Le Juif Errant

| 16.13 - Le malade>.

 

 

 

Le cardinal Malipieri, que l’on a vu assister à l’espèce de concile tenu chez la princesse de Saint-Dizier, et qui se rendait alors à l’appartement occupé par Rodin, était vêtu en laïque et enveloppé d’une ample douillette de satin puce, exhalant une forte odeur de camphre, car le prélat s’était entouré de tous les préservatifs anticholériques imaginables.
 
Arrivé à l’un des paliers du second étage de la maison, le cardinal frappa à une porte grise ; personne ne lui répondant, il l’ouvrit, et, en homme qui connaissait parfaitement les êtres, il traversa une espèce d’antichambre et se trouva dans une pièce où était dressé un lit de sangle ; sur une table de bois noir à casiers on voyait plusieurs fioles ayant contenu des médicaments.
 
La physionomie du prélat semblait inquiète, morose ; son teint était toujours jaunâtre et bilieux ; le cercle brun qui cernait ses yeux noirs et louches paraissait encore plus charbonné que de coutume. S’arrêtant un instant, il regarda autour de lui presque avec crainte, et à plusieurs reprises aspira fortement la senteur d’un flacon anticholérique ; puis, se voyant seul, il s’approcha d’une glace placée sur la cheminée, et observa très attentivement la couleur de sa langue. Après quelques minutes de ce consciencieux examen, dont il parut du reste assez satisfait, il prit dans une bonbonnière d’or quelques pastilles préservatrices, qu’il laissa fondre dans sa bouche en fermant les yeux avec componction. Ces précautions sanitaires prises, collant de nouveau son flacon à son nez, le prélat se préparait à entrer dans la pièce voisine, lorsque, entendant à travers la mince cloison qui l’en séparait un bruit assez violent, il s’arrêta pour écouter, car tout ce qui se disait dans l’appartement voisin arrivait très facilement à son oreille.
 
– Me voici pansé… je peux me lever, disait une voix faible, mais brève et impérieuse.
 
– Vous n’y songez pas, mon révérend père, répondit une voix plus forte, c’est impossible.
 
– Vous allez voir si cela est impossible, reprit l’autre voix.
 
– Mais, mon révérend père… vous vous tuerez… vous êtes hors d’état de vous lever… c’est vous exposer à une rechute mortelle… je n’y consentirai pas.
 
À ces mots succéda de nouveau le bruit d’une faible lutte mêlée de quelques gémissements plus irrités que plaintifs, et la voix reprit :
 
– Non, non, mon père, et pour plus de sûreté, je ne laisserai pas vos habits à votre portée… Voici bientôt l’heure de votre potion, je vais aller vous la préparer.
 
Et presque aussitôt, une porte s’ouvrant, le prélat vit entrer un homme de vingt-cinq ans environ, portant sous son bras une vieille redingote olive et un pantalon noir non moins râpé qu’il jeta sur une chaise. Ce personnage était M. Ange-Modeste Rousselet, premier élève du docteur Baleinier. La physionomie du jeune praticien était humble, douceâtre et réservée ; ses cheveux, presque ras sur le devant, flottaient derrière son cou ; il fit un léger mouvement de surprise à la vue du cardinal, et le salua profondément à deux reprises sans lever les yeux sur lui.
 
– Avant toute chose, dit le prélat avec son accent italien très prononcé, et en se tenant sous le nez son flacon de camphre, les symptômes cholériques sont-ils revenus ?
 
– Non, monseigneur, la fièvre pernicieuse qui a succédé à l’attaque de choléra suit son cours.
 
– À la bonne heure… Mais le révérend père ne veut donc pas être raisonnable ? Quel est ce bruit que je viens d’entendre ?
 
– Sa Révérence voulait absolument se lever et s’habiller, monseigneur ; mais sa faiblesse est si grande qu’elle n’aurait pu faire deux pas hors de son lit. L’impatience la dévore… on craint toujours que cette excessive agitation ne cause une rechute mortelle.
 
– Le docteur Baleinier est-il venu ce matin ?
 
– Il sort d’ici, monseigneur.
 
– Que pense-t-il du malade ?
 
– Il le trouve dans un état on ne peut plus alarmant, monseigneur… La nuit a été si mauvaise que M. Baleinier avait ce matin de grandes inquiétudes ! le révérend père Rodin est dans l’un de ces moments critiques où une crise peut décider en quelques heures de la vie ou de la mort du malade… M. Baleinier est allé chercher ce qu’il lui fallait pour une opération réactive très douloureuse, et il va venir la pratiquer sur le malade.
 
– Et a-t-on fait prévenir le père d’Aigrigny ?
 
– Le père d’Aigrigny est fort souffrant lui-même, ainsi que Votre Éminence le sait… et il n’a pas encore pu quitter son lit depuis trois jours.
 
– Je me suis informé de lui en montant, reprit le prélat, et je le verrai tout à l’heure. Mais, pour en revenir au père Rodin, a-t-on fait avertir son confesseur, puisqu’il est dans un état presque désespéré, et qu’il doit subir une opération si grave ?
 
– M. Baleinier lui en a touché deux mots, ainsi que des derniers sacrements ; mais le père Rodin s’est écrié avec irritation qu’on ne lui laissait pas un moment de repos, qu’on le harcelait sans cesse, qu’il avait autant que personne souci de son âme, et que…
 
– Per Bacco !… il ne s’agit pas de lui ! dit le cardinal en interrompant par cette exclamation païenne M. Ange-Modeste Rousselet, et en élevant sa voix, déjà très aiguë et très criarde, il ne s’agit pas de lui, il s’agit de l’intérêt de sa compagnie. Il est indispensable que le révérend père reçoive les sacrements avec la plus éclatante solennité, et qu’il fasse, non seulement une fin chrétienne, mais une fin d’un effet retentissant… Il faut que tous les gens de cette maison, des étrangers même, soient conviés à ce spectacle, afin que sa mort édifiante produise une excellente sensation.
 
– C’est ce que le révérend père Grison et le révérend père Brunet ont déjà voulu faire entendre à Sa Révérence, monseigneur ; mais Votre Éminence sait avec quelle impatience le père Rodin a reçu ces conseils, et M. Baleinier, de peur de provoquer une crise dangereuse, peut-être mortelle, n’a pas osé insister.
 
– Eh bien, moi, j’oserai ; car dans ce temps d’impiété révolutionnaire, une fin solennellement chrétienne produira un effet très salutaire sur le public. Il serait même fort à propos, en cas de mort, de se préparer à embaumer le révérend père ; on le laisserait ainsi exposé pendant quelques jours en chapelle ardente, selon la coutume romaine. Mon secrétaire donnera le dessin du catafalque ; c’est très splendide, très imposant. Par sa position dans l’ordre, le père Rodin aura droit à quelque chose d’on ne peut plus somptueux : il lui faudra au moins six cents cierges ou bougies et environ une douzaine de lampes funéraires à l’esprit-de-vin placées au-dessus de son corps pour l’éclairer d’en haut, cela fait à merveille ; on pourrait ensuite distribuer au peuple de petits écrits concernant la vie pieuse et ascétique du révérend père, et…
 
Un bruit brusque, sec comme celui d’un objet métallique que l’on jetterait à terre avec colère, se fit entendre dans la pièce voisine, où se trouvait le malade, et interrompit le prélat.
 
– Pourvu que le père Rodin ne vous ait pas entendu parler de son embaumement… monseigneur, dit à voix basse M. Ange-Modeste Rousselet, son lit touche cette cloison, et l’on entend tout ce qui se dit ici.
 
– Si le père Rodin m’a écouté, reprit le cardinal à voix basse et allant se placer à l’autre bout de la chambre, cette circonstance me servira à entrer en matière… mais, en tout état de cause, je persiste à croire que l’embaumement et l’exposition seraient très nécessaires pour frapper un bon coup sur l’esprit public. Le peuple est déjà très effrayé par le choléra, une pareille pompe mortuaire produirait un grand effet sur l’imagination de la population.
 
– Je me permettrai de faire observer à Votre Éminence qu’ici les lois s’opposent à ces expositions, et que…
 
– Les lois… toujours les lois, dit le cardinal avec courroux. Est-ce que Rome n’a pas aussi ses lois ? Est-ce que tout prêtre n’est pas sujet de Rome ? Est-ce qu’il n’est pas temps de…
 
Mais ne voulant pas sans doute entrer dans une conversation plus explicite avec le jeune médecin, le prélat reprit :
 
– Plus tard, on s’occupera de ceci. Mais dites-moi : depuis ma dernière visite, le révérend père a-t-il eu de nouveaux accès de délire ?
 
– Oui, monseigneur, cette nuit il a déliré pendant une heure et demie au moins.
 
– Avez-vous, ainsi qu’il vous l’a été recommandé, continué de tenir une note exacte de toutes les paroles qui ont échappé au malade pendant ce nouvel accès ?
 
– Oui, monseigneur ; voici cette note, ainsi que Votre Éminence me l’a commandé.
 
Ce disant, M. Ange-Modeste Rousselet prit dans le casier une note qu’il remit au prélat.
 
Nous rappelons au lecteur que cette partie de l’entretien de M. Rousselet et du cardinal ayant été tenue hors de portée de la cloison, Rodin n’avait pu rien entendre, tandis que la conversation relative à l’embaumement présumé avait pu parfaitement parvenir jusqu’à lui.
 
Le cardinal ayant reçu la note de M. Rousselet, la prit avec une expression de vive curiosité. Après l’avoir parcourue, il froissa le papier, et il se dit sans dissimuler son dépit :
 
– Toujours des mots incohérents… pas deux paroles dont on puisse tirer une induction… raisonnable ; on croirait vraiment que cet homme a le pouvoir de se posséder même pendant son délire, et de n’extravaguer qu’à propos de choses insignifiantes.
 
Puis, s’adressant à M. Rousselet :
 
– Vous êtes bien sûr d’avoir rapporté tout ce qui lui échappait dans son délire ?
 
– À l’exception des phrases qu’il répétait sans cesse et que je n’ai écrites qu’une fois, Votre Éminence peut être persuadée que je n’ai pas omis un seul mot, même si déraisonnable qu’il me parût…
 
– Vous allez m’introduire auprès du père Rodin, dit le prélat après un moment de silence.
 
– Mais… monseigneur… répondit l’élève avec hésitation, son accès l’a quitté il y a seulement une heure, et le révérend père est bien faible en ce moment.
 
– Raison de plus, répondit assez indiscrètement le prélat.
 
Puis, se ravisant, il ajouta :
 
– Raison de plus… il appréciera davantage les consolations que je lui apporte… S’il s’est endormi, éveillez-le et annoncez-lui ma visite.
 
– Je n’ai que des ordres à recevoir de Votre Éminence, dit Rousselet en s’inclinant.
 
Et il entra dans la chambre voisine. Resté seul, le cardinal se dit d’un air pensif :
 
– J’en reviens toujours là… lors de la soudaine attaque de choléra dont il a été frappé… le père Rodin s’est cru empoisonné par ordre du saint-siège ; il machinait donc contre Rome quelque chose de bien redoutable, pour avoir conçu une crainte si abominable ? Nos soupçons seraient-ils donc fondés ? Agirait-il souterrainement et puissamment, comme on le craint, sur une notable partie du sacré collège ?… mais alors dans quel but ? Voilà ce qu’il a été impossible de pénétrer, tant son secret est fidèlement gardé par ses complices… J’avais espéré que, pendant son délire, il lui échapperait quelque mot qui me mettrait sur la trace de ce que nous avons tant d’intérêt à savoir, car presque toujours le délire, et surtout chez un homme d’un esprit si inquiet, si actif, le délire n’est que l’exagération d’une idée dominante ; cependant, voilà cinq accès que l’on m’a pour ainsi dire fidèlement sténographiés… et rien, non… rien que des phrases vides ou sans suite.
 
Le retour de M. Rousselet mit un terme aux réflexions du prélat.
 
– Je suis désolé d’avoir à vous apprendre, monseigneur, que le révérend père refuse opiniâtrement de voir personne ; il prétend avoir besoin d’un repos absolu… Quoique très abattu, il a l’air sombre, courroucé… Je ne serais pas étonné qu’il eût entendu Votre Éminence parler de le faire embaumer… et…
 
Le cardinal, interrompant M. Rousselet, lui dit :
 
– Ainsi le père Rodin a eu son dernier accès de délire cette nuit ?
 
– Oui, monseigneur, de trois à cinq heures et demie du matin.
 
– De trois à cinq heures du matin, répéta le prélat, comme s’il eût voulu fixer ce détail dans sa mémoire, et cet accès n’a offert rien de particulier ?
 
– Non, monseigneur ! ainsi que Votre Éminence a pu s’en convaincre par la lecture de cette note, il est impossible de rassembler plus de paroles incohérentes.
 
Puis, voyant le prélat se diriger vers la porte de l’autre chambre, M. Rousselet ajouta :
 
– Mais, monseigneur, le révérend père ne veut absolument voir personne… il a besoin d’un repos absolu avant l’opération qu’on va lui faire tout à l’heure… et il serait dangereux peut-être de…
 
Sans répondre à cette observation, le cardinal entra dans la chambre de Rodin.
 
Cette pièce, assez vaste, éclairée par deux fenêtres, était simplement, mais commodément meublée : deux tisons brûlaient lentement dans les cendres de l’âtre, envahi par une cafetière, un pot de faïence et un poêlon, où grésillait un épais mélange de farine de moutarde ; sur la cheminée on voyait épars plusieurs morceaux de linge et des bandes de toile. Il régnait dans cette chambre cette odeur pharmaceutique émanant de médicaments, particulière aux endroits occupés par les malades, mélangée d’une senteur si âcre, si putride, si nauséabonde, que le cardinal s’arrêta un moment auprès de la porte sans avancer.
 
Ainsi que les révérends pères l’avaient prétendu dans leur promenade, Rodin vivait parce qu’il s’était dit : « Il faut que je vive et je vivrai. » Car de même que de faibles imaginations, de lâches esprits, succombent souvent à la seule terreur du mal, de même aussi, mille faits le prouvent, la vigueur de caractère et l’énergie morale peuvent lutter opiniâtrement contre le mal et triompher de positions quelquefois désespérées.
 
Il en avait été ainsi du jésuite… L’inébranlable fermeté de son caractère, et l’on dirait presque la redoutable ténacité de sa volonté (car la volonté acquiert parfois une toute-puissance mystérieuse dont on est effrayé), venant en aide à l’habile médication du docteur Baleinier, Rodin avait échappé au fléau dont il avait été si rapidement atteint. Mais à cette foudroyante perturbation physique, avait succédé une fièvre des plus pernicieuses, qui mettait en grand péril la vie de Rodin. Ce redoublement de danger avait causé les plus vives alarmes au père d’Aigrigny, qui, malgré sa rivalité et sa jalousie, sentait qu’au point où en étaient arrivées les choses, Rodin tenant tous les fils de la trame, pouvait seul la conduire à bien.
 
Les rideaux de la chambre du malade, étant à demi fermés, ne laissaient arriver qu’un jour douteux autour du lit où gisait Rodin. La face du jésuite avait perdu cette teinte verdâtre particulière aux cholériques, mais elle était restée d’une lividité cadavéreuse ; sa maigreur était telle, que sa peau, sèche, rugueuse, se collait aux moindres aspérités des os ; les muscles et les veines de son long cou, pelé, décharné, comme celui d’un vautour, ressemblaient à un réseau de cordes ; sa tête, couverte d’un bonnet de soie noire roux et crasseux, d’où s’échappaient quelques mèches de cheveux d’un gris terne, reposait sur un sale oreiller, Rodin ne voulant absolument pas qu’on le changeât de linge. La barbe, rare, blanchâtre, n’ayant pas été rasée depuis longtemps, pointait çà et là, comme les crins d’une brosse, sur cette peau terreuse ; par-dessous sa chemise, il portait un vieux gilet de laine troué à plusieurs endroits. Il avait sorti un de ses bras de son lit, et de sa main osseuse et velue, aux ongles bleuâtres, il tenait un mouchoir à tabac d’une couleur impossible à rendre.
 
On eût dit un cadavre, sans deux ardentes étincelles qui brillaient dans l’ombre formée par la profondeur des orbites. Ce regard où semblaient concentrées, réfugiées, toute la vie, toute l’énergie qui restaient encore à cet homme, trahissait une inquiétude dévorante ; tantôt ses traits révélaient une douleur aiguë ; tantôt la crispation de ses mains et les brusques tressaillements dont il était agité disaient assez son désespoir d’être cloué sur ce lit de douleur, tandis que les graves intérêts dont il s’était chargé réclamaient toute l’activité de son esprit ; aussi sa pensée, ainsi continuellement tendue, surexcitée, faiblissait souvent, les idées lui échappaient : alors il éprouvait des moments d’absence, des accès de délire dont il sortait comme d’un rêve pénible et dont le souvenir l’épouvantait.
 
D’après les sages conseils du docteur Baleinier, qui le trouvait hors d’état de s’occuper de choses importantes, le père d’Aigrigny avait jusqu’alors évité de répondre aux questions de Rodin sur la marche de l’affaire Rennepont, si doublement capitale pour lui, et qu’il tremblait de voir compromise ou perdue par suite de l’inaction forcée à laquelle la maladie le condamnait. Ce silence du père d’Aigrigny au sujet de cette trame dont lui, Rodin, tenait les fils, l’ignorance complète où il était des événements qui avaient pu se passer depuis sa maladie, augmentaient encore son exaspération.
 
Tel était l’état moral et physique de Rodin, lorsque, malgré sa volonté, le cardinal Malipieri était entré dans sa chambre.