Le Juif Errant

| 5.04 - Le retour.

 

 

 

Cinq minutes après être sorti, Agricol rentra ; ses traits étaient pâles, bouleversés, ses yeux remplis de larmes, ses mains tremblantes ; mais sa figure exprimait un bonheur, un attendrissement extraordinaires. Il resta un moment devant la porte, comme si l’émotion l’eût empêché de s’approcher de sa mère…
 
La vue de Françoise était si affaiblie, qu’elle ne s’aperçut pas d’abord du changement de physionomie de son fils.
 
– Eh bien, mon enfant, qu’est-ce que c’est ? lui demanda-t-elle.
 
Avant que le forgeron eût répondu, la Mayeux, plus clairvoyante, s’écria :
 
– Mon Dieu !… Agricol… qu’y a-t-il ? comme tu es pâle !…
 
– Ma mère, dit alors l’artisan d’une voix altérée en allant précipitamment auprès de Françoise sans répondre à Mayeux, ma mère, il faut vous attendre à quelque chose qui va bien vous étonner… Promettez-moi d’être raisonnable.
 
– Que veux-tu dire ?… comme tu trembles !… regarde-moi ! Mais la Mayeux a raison… tu es bien pâle !…
 
– Ma bonne mère… et Agricol, se mettant à genoux devant Françoise, prit ses deux mains dans les siennes, il faut… vous ne savez pas… mais…
 
Le forgeron ne put achever ; des pleurs de joie entrecoupaient sa voix.
 
– Tu pleures… mon cher enfant… Mais, mon Dieu ! qu’y a-t-il donc ? Tu me fais peur…
 
– Peur… oh ! non… au contraire ! dit Agricol, en essuyant ses yeux ; vous allez être bien heureuse… Mais, encore une fois, il faut être raisonnable… parce que la trop grande joie fait autant mal que le trop grand chagrin…
 
– Comment ?
 
– Je vous le disais bien… moi, qu’il arriverait…
 
– Ton père !!! s’écria Françoise.
 
Elle se leva de son fauteuil. Mais sa surprise, son émotion, furent si vives, qu’elle mit une main sur son cœur pour en comprimer les battements… puis elle se sentit faiblir. Son fils la soutint et l’aida à se rasseoir. La Mayeux s’était jusqu’alors discrètement tenue à l’écart pendant cette scène, qui absorbait complètement Agricol et sa mère ; mais elle s’approcha timidement, pensant qu’elle pouvait être utile, car les traits de Françoise s’altéraient de plus en plus.
 
– Voyons, du courage, ma mère, reprit le forgeron : maintenant le coup est porté… il ne vous reste plus qu’à jouir du bonheur de revoir mon père.
 
– Mon pauvre Baudoin !… après dix-huit ans d’absence… je ne peux pas y croire, reprit Françoise en fondant en larmes. Est-ce bien vrai, mon Dieu, est-ce bien vrai ?…
 
– Cela est si vrai, que si vous me promettiez de ne pas trop vous émouvoir… je vous dirais quand vous le verrez.
 
– Oh ! bientôt… n’est-ce pas ?
 
– Oui… bientôt.
 
– Mais quand arrivera-t-il ?
 
– Il peut arriver d’un moment à l’autre… demain… aujourd’hui peut-être.
 
– Aujourd’hui ?
 
– Eh bien, oui, ma mère… il faut enfin vous le dire… il arrive… il est arrivé…
 
– Il est… il est…
 
Et Françoise, balbutiant, ne put achever.
 
– Tout à l’heure il était en bas ; avant de monter, il avait prié le teinturier de venir m’avertir, afin que je te prépare à le voir… car ce brave père craignait qu’une surprise trop brusque ne te fit mal…
 
– Oh ! mon Dieu…
 
– Et maintenant, s’écria le forgeron avec une explosion de bonheur indicible, il est là… il attend… Ah ! ma mère… je n’y tiens plus, depuis dix minutes le cœur me bat à me briser la poitrine.
 
Et s’élançant vers la porte, il ouvrit. Dagobert, tenant Rose et Blanche par la main, parut sur le seuil… Au lieu de se jeter dans les bras de son mari… Françoise tomba à genoux… et pria. Élevant son âme à Dieu, elle le remerciait avec une profonde gratitude d’avoir exaucé ses vœux, ses prières, et ainsi récompensé ses offrandes. Pendant une seconde, les ac         teurs de cette scène restèrent silencieux, immobiles. Agricol, par un sentiment de respect et de délicatesse qui luttait à grand’peine contre l’impétueux élan de sa tendresse, n’osait pas se jeter au cou de Dagobert : il attendait avec une impatience à peine contenue que sa mère eût terminé sa prière.
 
Le soldat éprouvait le même sentiment que le forgeron ; tous deux se comprirent : le premier regard que le père et le fils échangèrent exprima leur tendresse, leur vénération pour cette excellente femme, qui, dans la préoccupation de sa religieuse ferveur, oubliait un peu trop la créature pour le Créateur.
 
Rose et Blanche, interdites, émues, regardaient avec intérêt cette femme agenouillée, tandis que la Mayeux, versant silencieusement des larmes de joie à la pensée du bonheur d’Agricol, se retirait dans le coin le plus obscur de la chambre, se sentant étrangère et nécessairement oubliée au milieu de cette réunion de famille.
 
Françoise se releva et fit un pas vers son mari, qui la reçut dans ses bras. Il y eut un moment de silence solennel. Dagobert et Françoise ne se dirent pas un mot ; on entendit quelques soupirs entrecoupés de sanglots, d’aspirations de joie… Et lorsque les deux vieillards redressèrent la tête, leur physionomie était calme, radieuse, sereine… car la satisfaction complète des sentiments simples et purs ne laisse jamais après soi une agitation fébrile et violente.
 
– Mes enfants, dit le soldat d’une voix émue, en montrant aux orphelines Françoise, qui, sa première émotion passée, les regardait avec étonnement, c’est ma bonne et digne femme… Elle sera pour les filles du général Simon ce que j’ai été moi-même…
 
– Alors, madame, vous nous traiterez comme vos enfants, dit Rose en s’approchant de Françoise avec sa sœur.
 
– Les filles du général Simon !… s’écria la femme de Dagobert, de plus en plus surprise.
 
– Oui, ma bonne Françoise, ce sont elles… et je les amène de loin… non sans peine… Je te conterai tout cela plus tard.
 
– Pauvres petites… on dirait deux anges tout pareils, dit Françoise en contemplant les orphelines avec autant d’intérêt que d’admiration.
 
– Maintenant… à nous deux… dit Dagobert en se retournant vers son fils.
 
– Enfin ! s’écria celui-ci.
 
Il faut renoncer à peindre la folle joie de Dagobert et de son fils, la tendre fureur de leurs embrassements, que le soldat interrompit pour regarder Agricol bien en face, en appuyant ses mains sur les larges épaules du jeune forgeron pour mieux admirer son mâle et franc visage, sa taille svelte et robuste ; après quoi il l’étreignait de nouveau contre sa poitrine en disant :
 
– Est-il beau garçon !… est-il bien bâti ! a-t-il l’air bon !…
 
La Mayeux, toujours retirée dans un coin de la chambre, jouissait du bonheur d’Agricol ; mais elle craignait que sa présence, jusqu’alors inaperçue, ne fût indiscrète. Elle eût bien désiré s’en aller sans être remarquée ; mais elle ne le pouvait pas. Dagobert et son fils cachaient presque entièrement la porte, elle resta donc, ne pouvait détacher ses yeux des deux charmants visages de Rose et de Blanche. Elle n’avait jamais rien vu de plus joli au monde, et la ressemblance extraordinaire des jeunes filles entre elles augmentait encore sa surprise ; puis enfin leurs modestes vêtements de deuil semblaient annoncer qu’elles étaient pauvres, et involontairement la Mayeux se sentait encore plus de sympathie pour elles.
 
– Chères enfants ! elles ont froid, leurs petites mains sont glacées, et malheureusement le poêle est éteint… dit Françoise.
 
Et elle cherchait à réchauffer dans les siennes les mains des orphelines, pendant que Dagobert et son fils se livraient à un épanchement de tendresse si longtemps contenu…
 
Aussitôt que Françoise eut dit que le poêle était éteint, la Mayeux, empressée de se rendre utile pour faire excuser sa présence, peut-être inopportune, courut au petit cabinet où étaient renfermés le charbon et le bois, en prit quelques menus morceaux, et revint s’agenouiller près du poêle en fonte, et à l’aide de quelque peu de braise cachée sous la cendre, parvint à rallumer le feu, qui bientôt tira et gronda, pour se servir des expressions consacrées ; puis, remplissant une cafetière d’eau, elle la plaça dans la cavité du poêle, pensant à la nécessité de quelque breuvage chaud pour les jeunes filles. La Mayeux s’occupa de ces soins avec si peu de bruit, avec tant de célérité, on pensait naturellement si peu à elle au milieu des vives émotions de cette soirée, que Françoise, tout occupée de Rose et de Blanche, ne s’aperçut du flamboiement du poêle qu’à la douce chaleur qu’il rendit, et bientôt après au frémissement de l’eau bouillante dans la cafetière. Ce phénomène d’un feu qui se rallumait de lui-même n’étonna pas en ce moment la femme de Dagobert, complètement absorbée par la pensée de savoir comment elle logerait les deux jeunes filles, car, on le sait, le soldat n’avait pas cru devoir la prévenir de leur arrivée.
 
Tout à coup trois ou quatre aboiements sonores retentirent derrière la porte.
 
– Tiens… c’est mon vieux Rabat-Joie, dit Dagobert en allant ouvrir à son chien, il demande à entrer pour connaître aussi la famille.
 
Rabat-Joie entra en bondissant ; au bout d’une seconde il fut, ainsi qu’on le dit vulgairement, comme chez lui. Après avoir frotté son long museau sur la main de Dagobert, il alla tour à tour faire fête à Rose et à Blanche, à Françoise, à Agricol ; puis, voyant qu’on faisait peu d’attention à lui, il avisa la Mayeux, qui se tenait timidement dans un coin obscur de la chambre : mettant alors en action cet autre dicton populaire : Les amis de nos amis sont nos amis, Rabat-Joie vint lécher les mains de la jeune ouvrière oubliée de tous en ce moment. Par un ressentiment singulier, cette caresse émut la Mayeux jusqu’aux larmes… elle passa plusieurs fois sa main longue, maigre et blanche, sur la tête intelligente du chien ; et puis, ne se voyant plus bonne à rien, car elle avait rendu tous les petits services qu’elle croyait pouvoir rendre, elle prit la belle fleur qu’Agricol lui avait donnée, ouvrit doucement la porte, et sortit si discrètement que personne ne s’aperçut de son départ.
 
Après ces épanchements d’une affection mutuelle, Dagobert, sa femme, et son fils vinrent à penser aux réalités de la vie.
 
– Pauvre Françoise, dit le soldat en montrant Rose et Blanche d’un regard, tu ne t’attendais pas à une si jolie surprise ?
 
– Je suis seulement fâchée, mon ami, répondit Françoise, que les demoiselles du général Simon n’aient pas un meilleur logis que cette pauvre chambre… car avec la mansarde d’Agricol…
 
– Ça compose notre hôtel, et il y en a de plus beaux ; mais rassure-toi, les pauvres enfants sont habituées à ne pas être difficiles ; demain matin je partirai avec mon garçon, bras dessus bras dessous, et je te réponds qu’il ne sera pas celui qui marchera le plus droit et le plus fier de nous deux. Nous irons trouver le père du général Simon à la fabrique de M. Hardy pour causer affaires…
 
– Demain, mon père, dit Agricol à Dagobert, vous ne trouverez à la fabrique ni M. Hardy ni le père de M. le maréchal Simon…
 
– Qu’est-ce que dis là… mon garçon ? dit vivement Dagobert, le maréchal ?
 
– Sans doute, depuis 1830, des amis du général Simon ont fait reconnaître le titre et le grade que l’empereur lui avait conférés après la bataille de Ligny.
 
– Vraiment ! s’écria Dagobert avec émotion, ça ne devrait pas m’étonner… parce que, après tout, c’est justice… et quand l’empereur a dit une chose, c’est bien le moins qu’on dise comme lui… Mais c’est égal… ça me va là… droit au cœur, ça me remue.
 
Puis s’adressant aux jeunes filles :
 
– Entendez-vous, mes enfants… vous arrivez à Paris filles d’un duc et d’un maréchal… Il est vrai qu’on ne le dirait guère à vous voir dans cette modeste chambre, mes pauvres petites duchesses… mais, patience, tout s’arrangera. Le père Simon a dû être bien joyeux d’apprendre que son fils était rentré dans son grade… hein, mon garçon ?
 
– Il nous a dit qu’il donnerait tous les grades et tous les titres possibles pour revoir son fils… car c’était pendant l’absence du général que ses amis ont sollicité et obtenu pour lui cette justice… Du reste, on attend incessamment le maréchal, car ses dernières lettres de l’Inde annonçaient son arrivée.
 
À ces mots, Rose et Blanche se regardèrent ; leurs yeux s’étaient remplis de douces larmes.
 
– Dieu merci ! moi et ces enfants nous comptons sur ce retour ; mais pourquoi ne trouverons-nous demain à la fabrique ni M. Hardy ni le père Simon ?
 
– Ils sont partis depuis dix jours pour aller examiner et étudier une usine anglaise établie dans le Midi ; mais ils seront de retour d’un jour à l’autre.
 
– Diable… cela me contrarie assez… Je comptais sur le père du général pour causer d’affaires importantes. Du reste, on doit savoir où lui écrire. Tu lui feras donc, dès demain, savoir, mon garçon, que ses petites-filles sont arrivées ici. En attendant, mes enfants, ajouta le soldat en se retournant vers Rose et Blanche, la bonne femme vous donnera son lit, et à la guerre comme à la guerre, pauvres petites, vous ne serez pas du moins plus mal ici qu’en route.
 
– Tu sais que nous nous trouverons toujours bien auprès de toi et de madame, dit Rose.
 
– Et puis, nous ne pensons qu’au bonheur d’être enfin à Paris… puisque c’est ici que nous retrouverons bientôt notre père… ajouta Blanche.
 
– Et avec cet espoir-là, on patiente, je le sais bien, dit Dagobert ; mais c’est égal, d’après ce que vous attendiez de Paris… Vous devez être fièrement étonnées… mes enfants. Dame ! jusqu’à présent, vous ne trouverez pas tout à fait la ville d’or que vous aviez rêvée, tant s’en faut ; mais patience… patience… vous verrez que ce Paris n’est pas aussi vilain qu’il en a l’air.
 
– Et puis, dit gaiement Agricol, je suis sûr que, pour ces demoiselles, ce sera l’arrivée du maréchal Simon qui changera Paris en une véritable ville d’or.
 
– Vous avez raison, monsieur Agricol, dit Rose en souriant ; vous nous avez devinées.
 
– Comment ! mademoiselle… vous savez mon nom ?
 
– Certainement, monsieur Agricol ; nous parlions souvent de vous avec Dagobert, et dernièrement encore avec Gabriel, ajouta Blanche.
 
– Gabriel !… s’écrièrent en même temps Agricol et sa mère avec surprise.
 
– Eh ! mon Dieu, oui, reprit Dagobert en faisant un signe d’intelligence aux orphelines, nous en aurons à vous raconter pour quinze jours ; et entre autres, comment nous avons rencontré Gabriel… Tout ce que je peux vous dire… c’est que, dans son genre, il vaut mon garçon… (je ne peux pas me lasser de dire mon garçon) et qu’ils sont bien dignes de s’aimer comme des frères… Brave… brave femme… ajouta Dagobert avec émotion, c’est beau, va… ce que tu as fait là ; toi, déjà si pauvre, recueillir ce malheureux enfant, l’élever avec le tien…
 
– Mon ami, ne parle donc pas ainsi, c’est si simple…
 
– Tu as raison, mais je te revaudrai cela plus tard ; c’est sur ton compte… en attendant, tu le verras certainement demain dans la matinée…
 
– Bon frère… aussi arrivé !… s’écria le forgeron. Et que l’on dise après cela qu’il n’y a pas de jours marqués pour le bonheur !… Et comment l’avez-vous rencontré, mon père ?
 
– Comment, vous ?… toujours vous ?… Ah çà… dis donc, mon garçon, est-ce que parce que tu fais des chansons ? tu te crois trop gros seigneur pour me tutoyer ?
 
– Mon père…
 
– C’est qu’il va falloir que tu m’en dises fièrement des tu et des toi, pour que je rattrape tous ceux que tu m’aurais dits pendant dix-huit ans… Quant à Gabriel, je te conterai tout à l’heure où et comment nous l’avons rencontré, car si tu crois dormir, tu te trompes ; tu me donneras la moitié de ta chambre… et nous causerons… Rabat-Joie restera en dehors de la porte de celle-ci ; c’est une vieille habitude à lui d’être près de ces enfants.
 
– Mon Dieu, mon ami, je ne pense à rien ; mais dans un tel moment… Enfin, si ces demoiselles et toi vous voulez souper… Agricol irait chercher quelque chose tout de suite chez le traiteur.
 
– Le cœur vous en dit-il, mes enfants ?
 
– Non, merci, Dagobert, nous n’avons pas faim, nous sommes trop contentes…
 
– Vous prendrez bien toujours de l’eau sucrée bien chaude avec un peu de vin, pour vous réchauffer, mes chères demoiselles, dit Françoise ; malheureusement, je n’ai pas autre chose.
 
– C’est ça, tu as raison, Françoise, ces chères enfants sont fatiguées : tu vas les coucher… Pendant ce temps-là je monterai chez mon garçon avec lui, et demain matin, avant que Rose et Blanche soient réveillées, je descendrai causer avec toi pour laisser un peu de répit à Agricol.
 
À ce moment on frappa assez fort à la porte.
 
– C’est la bonne Mayeux, qui vient demander si on a besoin d’elle, dit Agricol.
 
– Mais il semble qu’elle était ici quand mon mari est entré, répondit Françoise.
 
– Tu as raison, ma mère ; pauvre fille ! elle s’en sera allée sans qu’on la voie, de crainte de gêner ; elle est si discrète… Mais ce n’est pas elle qui frappe si fort.
 
– Vois donc ce que c’est alors, Agricol, dit Françoise.
 
Avant que le forgeron eût eu le temps d’arriver auprès de la porte, elle s’ouvrit et un homme convenablement vêtu, d’une figure respectable, avança quelques pas dans la chambre en y jetant un coup d’œil rapide qui s’arrêta un instant sur Rose et sur Blanche.
 
– Permettez-moi de vous faire observer, monsieur, lui dit Agricol en allant à sa rencontre, qu’après avoir frappé… vous eussiez pu attendre qu’on vous dît d’entrer… Enfin… que désirez-vous ?
 
– Je vous demande pardon, monsieur, dit fort poliment cet homme, qui parlait très lentement, peut-être pour se ménager le droit de rester plus longtemps dans la chambre ; je vous fais un million d’excuses… je suis désolé de mon indiscrétion… je suis confus de…
 
– Soit, monsieur, dit Agricol impatienté ; que voulez-vous ?
 
– Monsieur… n’est-ce pas ici que demeure Mlle Soliveau, une ouvrière bossue ?
 
– Non, monsieur, c’est au-dessus, dit Agricol.
 
– Oh ! mon Dieu, monsieur ! s’écria l’homme poli et recommençant ses profondes salutations, je suis confus de ma maladresse… je croyais entrer chez cette jeune ouvrière, à qui je venais proposer de l’ouvrage de la part d’une personne très respectable.
 
– Il est bien tard, monsieur, dit Agricol surpris ; au reste, cette jeune ouvrière est connue de notre famille : revenez demain, vous ne pouvez la voir ce soir, elle est couchée.
 
– Alors, monsieur, je vous réitère mes excuses…
 
– Très bien, monsieur, dit Agricol en faisant un pas vers la porte.
 
– Je prie madame et ces demoiselles ainsi que monsieur… d’être persuadés…
 
– Si vous continuez ainsi longtemps, monsieur, dit Agricol, il faudra que vous excusiez aussi la longueur de vos excuses… et il n’y aura pas de raison pour que cela finisse.
 
À ces mots d’Agricol, qui firent sourire Rose et Blanche, Dagobert frotta sa moustache avec orgueil :
 
– Mon garçon a-t-il de l’esprit ! dit-il tout bas à sa femme ; ça ne t’étonne pas, toi, tu es faite à ça.
 
Pendant ce temps-là l’homme cérémonieux sortit après avoir jeté un long et dernier regard sur les deux sœurs, sur Agricol et sur Dagobert.
 
Quelques instants après, pendant que Françoise, après avoir mis pour elle un matelas par terre et garni son lit de draps bien blancs pour les orphelines, présidait à leur coucher avec une sollicitude maternelle, Dagobert et Agricol montaient dans leur mansarde. Au moment où le forgeron, qui, une lumière à la main, précédait son père, passa devant la porte de la petite chambre de la Mayeux, celle-ci, à demi cachée dans l’ombre, lui dit rapidement et à voix basse :
 
– Agricol, un grand danger te menace… il faut que je te parle…
 
Ces mots avaient été prononcés si vite, si bas, que Dagobert ne les entendit pas ; mais comme Agricol s’était brusquement arrêté en tressaillant, le soldat lui dit :
 
– Eh bien ! mon garçon… qu’est-ce qu’il y a ?
 
– Rien, mon père… dit le forgeron en se retournant. Je craignais de ne pas t’éclairer assez.
 
– Sois tranquille…, j’ai, ce soir, des yeux et des jambes de quinze ans.
 
Et le soldat, ne s’apercevant pas de l’étonnement de son fils, entra avec lui dans la petite mansarde où tous deux devaient passer la nuit.
 
* * * *
 
Quelques minutes après avoir quitté la maison, l’homme aux formes si polies qui était venu demander la Mayeux chez la femme de Dagobert se rendit à l’extrémité de la rue Brise-Miche. Il s’approcha d’un fiacre qui stationnait sur la petite place du Cloître-Saint-Merri. Au fond de ce fiacre était M. Rodin enveloppé d’un manteau.
 
– Eh bien ? dit-il d’un ton interrogatif.
 
– Les deux jeunes filles et l’homme à moustaches grises sont entrés chez Françoise Baudoin, répondit l’autre ; avant de frapper à la porte, j’ai pu écouter et entendre pendant quelques minutes… les jeunes filles partageront, cette nuit, la chambre de Françoise Baudoin… Le vieillard à moustaches grises partagera la chambre de l’ouvrier forgeron.
 
– Très bien ! dit Rodin.
 
– Je n’ai pas osé insister, reprit l’homme poli, pour voir ce soir la couturière bossue au sujet de la reine Bacchanal ; je reviendrai demain pour savoir l’effet de la lettre qu’elle a dû recevoir dans la soirée par la poste, au sujet du jeune forgeron.
 
– N’y manquez pas. Maintenant vous allez vous rendre, de ma part, chez le confesseur de Françoise Baudoin, quoiqu’il soit fort tard ; vous lui direz que je l’attends rue du Milieu-des-Ursins ; qu’il s’y rende à l’instant même… sans perdre une minute… vous l’accompagnerez ; si je n’étais pas rentré, il m’attendrait… car il s’agit, lui direz-vous, de choses de la dernière importance…
 
– Tout ceci sera fidèlement exécuté, répondit l’homme poli en saluant profondément Rodin, dont le fiacre s’éloigna rapidement.