle et douce figure de la jeune fille au milieu des ténèbres de cette nuit profonde, que de violentes rafales de vent et des torrents de pluie rendaient plus sinistre encore.
 
– Dagobert, nous t’attendons. Viens vite… dirent à voix basse les orphelines, réunies au pied de la fenêtre. Grâce à sa grande taille, le soldat sauta, plutôt qu’il se laissa glisser à terre.
 
Dagobert et les deux jeunes filles avaient, depuis un quart d’heure à peine, quitté en fugitifs l’auberge du Faucon Blanc, lorsqu’un violent craquement retentit dans la maison. La porte avait cédé aux efforts du bourgmestre et de Morok, qui s’étaient servis d’une lourde table pour bélier.
 
Guidés par la lumière, ils accoururent dans la chambre des orphelines, alors déserte. Morok vit les draps flotter au dehors, il s’écria :
 
– Monsieur le bourgmestre… c’est par la fenêtre qu’ils se sont sauvés ; ils sont à pied… par cette nuit orageuse et noire, ils ne peuvent être loin.
 
– Sans doute… nous les rattraperons… Misérables vagabonds !… Oh !… je me vengerai… Vite, Morok… il y va de ton honneur et du mien…
 
– De mon honneur !… Il y va de plus que cela pour moi, monsieur le bourgmestre, répondit le prophète d’un ton courroucé ; puis, descendant rapidement l’escalier, il ouvrit la porte de la cour, et s’écria d’une voix retentissante :
 
– Goliath, déchaîne les chiens !… et vous, l’hôte, des lanternes, des perches… Armez vos gens… faites ouvrir les portes ! Courons après les fugitifs ; ils ne peuvent nous échapper… il nous les faut… morts ou vifs.