Le Juif Errant

| Epilogue II - La rédemption.

 

 

 

Le jour allait bientôt paraître…
 
Une lueur rose, presque imperceptible, commençait de poindre à l’orient, mais les étoiles brillaient encore, étincelantes de lumière, au milieu de l’azur du zénith.
 
Les oiseaux, s’éveillant sous la fraîche feuillée des grands bois de la vallée, préludaient par quelques gazouillements isolés à leur concert matinal.
 
Une légère vapeur blanchâtre s’élevait des hautes herbes baignées de la rosée nocturne, tandis que les eaux calmes et limpides d’un grand lac réfléchissaient l’aube blanchissante dans leur miroir profond et bleu.
 
Tout annonçait une de ces joyeuses et chaudes journées du commencement de l’été…
 
À mi-côté du versant du vallon, et faisant face à l’orient, une touffe de vieux saules moussus, creusés par le temps, et dont la rugueuse écorce disparaissait presque sous les rameaux grimpants de chèvrefeuilles sauvages et de liserons aux clochettes de toutes couleurs, une touffe de vieux saules formait une sorte d’abri naturel, et sur leurs racines noueuses, énormes, recouvertes d’une mousse épaisse, un homme et une femme étaient assis ; leurs cheveux entièrement blanchis, leurs rides séniles, leur taille voûtée, annonçaient une grande vieillesse…
 
Et pourtant cette femme était naguère encore jeune, belle, et de longs cheveux noirs couvraient son front pâle.
 
Et pourtant cet homme était naguère encore dans toute la vigueur de l’âge.
 
De l’endroit où se reposaient cet homme et cette femme, on découvrait la vallée, le lac, les bois, et au-dessus des bois la cime âprement découpée d’une haute montagne bleuâtre, derrière laquelle le soleil allait se lever.
 
Ce tableau, à demi voilé par la pâle transparence de l’heure crépusculaire, était à la fois riant, mélancolique et solennel…
 
– Ô ma sœur ! disait le vieillard à la femme qui, comme lui, se reposait dans le réduit agreste formé par le bouquet de saules, ô ma sœur, que de fois… depuis tant de siècles que la main du Seigneur nous a lancés dans l’espace, et que séparés, nous parcourions le monde d’un pôle à l’autre ; que de fois nous avons assisté au réveil de la nature avec un sentiment de douleur incurable ! Hélas ! c’était encore un jour à traverser… de l’aube au couchant… un jour inutilement ajouté à nos jours, dont il augmentait en vain le nombre, puisque la mort nous fuyait toujours.
 
– Mais, ô bonheur ! depuis quelques temps, mon frère, le Seigneur, dans sa pitié, a voulu qu’ainsi que pour les autres créatures, chaque jour écoulé fût pour nous un pas de plus fait vers la tombe. Gloire à lui !… gloire à lui !…
 
– Gloire à lui, ma sœur… car depuis hier que sa volonté nous a rapprochés… je ressens cette langueur ineffable que doivent causer les approches de la mort…
 
– Comme vous, mon frère, j’ai aussi peu à peu senti mes forces, déjà bien affaiblies, s’affaiblir encore dans un doux épuisement ; sans doute le terme de notre vie approche… La colère du Seigneur est satisfaite.
 
– Hélas ! ma sœur, sans doute aussi… le dernier rejeton de ma race maudite… va, par sa mort prochaine, achever ma rédemption… car la volonté de Dieu s’est enfin manifestée ; je serai pardonné lorsque le dernier de mes rejetons aura disparu de la terre… À celui-là… saint parmi les plus saints… était réservée la grâce d’accomplir mon rachat… lui qui a tant fait pour le salut de ses frères.
 
– Oh ! oui, mon frère, lui qui a tant souffert, lui qui, sans se plaindre, a vidé de si amers calices, a porté de si lourdes croix ; lui qui, ministre du Seigneur, a été l’image du Christ sur la terre, il devait être le dernier instrument de cette rédemption…
 
– Oui… car je le sens à cette heure, ma sœur, le dernier des miens, touchante victime d’une lente persécution, est sur le point de rendre à Dieu son âme angélique… Ainsi… jusqu’à la fin… j’aurai été fatal à ma race maudite… Seigneur, Seigneur, si votre clémence est grande, votre colère aussi a été grande.
 
– Courage et espoir, mon frère… songez qu’après l’expiation vient le pardon, après le pardon la récompense… Le Seigneur a frappé en nous et dans votre postérité l’artisan rendu méchant par le malheur et par l’injustice ; il vous a dit : « Marche !… Marche !… sans trêve ni repos, et ta marche sera vaine, et chaque soir, en te jetant sur la terre dure, tu ne seras pas plus près du but que tu ne l’étais le matin en recommençant ta course éternelle… ». Ainsi, depuis les siècles, des hommes impitoyables ont dit à l’artisan… « Travaille… travaille… travaille… sans trêve ni repos, et ton travail, fécond pour tous, pour toi seul sera stérile, et chaque soir, en te jetant sur la terre dure, tu ne seras pas plus près d’atteindre le bonheur et le repos que tu n’en étais près la veille, en revenant de ton labeur quotidien… Ton salaire t’aura suffi à entretenir cette vie de douleurs, de privations et de misère… »
 
– Hélas !… hélas !… en sera-t-il donc toujours ainsi !…
 
– Non, non, mon frère, au lieu de pleurer sur ceux de votre race, réjouissez-vous en eux ; s’il a fallu au Seigneur leur mort pour votre rédemption, le Seigneur, en rédimant en vous l’artisan maudit du ciel… rédimera aussi l’artisan maudit et craint de ceux qui le soumettent à un joug de fer… les temps approchent… les temps approchent… la commisération du Seigneur ne s’arrêtera pas à nous seuls… Oui, je vous le dis, en nous seront rachetés et la femme et l’esclave moderne. L’épreuve a été cruelle, mon frère… depuis tantôt dix-huit siècles… elle dure ; mais elle a assez duré… Voyez, mon frère, voyez à l’orient cette lueur vermeille, qui peu à peu gagne… gagne le firmament… Ainsi s’élèvera bientôt le soleil de l’émancipation nouvelle, qui répandra sur le monde sa clarté, sa chaleur vivifiante, comme celle de l’astre qui va bientôt resplendir au ciel…
 
– Oui, oui, ma sœur, je le sens, vos paroles sont prophétiques… oui… nous fermerons nos yeux appesantis en voyant du moins l’aurore de ce jour de délivrance… jour beau, splendide comme celui qui va naître… Oh ! non… non… je n’ai plus que des larmes d’orgueil et de glorification pour ceux de ma race qui sont morts peut-être pour assurer cette rédemption ! saints martyrs de l’humanité, sacrifiés par les éternels ennemis de l’humanité ; car les ancêtres de ces sacrilèges qui blasphèment le saint nom de Jésus, en le donnant à leur compagnie, sont les pharisiens, les faux et indignes prêtres, que le Christ a maudits. Oui, gloire aux descendants de ma race d’avoir été les derniers martyrs immolés par ces complices de tout esclavage, de tout despotisme, par ces impitoyables ennemis de l’affranchissement de ceux qui veulent jouir, comme fils de Dieu, des dons que le Créateur a départis sur la grande famille humaine… Oui, oui, elle approche, la fin du règne de ces modernes pharisiens, de ces faux prêtres, qui prêtent un appui sacrilège à l’égoïsme impitoyable du fort contre le faible, en osant soutenir, à la face des inépuisables trésors de la création, que Dieu à fait l’homme pour les larmes, pour le malheur et pour la misère… ces faux prêtres qui, séides de toutes les oppressions, veulent toujours courber vers la terre, humilié, abruti, désolé, le front de la créature. Non, non, qu’elle relève fièrement son front ; Dieu l’a faite pour être digne, intelligente, libre et heureuse.
 
– Ô mon frère !… vos paroles sont aussi prophétiques… Oui, oui, l’aurore de ce beau jour… approche… elle approche… comme approche le lever de ce jour qui, par la miséricorde de Dieu, sera le dernier de notre vie… terrestre…
 
– Le dernier… ma sœur… car je ne sais quel anéantissement me gagne… il me semble que tout ce qui est en moi matière se dissout ; je sens les profondes aspirations de mon âme qui semble vouloir s’élancer vers le ciel.
 
– Mon frère… mes yeux se voilent ; c’est à peine si, à travers mes paupières closes, j’aperçois à l’orient cette clarté tout à l’heure si vermeille…
 
– Ma sœur… c’est à travers une vapeur confuse que je vois la vallée… le lac… les bois… mes forces m’abandonnent…
 
– Mon frère… Dieu soit béni… il approche, le moment de l’éternel repos.
 
– Oui… il vient, ma sœur… le bien-être du sommeil éternel… s’empare de tous mes sens…
 
– Ô bonheur !… mon frère… j’expire…
 
– Ma sœur… mes yeux se ferment… Pardonnés… pardonnés…
 
– Oh !… mon frère… que cette divine rédemption s’étende sur tous… ceux qui souffrent… sur la terre.
 
– Mourez… en paix… ma sœur… L’aurore de ce… grand jour… a lui… le soleil se lève… voyez.
 
– Ô Dieu !… soyez béni…
 
– Ô Dieu !… soyez béni…
 
* * * * *
 
Et au moment où ces deux voix se turent pour jamais, le soleil parut radieux, éblouissant, et inonda la vallée de ses rayons.