Le Juif Errant

| 8.06 - Le couvent.

 

 

 

Expliquons en deux mots la présence de Dagobert. Sa physionomie était empreinte de tant de loyauté militaire, que le directeur du bureau de diligence se fût contenté de sa parole de revenir payer le prix de sa place ; mais le soldat avait obstinément voulu rester en gage, comme il le disait, jusqu’à ce que sa femme eût répondu à sa lettre ; aussi, au retour du commissionnaire, qui annonça qu’on allait apporter l’argent nécessaire, Dagobert, croyant sa délicatesse à couvert, se hâta de courir chez lui.
 
On comprend donc la stupeur de Mme Grivois, lorsqu’en entrant dans la chambre elle vit Dagobert (qu’elle reconnut facilement au portrait qu’on lui en avait fait) auprès de sa femme et des orphelines.
 
L’anxiété de Françoise, à l’aspect de Mme Grivois, ne fut pas moins profonde. Rose et Blanche avaient parlé à la femme de Dagobert d’une dame venue en son absence pour une affaire très importante ; d’ailleurs, instruite par son confesseur, Françoise ne pouvait douter que cette femme ne fût la personne chargée de conduire Rose et Blanche dans une maison religieuse. Son angoisse était terrible ; bien décidée à suivre les conseils de l’abbé Dubois, elle craignait qu’un mot de Mme Grivois ne mît Dagobert sur la voie : alors tout espoir était perdu ; alors les orphelines restaient dans cet état d’ignorance et de péché mortel dont elle se croyait responsable.
 
Dagobert, qui tenait entre ses mains les mains de Rose et de Blanche, se leva dès que la femme de confiance de Mme de Saint-Dizier entra, et sembla interroger Françoise du regard.
 
Le moment était critique, décisif ; mais Mme Grivois avait profité des exemples de la princesse de Saint-Dizier : aussi, prenant résolument son parti, mettant à profit la précipitation avec laquelle elle avait monté les quatre étages après son odieuse dénonciation contre la Mayeux, et l’émotion que lui causait la vue si inattendue de Dagobert, donnant à ses traits une vive expression d’inquiétude et de chagrin, elle s’écria d’une voix altérée, après un moment de silence qu’elle parut employer à calmer son agitation et à rassembler ses esprits :
 
– Ah ! madame… je viens d’être témoin d’un grand malheur… excusez mon trouble… mais, en vérité, je suis si cruellement émue…
 
– Qu’y a-t-il, mon Dieu ? dit Françoise d’une voix tremblante, redoutant toujours quelque indiscrétion de Mme Grivois.
 
– J’étais venue tout à l’heure, reprit celle-ci, pour vous parler d’une chose importante… Pendant que je vous attendais, une jeune ouvrière contrefaite a réuni divers objets dans un paquet…
 
– Oui… sans doute, dit Françoise, c’est la Mayeux… une excellente et digne créature…
 
– Je m’en doutais bien, madame ; voici ce qui est arrivé ; voyant que vous ne rentriez pas, je me décide à faire une course dans le voisinage… je descends… j’arrive rue Saint-Merri… Ah ! madame…
 
– Eh bien ? dit Dagobert, qu’y a-t-il ?
 
– J’aperçois un rassemblement… je m’informe… on me dit qu’un sergent de ville venait d’arrêter une jeune fille comme voleuse, parce qu’on l’avait surprise emportant un paquet composé de différents objets qui ne paraissaient pas devoir lui appartenir. Je m’approche… que vois-je ?… La jeune ouvrière qu’un instant auparavant je venais de rencontrer ici…
 
– Ah ! la pauvre enfant ! s’écria Françoise en pâlissant et en joignant les mains avec effroi, quel malheur !
 
– Explique-toi donc ! dit Dagobert à sa femme ; quel était ce paquet ?
 
– Eh bien, mon ami, il faut te l’avouer : me trouvant un peu à court… j’avais prié cette pauvre Mayeux de porter tout de suite au mont-de-piété différents objets dont nous n’avions pas besoin…
 
– Et on a cru qu’elle les avait volés ! s’écria Dagobert ; elle… la plus honnête fille du monde ; c’est affreux… Mais, madame, vous auriez dû intervenir… dire que vous la connaissiez.
 
– C’est ce que j’ai tâché de faire, monsieur ; malheureusement je n’ai pas été écoutée… La foule augmentait à chaque instant : la garde est arrivée, et on l’a emmenée.
 
– Elle est capable d’en mourir, sensible et timide comme elle est ! s’écria Françoise.
 
– Ah ! mon Dieu !… cette bonne Mayeux… elle est si douce et si prévenante… dit Blanche en tournant vers sa sœur des yeux humides de larmes.
 
– Ne pouvant rien pour elle, reprit Mme Grivois, je me suis hâtée d’accourir ici pour vous faire part de cette erreur… qui, du reste, peut se réparer… Il s’agit seulement d’aller le plus tôt possible réclamer cette jeune fille.
 
À ces mots, Dagobert prit vivement son chapeau, et s’adressant à Mme Grivois d’un ton brusque :
 
– Mordieu ! madame, vous auriez dû commencer par nous dire cela… Où est cette pauvre enfant ? le savez-vous ?
 
– Je l’ignore, monsieur ; mais il reste encore dans la rue tant de monde, tant d’agitation, que si vous avez la complaisance de descendre tout de suite vous informer… vous pourrez savoir…
 
– Que diable parlez-vous de complaisance, madame !… mais c’est mon devoir. Pauvre enfant !… dit Dagobert, arrêtée comme une voleuse… c’est horrible… Je vais aller chez le commissaire de police du quartier ou au corps de garde, et il faudra bien que je la trouve, qu’on me la rende et que je la ramène ici.
 
Ce disant, Dagobert sortit précipitamment. Françoise, rassurée sur le sort de la Mayeux, remercia le Seigneur d’avoir, grâce à cette circonstance, éloigné son mari, dont la présence en ce moment était pour elle un si terrible embarras. Mme Grivois avait déposé Monsieur dans le fiacre avant de remonter, car les moments étaient précieux ; lançant un regard significatif à Françoise en lui remettant la lettre de l’abbé Dubois, elle lui dit en appuyant sur chaque mot avec intention :
 
– Vous verrez dans cette lettre, madame, quel était le but de ma visite que je n’ai pu encore vous expliquer, et dont je me félicite, du reste, puisqu’il me met en rapport avec ces deux charmantes demoiselles.
 
Rose et Blanche se regardèrent toutes surprises. Françoise prit la lettre en tremblant, il fallut les pressantes et surtout les menaçantes injonctions de son confesseur pour vaincre les derniers scrupules de la pauvre femme, car elle frémissait en songeant au terrible courroux de Dagobert ; seulement, dans sa candeur, elle ne savait comment s’y prendre pour annoncer aux jeunes filles qu’elles devaient suivre cette dame.
 
Mme Grivois devina son embarras, lui fit signe de se rassurer, et dit à Rose pendant que Françoise lisait la lettre de son confesseur :
 
– Combien votre parente va être heureuse de vous voir, ma chère demoiselle !
 
– Notre parente, madame ? dit Rose de plus en plus étonnée.
 
– Mais certainement ; elle a su votre arrivée ici ; mais comme elle est encore souffrante d’une assez longue maladie, elle n’a pu venir elle-même aujourd’hui et m’a chargée de venir vous prendre pour vous conduire auprès d’elle… Malheureusement, ajouta Mme Grivois remarquant un mouvement des deux sœurs, ainsi qu’elle le dit dans sa lettre à Mme Françoise, vous ne pourrez la voir que bien peu de temps… et dans une heure vous serez de retour ici ; mais demain ou après, elle sera en état de sortir et de venir s’entendre avec madame et son mari, afin de vous emmener chez elle… car elle serait désolée que vous fussiez à charge à des personnes qui ont été si bonnes pour vous.
 
Ces derniers mots de Mme Grivois firent une excellente impression sur les deux sœurs ; ils dissipèrent leur crainte d’être désormais l’occasion d’une gêne cruelle pour la famille de Dagobert. S’il s’était agi de quitter tout à fait la maison de la rue Brise-Miche sans l’assentiment de leur ami, elles auraient sans doute hésité ; mais Mme Grivois parlait seulement d’une visite d’une heure… Elles ne conçurent donc aucun soupçon, et Rose dit à Françoise :
 
– Nous pouvons aller voir notre parente sans attendre le retour de Dagobert pour l’en prévenir, n’est-ce pas, madame ?
 
– Sans doute, dit Françoise d’une voix faible, puisque vous serez de retour tout à l’heure.
 
– Maintenant… madame… je prierai ces chères demoiselles de vouloir bien m’accompagner le plus tôt possible… car je voudrais les ramener ici avant midi.
 
– Nous sommes prêtes, madame, dit Rose.
 
– Eh bien ! mesdemoiselles, embrassez votre seconde mère, et venez, dit Mme Grivois, qui contenait à peine son inquiétude, tremblant que Dagobert n’arrivât d’un moment à l’autre.
 
Rose et Blanche embrassèrent Françoise, qui, serrant entre ses bras les deux charmantes et innocentes créatures qu’elle livrait, eut peine à retenir ses larmes, quoiqu’elle eût la conviction profonde d’agir pour leur salut.
 
– Allons, mesdemoiselles, dit Mme Grivois d’un ton affable, dépêchons-nous ; pardonnez mon impatience, mais c’est au nom de votre parente que je vous parle.
 
Les deux sœurs, après avoir tendrement embrassé la femme de Dagobert, quittèrent la chambre, et, se tenant par la main, descendirent l’escalier derrière Mme Grivois, suivies à leur insu par Rabat-Joie, qui marchait discrètement sur leurs pas, car en l’absence de Dagobert, l’intelligent animal ne les quittait jamais. Pour plus de précaution, sans doute, la femme de confiance de Mme de Saint-Dizier avait ordonné à son fiacre d’aller l’attendre à peu de distance de la rue Brise-Miche, sur la petite place du Cloître. En quelques secondes, les orphelines et leur conductrice atteignirent la voiture.
 
– Ah ! bourgeoise, dit le cocher en ouvrant la portière, sans vous commander, vous avez un gredin de chien qui n’est pas caressant tous les jours ; depuis que vous l’avez mis dans ma voiture, il crie comme un brûlé, et il a l’air de vouloir tout dévorer !
 
En effet, Monsieur, qui détestait la solitude, poussait des gémissements déplorables.
 
– Taisez-vous, Monsieur, me voici, dit Mme Grivois ; puis s’adressant aux deux sœurs :
 
– Donnez-vous la peine de monter, mesdemoiselles.
 
Rose et Blanche montèrent. Mme Grivois, avant d’entrer dans la voiture, donnait tout bas au cocher l’adresse du couvent de Sainte-Marie, en ajoutant d’autres instructions, lorsque tout à coup le carlin, qui avait déjà grogné d’un air hargneux lorsque les deux sœurs avaient pris place dans la voiture, se mit à japper avec furie…
 
La cause de cette colère était simple : Rabat-Joie, jusqu’alors inaperçu, venait de s’élancer d’un bond dans le fiacre. Le carlin, exaspéré de cette audace, oubliant sa prudence habituelle, emporté par la colère et par la méchanceté, sauta au museau de Rabat-Joie, et le mordit si cruellement, que de son côté le brave chien de Sibérie, exaspéré par la douleur, se jeta sur Monsieur, le prit à la gorge, et en deux coups de sa gueule puissante l’étrangla net… ainsi qu’il apparut à un gémissement étouffé du carlin déjà à demi suffoqué par l’embonpoint. Tout ceci s’était passé en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, car c’est à peine si Rose et Blanche, effrayées, avaient eu le temps de s’écrier par deux fois :
 
– Ici, Rabat-Joie !
 
– Ah ! grand Dieu ! dit Mme Grivois en se retournant au bruit, encore ce monstre de chien… il va blesser Monsieur… Mesdemoiselles, renvoyez-le… faites-le descendre… il est impossible de l’emmener…
 
Ignorant à quel point Rabat-Joie était criminel, car Monsieur gisait inanimé sous une banquette, les jeunes filles, sentant d’ailleurs qu’il n’était pas convenable de se faire accompagner de ce chien, lui dirent, en le poussant légèrement du pied, et d’un ton fâché :
 
– Descendez, Rabat-Joie, allez-vous-en…
 
Le fidèle animal hésita d’abord à obéir. Triste et suppliant, il regardait les orphelines d’un air de doux reproche, comme pour les blâmer de renvoyer leur seul défenseur. Mais à un nouvel ordre sévèrement donné par Blanche, Rabat-Joie descendit, la queue basse, du fiacre, sentant peut-être d’ailleurs qu’il s’était montré quelque peu cassant à l’endroit de Monsieur. Mme Grivois, très empressée de quitter le quartier, monta précipitamment dans la voiture ; le cocher referma la portière, grimpa sur son siège ; le fiacre partit rapidement, pendant que Mme Grivois baissait prudemment les stores, de peur d’une rencontre avec Dagobert. Ces indispensables précautions prises, elle put songer à Monsieur, qu’elle aimait tendrement, de cette affection profonde, exagérée, que les gens d’un méchant naturel ont quelquefois pour les animaux, car on dirait qu’ils épanchent et concentrent sur eux toute l’affection qu’ils devraient avoir pour autrui ; en un mot, Mme Grivois s’était passionnément attachée à ce chien hargneux, lâche et méchant, peut-être à cause d’une secrète affinité pour ses défauts ; cet attachement durait depuis six ans et semblait augmenter à mesure que l’âge de Monsieur avançait.
 
Nous insistons sur une chose en apparence puérile, parce que souvent les plus petites causes ont des effets désastreux, parce qu’enfin nous désirons faire comprendre au lecteur quels devaient être le désespoir, la fureur, l’exaspération de cette femme en apprenant la mort de son chien ; désespoir, fureur, exaspération dont les orphelines pouvaient ressentir les effets cruels.
 
Le fiacre roulait rapidement depuis quelques secondes, lorsque Mme Grivois, qui s’était placée sur le devant de la voiture, appela Monsieur.
 
Monsieur avait d’excellentes raisons pour ne pas répondre.
 
– Eh bien ! vilain boudeur… dit gracieusement Mme Grivois, vous me battez froid ?… Ce n’est pas ma faute si ce grand vilain chien est entré dans la voiture, n’est-ce pas, mesdemoiselles ?… Voyons… venez ici baiser votre maîtresse tout de suite et faisons la paix… mauvaise tête.
 
Même silence obstiné de la part de Monsieur. Rose et Blanche commencèrent de se regarder avec inquiétude ; elles connaissaient les manières un peu brutales de Rabat-Joie, mais elles étaient loin pourtant de se douter de la chose. Mme Grivois, plus surprise qu’inquiète de la persistance du carlin à méconnaître ses affectueux appels, se baissa, afin de le prendre sous la banquette où elle le croyait sournoisement tapi ; elle sentit une patte, qu’elle tira impatiemment à soi en disant d’un ton moitié plaisant, moitié fâché :
 
– Allons, bon sujet… vous allez donner à ces chères demoiselles une jolie idée de votre odieux caractère…
 
Ce disant, elle prit le carlin, fort étonnée de la nonchalante morbidezza de ses mouvements ; mais quel fut son effroi lorsque, l’ayant mis sur ses genoux, elle le vit sans mouvement !
 
– Une apoplexie !!! s’écria-t-elle, le malheureux mangeait trop… j’en étais sûre.
 
Puis se retournant avec vivacité :
 
– Cocher, arrêtez… arrêtez ! s’écria Mme Grivois, sans songer que le cocher ne pouvait l’entendre, puis soulevant la tête de Monsieur, croyant qu’il n’était qu’évanoui, elle aperçut avec horreur la trace saignante de cinq ou six profonds coups de crocs qui ne pouvaient lui laisser aucun doute sur la cause de la fin déplorable du carlin. Son premier mouvement fut tout à la douleur, au désespoir.
 
– Mort… s’écria-t-elle, mort !… il est déjà froid !… Mort !… ah ! mon Dieu !…
 
Et cette femme pleura.
 
Les larmes d’un méchant sont sinistres… Pour qu’un méchant pleure, il faut qu’il souffre beaucoup… et chez lui la réaction de la souffrance, au lieu de détendre, d’amollir l’âme, l’enflamme d’un dangereux courroux… Aussi après avoir cédé à ce pénible attendrissement, la maîtresse de Monsieur se sentit transportée de colère et de haine… oui, de haine… et de haine violente contre les jeunes filles, cause involontaire de la mort de son chien ; sa physionomie dure trahit d’ailleurs si franchement ses ressentiments, que Rose et Blanche furent effrayées de l’expression de sa figure empourprée par la colère, lorsqu’elle cria d’une voix altérée en leur jetant un regard furieux :
 
– C’est votre chien qui l’a tué, pourtant…
 
– Pardon, madame, ne nous en veuillez pas ! s’écria Rose.
 
– C’est votre chien qui, le premier, a mordu Rabat-Joie, reprit Blanche d’une voix craintive.
 
L’expression d’effroi qui se lisait sur les traits des orphelines rappela Mme Grivois à elle-même. Elle comprit les funestes conséquences que pouvait avoir son imprudente colère ; dans l’intérêt même de sa vengeance, elle devait se contraindre, afin de n’inspirer aucune défiance aux filles du maréchal Simon ; ne voulant donc pas paraître revenir sur sa première impression par une transition trop brusque, elle continua pendant quelques minutes de jeter sur les jeunes filles des regards irrités ; puis, peu à peu, son courroux sembla s’affaiblir et faire face à une douleur amère ; enfin Mme Grivois, cachant sa figure dans ses mains, fit entendre un long soupir et parut pleurer beaucoup.
 
– Pauvre dame ! dirent tout bas Rose et Blanche, elle pleure, elle aimait sans doute son chien autant que nous aimons Rabat-Joie…
 
– Hélas ! oui, dit Blanche, nous avons bien pleuré aussi quand notre vieux Jovial est mort…
 
Mme Grivois releva la tête au bout de quelques minutes, essuya définitivement ses yeux, et dit d’une voix émue, presque affectueuse :
 
– Excusez-moi, mesdemoiselles… je n’ai pu retenir un premier mouvement de vivacité, ou plutôt de violent chagrin… car j’étais tendrement attachée à ce pauvre chien… qui depuis six ans ne m’a pas quittée.
 
– Nous regrettons ce malheur, madame, reprit Rose ; tout notre chagrin, c’est qu’il ne soit pas réparable…
 
– Je disais tout à l’heure à ma sœur que nous étions d’autant plus affligées pour vous que nous avions un vieux cheval qui nous a amenées de Sibérie, et que nous avons aussi bien pleuré.
 
– Enfin, mes chères demoiselles… n’y pensons plus… c’est ma faute… je n’aurais pas dû l’emmener… Mais il était si triste loin de moi… Vous concevez ces faiblesses-là… quand on a bon cœur, on a bon cœur pour les bêtes comme pour les gens… Aussi c’est à votre sensibilité que je m’adresse pour être pardonnée de ma vivacité.
 
– Mais nous n’y pensons plus, madame… tout notre chagrin est de vous voir si désolée.
 
– Cela passera, mes chères demoiselles… cela passera, et l’aspect de la joie que votre parente éprouvera en vous voyant m’aidera à me consoler : elle va être si heureuse !… vous êtes si charmantes !… et puis cette singularité de vous ressembler autant entre vous semble encore ajouter à l’intérêt que vous inspirez.
 
– Vous nous jugez avec trop d’indulgence, madame.
 
– Non, certainement… et je suis sûre que vous vous ressemblez autant de caractère que de figure.
 
– C’est tout simple, madame, reprit Rose. Depuis notre naissance nous ne nous sommes pas quittées d’une minute, ni pendant le jour ni pendant la nuit… Comment notre caractère ne serait-il pas pareil ?
 
– Vraiment, mes chères demoiselles !… vous ne vous êtes jamais quittées d’une minute ?
 
– Jamais, madame.
 
Et les deux sœurs, se serrant la main, échangèrent un ineffable sourire.
 
– Alors, mon Dieu ! combien vous seriez malheureuses et à plaindre si vous étiez séparées l’une de l’autre !
 
– Oh ! c’est impossible, madame, dit Rose en souriant.
 
– Comment ! impossible ?
 
– Qui aurait le cœur de nous séparer ?
 
– Sans doute, chères demoiselles, il faudrait avoir bien de la méchanceté.
 
– Oh ! madame, reprit Blanche en souriant à son tour, même des gens très méchants… ne pourraient pas nous séparer.
 
– Tant mieux, mes chères petites demoiselles, mais pourquoi ?
 
– Parce que cela nous ferait trop de chagrin.
 
– Cela nous ferait mourir…
 
– Pauvres petites…
 
– Il y a trois mois on nous a emprisonnées. Eh bien, quand il nous a vues, le gouverneur de la prison, qui avait pourtant l’air très dur, a dit : « Ce serait vouloir la mort de ces enfants que de les séparer… » Aussi nous sommes restées ensemble et nous nous sommes trouvées aussi heureuses qu’on peut l’être en prison.
 
– Cela fait l’éloge de votre excellent cœur et aussi des personnes qui ont compris tout le bonheur que vous aviez d’être réunies.
 
La voiture s’arrêta. On entendit le cocher crier :
 
– La porte, s’il vous plaît !
 
– Ah ! nous voici arrivées chez votre chère parente, dit Mme Grivois. Les deux battants d’une porte s’ouvrirent, et le fiacre roula bientôt sur le sable d’une cour. Mme Grivois ayant levé un des stores, on vit une vaste cour coupée dans sa largeur par une haute muraille, au milieu de laquelle était une sorte de porche formant avant-corps et soutenu par des colonnes de plâtre. Sous ce porche était une petite porte. Au-delà du mur, on voyait le faîte et le fronton d’un très grand bâtiment construit en pierres de taille ; comparée à la maison de la rue Brise-Miche, cette demeure semblait un palais, aussi Blanche dit à Mme Grivois, avec une expression de naïve admiration :
 
– Mon Dieu ! madame, quelle belle habitation !
 
– Ce n’est rien, vous allez voir l’intérieur… c’est bien autre chose ! répondit madame Grivois.
 
Le cocher ouvrit la portière ; quelle fut la colère de Mme Grivois et la surprise des deux jeunes filles… à la vue de Rabat-Joie, qui avait intelligemment suivi la voiture, et qui, les oreilles droites, la queue frétillante, semblait, le malheureux, avoir oublié ses crimes et s’attendre à être loué de son intelligente fidélité.
 
– Comment ! s’écria Mme Grivois, dont toutes les douleurs se renouvelèrent. Cet abominable chien a suivi la voiture ?
 
– Fameux chien tout de même, bourgeoise, répondit le cocher, il n’a pas quitté mes chevaux d’un pas… faut qu’il ait été dressé à cela… c’est une crâne bête, à qui deux hommes ne feraient pas peur… Quel poitrail !
 
La maîtresse de feu Monsieur, irritée des éloges peu opportuns que le cocher prodiguait à Rabat-Joie, dit aux orphelines :
 
– Je vais vous faire conduire chez votre parente, attendez un instant dans le fiacre. Mme Grivois alla d’un pas rapide vers le petit porche et y sonna.
 
Une femme vêtue d’un costume religieux y parut, et s’inclina respectueusement devant Mme Grivois qui lui dit ces seuls mots :
 
– Voici les deux jeunes filles ; les ordres de M. l’abbé d’Aigrigny et de la princesse sont qu’elles soient à l’instant et désormais séparées l’une de l’autre et mises en cellule… sévère… vous entendez, ma sœur ? en cellule sévère et au régime des impénitentes.
 
– Je vais en prévenir notre mère, et ce sera fait, dit la religieuse en s’inclinant.
 
– Voulez-vous venir, mes chères demoiselles ? reprit Mme Grivois aux deux jeunes filles, qui avaient à la dérobée fait quelques caresses à Rabat-Joie, tant elles étaient touchées de son instinct ; on va vous conduire auprès de Mme votre parente, et je reviendrai vous prendre dans une demi-heure : cocher, retenez bien le chien.
 
Rose et Blanche, qui, en descendant de voiture, s’étaient occupées de Rabat-Joie, n’avaient pas remarqué la sœur tourière, qui s’était du reste à demi effacée derrière la petite porte. Aussi les deux sœurs ne s’aperçurent-elles que leur prétendue introductrice était vêtue en religieuse que lorsque celle-ci, les prenant par la main, leur fit franchir le seuil de la porte qui, un instant après, se referma sur elles.
 
Lorsque Mme Grivois eut vu les orphelines renfermées dans le couvent, elle dit au cocher de sortir de la cour et d’aller l’attendre à la porte extérieure.
 
Le cocher obéit.
 
Rabat-Joie, qui avait vu Rose et Blanche entrer par la petite porte du jardin, y courut ; Mme Grivois dit alors au portier de l’enceinte extérieure, grand homme robuste :
 
– Il y a dix francs pour vous, Nicolas, si vous assommez devant moi ce grand chien… qui est là… accroupi sous le porche…
 
Nicolas hocha la tête en contemplant la carrure et la taille de Rabat-Joie, et répondit :
 
– Diable ! madame, assommer un chien de cette taille… ça n’est déjà pas si commode.
 
– Je vous donne vingt francs, là… mais tuez-le… là… devant moi…
 
– Il faudrait un fusil… Je n’ai qu’un merlin de fer.
 
– Cela suffira… d’un coup… vous l’abattrez.
 
– Enfin, madame… je vas toujours essayer… mais j’en doute…
 
Et Nicolas alla chercher sa masse de fer…
 
– Oh ! si j’avais la force !… dit Mme Grivois.
 
Le portier revint avec son arme et s’approcha traîtreusement et à pas lents de Rabat-Joie, qui se tenait toujours sous le porche.
 
– Viens, mon garçon… viens… ici. Mon bon chien… dit Nicolas en frappant sur sa cuisse de la main gauche, et tenant de sa main droite le merlin caché derrière lui.
 
Rabat-Joie se leva, examina attentivement Nicolas, puis devinant sans doute à sa démarche que le portier méditait quelque méchant dessein, d’un bond il s’éloigna, tourna l’ennemi, vit clairement ce dont il s’agissait et se tint à distance.
 
– Il a éventé la mèche, dit Nicolas, le gueux se défie… il ne se laissera pas approcher… c’est fini.
 
– Tenez… vous n’êtes qu’un maladroit ! dit Mme Grivois furieuse, et elle jeta cinq francs à Nicolas ; mais au moins chassez-le d’ici.
 
– Ça sera plus facile que de le tuer, cela, madame.
 
En effet, Rabat-Joie, poursuivi et reconnaissant probablement l’inutilité d’une lutte ouverte, quitta la cour et gagna la rue, mais, une fois là, se sentant pour ainsi dire sur un terrain neutre, malgré les menaces de Nicolas, il ne s’éloigna de la porte qu’autant qu’il le fallait pour être à l’abri du merlin. Aussi, lorsque Mme Grivois, pâle de rage, remonta dans son fiacre, où se trouvaient les restes inanimés de Monsieur, elle vit, avec autant de dépit que de colère, Rabat-Joie couché à quelques pas de la porte extérieure, que Nicolas venait de refermer voyant l’inutilité de ses poursuites. Le chien de Sibérie, sûr de retrouver le chemin de la rue Brise-Miche, avec cette intelligence particulière à sa race, attendait les orphelines. Les deux sœurs se trouvaient ainsi recluses dans le couvent de Sainte-Marie, qui, nous l’avons dit, touchait presque à la maison de santé où était enfermée Adrienne de Cardoville.
 
* * * *
 
Nous conduirons maintenant le lecteur chez la femme de Dagobert ; elle attendait avec une cruelle anxiété le retour de son mari, qui allait lui demander compte de la disparition des filles du maréchal Simon.