| 16.43 - L'épreuve.
Dagobert avait eu raison de défendre ses enfants, ainsi qu’il appelait paternellement Rose et Blanche ; et cependant les appréhensions du maréchal au sujet de la tiédeur d’affection qu’il reprochait à ses filles étaient malheureusement justifiées par les apparences. Ainsi qu’il l’avait dit à son père, ne pouvant s’expliquer l’embarras triste, presque craintif, que ses enfants éprouvaient en sa présence, il cherchait en vain la cause de ce qu’il appelait leur indifférence. Tantôt, se reprochant amèrement de n’avoir pu assez cacher la douleur que la mort de leur mère lui avait causée, il craignait de leur avoir ainsi laissé croire qu’elles étaient incapables de le consoler ; tantôt il craignait de ne pas s’être montré assez tendre, assez expansif envers elles, de les avoir glacées par sa rudesse militaire ; tantôt enfin il se disait, avec un regret navrant, qu’ayant toujours vécu loin d’elles, il devait leur être presque étranger. En un mot, les suppositions les moins fondées se présentaient en foule à son esprit, et dès que de pareils germes de doute, de défiance ou de crainte sont jetés dans une affection, tôt ou tard ils se développent avec une ténacité funeste. Pourtant, malgré cette froideur dont il souffrait tant, l’affection du maréchal pour ses filles était si profonde, que le chagrin de les quitter encore causait seul les hésitations qui désolaient sa vie, lutte incessante entre son amour paternel et un devoir qu’il regardait comme sacré. Quant au fatal effet des calomnies assez habilement répandues sur le maréchal pour que des gens d’honneur, ses anciens compagnons d’armes, pussent y ajouter quelque créance, elles avaient été propagées par des amis de la princesse de Saint-Dizier avec une effrayante adresse. On aura plus tard et le sens et le but de ces bruits odieux, qui, joints à d’autres blessures vives faites à son cœur, comblaient l’exaspération du maréchal. Emporté par la colère, par la surexcitation que lui causaient ces coups d’épingle incessants, comme il disait, choqué de quelques paroles de Dagobert, il l’avait rudoyé ; mais après le départ du soldat, dans le silence de la réflexion, le maréchal, se rappelant l’expression convaincue, chaleureuse, du défenseur de ses filles, avait senti s’éveiller dans son esprit quelque doute sur la froideur qu’il lui reprochait ; et, après avoir pris une résolution terrible, dans le cas où cette épreuve confirmerait ses doutes désolants, il entra, nous l’avons dit, chez ses filles. Le bruit de sa discussion avec Dagobert avait été tel, que l’éclat de sa voix, traversant le salon, était confusément arrivé jusqu’aux oreilles des deux sœurs, réfugiées dans leur chambre à coucher. Aussi, à l’arrivée de leur père, leurs figures pâles trahissaient l’anxiété. À la vue du maréchal, dont les traits étaient également altérés, les deux jeunes filles se levèrent respectueusement, mais restèrent serrées l’une contre l’autre et toutes tremblantes. Et pourtant ce n’était pas la colère, la dureté, qui se lisaient sur la figure de leur père ; c’était une douleur profonde, presque suppliante, qui semblait dire : – Mes enfants… je souffre… je viens à vous, rassurez-moi !… ou je meurs… L’expression de la physionomie du maréchal fut à ce moment pour ainsi dire si parlante, que, le premier mouvement de crainte surmonté, les orphelines furent sur le point de se jeter dans ses bras ; mais se rappelant les recommandations de l’écrit anonyme qui leur disait combien l’effusion de leur tendresse était pénible à leur père, elles échangèrent un coup d’œil rapide et se continrent. Par une fatalité cruelle, à ce moment aussi, le maréchal brûlait d’envie d’ouvrir ses bras à ses enfants. Il les contemplait avec idolâtrie ; il fit un léger mouvement comme pour les appeler à lui, n’osant tenter davantage, de crainte de n’être point compris. Mais les pauvres enfants, paralysées par de perfides avis, restèrent muettes, immobiles et tremblantes. À cette apparente insensibilité, le maréchal sentit son cœur lui manquer ; il ne pouvait plus en douter : ses filles ne comprenaient ni sa terrible douleur ni sa tendresse désespérée. – Toujours la même froideur, pensa-t-il, je ne m’étais pas trompé. Tâchant pourtant de cacher ce qu’il ressentait, s’avançant vers elles, il leur dit d’une voix qu’il essaya de rendre calme : – Bonjour, mes enfants… – Bonjour, mon père, répondit Rose, moins craintive que sa sœur. – Je n’ai pu vous voir… hier, dit le maréchal d’une voix altérée ; j’ai été si occupé… voyez-vous… il s’agissait d’affaires graves… de choses… relatives au service… Enfin, vous ne m’en voulez pas… de vous avoir négligées ? Et il tâcha de sourire, n’osant pas leur dire que, pendant la nuit dernière, après un terrible emportement, il était allé, pour calmer ses angoisses, les contempler endormies. N’est-ce pas, reprit-il, vous me pardonnez de vous avoir ainsi oubliées ?… – Oui, mon père… dit Blanche en baissant les yeux. – Et si j’étais forcé de partir pour quelque temps, reprit lentement le maréchal, vous me le pardonneriez aussi… vous vous consoleriez de mon absence, n’est-ce pas ? – Nous serions bien chagrines… si vous vous contraigniez le moins du monde pour nous… dit Rose en se souvenant de l’écrit anonyme qui parlait des sacrifices que leur présence causait à leur père. À cette réponse, faite avec autant d’embarras que de timidité, et où le maréchal crut voir une indifférence naïve, il ne douta plus du peu d’affection de ses filles pour lui. – C’est fini, pensa le malheureux père en contemplant ses enfants. Rien ne vibre en elles… Que je parte… que je reste… peu leur importe ! Non… non… je ne suis rien pour elles, puisqu’en ce moment suprême, où elles me voient peut-être pour la dernière fois… l’instinct filial ne leur dit pas que leur tendresse me sauverait… Pendant cette réflexion accablante, le maréchal n’avait pas cessé de contempler ses filles avec attendrissement, et sa mâle figure prit alors une expansion si touchante et si déchirante, son regard disait si douloureusement les tortures de son âme au désespoir, que Rose et Blanche, bouleversées, épouvantées, cédant à un mouvement spontané, irréfléchi se jetèrent au cou de leur père ; et le couvrirent de larmes et de caresses. Le maréchal Simon n’avait pas dit un mot, ses filles n’avaient pas prononcé une parole, et tous trois s’étaient enfin compris… Un choc sympathique avait tout à coup électrisé et confondu ces trois cœurs… Vaines craintes, faux doutes, avis mensongers, tout avait cédé devant cet élan irrésistible qui jetait les filles dans les bras du père ; une révélation soudaine leur donnait la foi au moment fatal où une défiance incurable allait à jamais les séparer. En une seconde, le maréchal sentit tout cela, mais les expressions lui manquèrent… Palpitant, égaré, baisant le front, les cheveux, les mains de ses filles, pleurant, soupirant, souriant tour à tour, il était fou, il délirait, il était ivre de bonheur ; puis enfin il s’écria : – Je les ai retrouvées… ou plutôt… non, non, je ne les ai jamais perdues. Elles m’aimaient… Oh ! je n’en doute plus à cette heure… Elles m’aimaient… elles n’osaient pas… me le dire… je leur imposais… Et moi qui croyais… mais c’est ma faute… Ah ! mon Dieu ! que cela fait de bien, que cela donne de force, de cœur et d’espoir ! Ha ! ha ! s’écria-t-il, riant, pleurant à la fois, et couvrant ses filles de nouvelles caresses, qu’ils viennent donc me dédaigner, me harceler ! je défie tout maintenant. Voyons, mes beaux yeux bleus, regardez-moi bien, oh ! bien en face… que cela me fasse revivre tout à fait. – Oh mon père… vous nous aimez donc autant que nous vous aimons ? s’écria Rose avec une naïveté enchanteresse. – Nous pourrons donc souvent, bien souvent, tous les jours, nous jeter à votre cou, vous embrasser, vous dire notre joie d’être auprès de vous ? – Vous montrer, mon père, les trésors de tendresse et d’amour que nous amassions pour vous au fond de notre cœur, hélas ! bien tristes de ne pouvoir les dépenser. – Nous pourrons vous dire tout haut ce que nous pensions tout bas ? – Oui… vous le pourrez… vous le pourrez, dit le maréchal Simon en balbutiant de joie. Et qui vous en empêchait… mes enfants ?… Mais non, non, ne me répondez pas… assez du passé… je sais tout, je comprends tout : mes préoccupations… vous les avez interprétées d’une façon… cela vous a attristées… moi, de mon côté… votre tristesse, vous concevez… je l’ai interprétée… parce que… Mais tenez, je ne fais pas attention à un mot de ce que je vous dis. Je ne pense qu’à vous regarder ; cela m’étourdit… cela m’éblouit… c’est le vertige de la joie. – Oh ! regardez-nous, mon père… regardez bien au fond de nos yeux, bien au fond de notre cœur, s’écria Rose avec ravissement. – Et vous y lirez bonheur pour nous… et amour pour vous, mon père, ajouta Blanche. – Vous… vous… dit le maréchal d’un ton d’affectueux reproche, qu’est-ce que cela signifie ?… Voulez-vous bien me dire toi… Je dis vous, moi, parce que vous êtes deux. – Mon père… ta main, dit Blanche en prenant la main de son père, et le mettant sur son cœur. – Mon père, ta main, dit Rose en prenant l’autre main du maréchal. – Crois-tu à notre amour, à notre bonheur, maintenant ? reprit Rose. Il est impossible de rendre tout ce qu’il y avait d’orgueil charmant et filial dans la divine physionomie de ces deux jeunes filles pendant que leur père, ses vaillantes mains légèrement appuyées sur leur sein virginal, en comptait avec ivresse les pulsations joyeuses et précipitées. – Ah ! oui… le bonheur et la tendresse peuvent seuls faire battre ainsi le cœur, s’écria le maréchal. Une sorte de soupir rauque, oppressé, qu’on entendit à la porte de la chambre, restée ouverte, fit retourner les deux têtes brunes et la tête grise, qui aperçurent alors la grande figure de Dagobert, accosté du museau noir de Rabat-Joie, pointant à la hauteur des genoux de son maître. Le soldat, s’essuyant les yeux et la moustache avec son petit mouchoir à carreaux bleus, restait immobile comme le dieu Terme ; lorsqu’il put parler, s’adressant au maréchal, il secoua la tête et articula d’une voix enrouée, car le digne homme avalait ses larmes : – Je vous… le disais… bien, moi !… – Silence… lui dit le maréchal en lui faisant un signe d’intelligence. Tu étais meilleur père que moi, mon vieil ami ; viens vite les embrasser. Je ne suis plus jaloux. Et le maréchal tendit sa main au soldat, qui la serra cordialement, pendant que les deux orphelines se jetaient à son cou, et que Rabat-Joie voulant, selon sa coutume, prendre part à la fête, se dressant sur ses pattes de derrière, appuyait familièrement ses pattes de devant sur le dos de son maître. Il y eut un instant de profond silence. La félicité céleste dont le maréchal, ses filles et le soldat jouissaient dans ce moment d’expansion ineffable fut interrompue par un jappement de Rabat-Joie, qui venait de quitter sa position de bipède. L’heureux groupe se désunit, regarda, et vit la stupide face de Jocrisse. Il avait l’air encore plus bête, plus béat que de coutume ; il restait coi dans l’embrasure de la porte ouverte, les yeux écarquillés, tenant à la main son éternel panier de bois, et sous son bras un plumeau. Rien ne met plus en gaieté que le bonheur ; aussi, quoique son arrivée fût assez inopportune, un éclat de rire frais et charmant, sortant des lèvres fleuries de Rose et de Blanche, accueillit cette apparition grotesque. Jocrisse faisant rire les filles du maréchal, depuis si longtemps attristées, Jocrisse eut droit à l’instant à l’indulgence du maréchal, qui lui dit avec bonne humeur : – Que veux-tu, mon garçon ? – Monsieur le duc, ce n’est pas moi ! répondit Jocrisse en mettant la main sur sa poitrine, comme s’il eût fait un serment. De sorte que son plumeau s’échappa de dessous son bras. Les rires des deux jeunes filles redoublèrent. – Comment, ce n’est pas toi ? dit le maréchal. – Ici, Rabat-Joie ! cria Dagobert, car le digne chien semblait avoir un secret et mauvais pressentiment à l’endroit du niais supposé, et s’approchait de lui d’un air fâcheux. – Non, monsieur le duc, ça n’est pas moi, reprit Jocrisse, c’est le valet de chambre qui m’a dit de dire à M. Dagobert, en montant du bois, de dire à monsieur le duc, puisque j’en montais dans un panier, que M. Robert le demandait. À cette nouvelle bêtise de Jocrisse, les éclats de rire des deux jeunes filles redoublèrent. Au nom de M. Robert, le maréchal Simon tressaillit. M. Robert était le secret émissaire de Rodin au sujet de l’entreprise possible, quoique aventureuse, qu’il s’agissait de tenter pour enlever Napoléon II. Après un moment de silence, le maréchal, dont la figure rayonnait toujours de bonheur et de joie, dit à Jocrisse : – Prie M. Robert d’attendre un moment en bas, dans mon cabinet. – Oui, monsieur le duc, répondit Jocrisse en s’inclinant jusqu’à terre. Le niais sorti, le maréchal dit à ses filles d’une voix enjouée : – Vous sentez bien qu’en un jour, qu’en un moment comme celui-ci, on ne quitte pas ses enfants… même pour M. Robert. – Oh ! tant mieux, mon père !… s’écria gaiement Blanche, car M. Robert me déplaisait déjà beaucoup. – Avez-vous là de quoi écrire ? demanda le maréchal. – Oui, mon père… là… sur la table, dit vivement Rose en indiquant au maréchal un petit bureau placé à côté de l’une des croisées de leur chambre, vers lequel le maréchal se dirigea rapidement. Par discrétion, les deux jeunes filles restèrent auprès de la cheminée où elles étaient, et s’embrassèrent tendrement, comme pour se réjouir de sœur à sœur, seule à seule, de cette journée inespérée. Le maréchal s’assit devant le bureau de ses filles et fit signe à Dagobert d’approcher. Tout en écrivant rapidement quelques mots d’une main ferme, il dit au soldat en souriant, et assez bas pour qu’il fût impossible à ses filles de l’entendre : – Sais-tu à quoi j’étais presque décidé tout à l’heure, avant d’entrer ici ? – À quoi étiez-vous décidé, mon général ? – À me brûler la cervelle… C’est à mes enfants que je dois la vie… Et le maréchal continua d’écrire. À cette confidence, Dagobert fit un mouvement, puis il reprit, toujours à voix basse : – Ça n’aurait toujours pas été avec vos pistolets… J’avais ôté les capsules… Le maréchal se retourna vivement vers lui en le regardant d’un air surpris. Le soldat baissa la tête affirmativement et ajouta : – Dieu merci !… c’est fini de ces idées-là… Pour toute réponse, le maréchal lui montra ses filles d’un regard humide de tendresse, étincelant de bonheur ; puis, cachetant le billet de quelques lignes qu’il venait d’écrire, il le donna au soldat et lui dit : – Remets cela à M. Robert… je le verrai demain. Dagobert prit la lettre et sortit. Le maréchal revenant auprès de ses filles, leur dit joyeusement en leur tendant les bras : – Maintenant, mesdemoiselles, deux beaux baisers pour avoir sacrifié le pauvre M. Robert… Les ai-je bien gagnés ? Rose et Blanche se jetèrent au cou de leur père. * * * * * À peu près au moment où ces choses se passaient à Paris, deux voyageurs étrangers, quoique séparés l’un de l’autre, échangeaient à travers l’espace de mystérieuses pensées.
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