Le Juif Errant

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L’orage du matin a depuis longtemps cessé. Le soleil est à son déclin ; quelques heures se sont écoulées depuis que l’Étrangleur s’est introduit dans la cabane de Djalma et l’a tatoué d’un signe mystérieux pendant son sommeil.
 
Un cavalier s’avance rapidement au milieu d’une longue avenue bordée d’arbres touffus.
 
Abrités sous cette épaisse voûte de verdure, mille oiseaux saluaient par leurs gazouillements et par leurs jeux cette resplendissante soirée ; des perroquets verts et rouges grimpaient à l’aide de leur bec crochu à la cime des acacias roses ; des maïna-maïnou, gros oiseau d’un bleu-lapis, dont la gorge et la longue queue ont des reflets d’or bruni, poursuivaient les loriots-princes d’un noir de velours nuancé d’orange ; les colombes de Kolo, d’un violet irisé, faisaient entendre leur doux roucoulement à côté d’oiseaux de paradis dont le plumage étincelant réunissait l’éclat prismatique de l’émeraude et du rubis, de la topaze et du saphir. Cette allée, un peu exhaussée, dominait un petit étang où se projetait çà et là l’ombre verte des tamarins et des nopals ; l’eau calme, limpide, laissait voir, comme incrustés dans une masse de cristal bleuâtre, tant ils sont immobiles, des poissons d’argent aux nageoires de pourpre, d’autres d’azur aux nageoires vermeilles ; tous sans mouvement à la surface de l’eau, où miroitait un éblouissant rayon de soleil, se plaisaient à se sentir inondés de lumière et de chaleur ; mille insectes, pierreries vivantes, aux ailes de feu, glissaient, voletaient, bourdonnaient sur cette onde transparente où se reflétaient à une profondeur extraordinaire les nuances diaprées des feuilles et des fleurs aquatiques du rivage.
 
Il est impossible de rendre l’aspect de cette nature exubérante, luxuriante de couleurs, de parfums, de soleil, et servant pour ainsi dire de cadre au jeune et brillant cavalier qui arrivait du fond de l’avenue. C’est Djalma. Il ne s’est pas aperçu que l’Étrangleur lui a tracé sur le bras gauche certains signes ineffaçables. Sa cavale javanaise, de taille moyenne, remplie de vigueur et de feu, est noire comme la nuit ; un étroit tapis rouge remplace la selle. Pour modérer les bonds impétueux de sa jument, Djalma se sert d’un petit mors d’acier dont la bride et les rênes, tressées de soie écarlate, sont légères comme un fil. Nul de ces admirables cavaliers si magistralement sculptés sur la frise du Parthénon n’est à la fois plus gracieusement et plus fièrement à cheval que ce jeune Indien, dont le beau visage, éclairé par le soleil couchant, rayonne de bonheur et de sérénité ; ses yeux brillent de joie ; les narines dilatées, les lèvres entrouvertes, il aspire avec délices la brise embaumée du parfum des fleurs et de la senteur de la feuillée, car les arbres sont encore humides de l’abondante pluie qui a succédé à l’orage. Un bonnet incarnat assez semblable à la coiffure grecque, posé sur les cheveux noirs de Djalma, fait encore ressortir la nuance dorée de son teint ; son cou est nu, il est vêtu de sa robe de mousseline blanche à larges manches, serrée à la taille par une ceinture écarlate ; un caleçon très ample, en tissu blanc, laisse voir la moitié de ses jambes nues, fauves et polies ; leur galbe, d’une pureté angélique, se dessine sur les flancs noirs de sa cavale, que Djalma presse légèrement de son mollet nerveux ; il n’a pas d’étriers ; son pied petit et étroit, est chaussé d’une sandale de maroquin rouge. La fougue de ses pensées, tour à tour impérieuse et contenue, s’exprimait pour ainsi dire par l’allure qu’il imposait à sa cavale : allure tantôt hardie, précipitée, comme l’imagination qui s’emporte sans frein ; tantôt calme, mesurée, comme la réflexion qui succède à une folle vision. Dans cette course bizarre, ses moindres mouvements étaient remplis d’une grâce fière, indépendante et un peu sauvage.
 
Djalma, dépossédé du territoire paternel par les Anglais, et d’abord incarcéré par eux comme prisonnier d’État après la mort de son père, tué les armes à la main (ainsi que M. Josué Van Daël l’avait écrit de Batavia à M. Rodin), a été ensuite mis en liberté. Abandonnant alors l’Inde continentale, accompagné du général Simon qui n’avait pas quitté les abords de la prison du fils de son ancien ami, le roi Kadja-Sing, le jeune Indien est venu à Batavia, lieu de naissance de sa mère, pour y recueillir le modeste héritage de ses aïeux maternels. Dans cet héritage, si longtemps dédaigné ou oublié par son père, se sont trouvés des papiers importants et la médaille, en tout semblable à celle que portent Rose et Blanche. Le général Simon, aussi surpris que charmé de cette découverte, qui non seulement établissait un lien de parenté entre sa femme et la mère de Djalma, mais qui semblait promettre à ce dernier de grands avantages à venir, le général Simon, laissant Djalma à Batavia pour y terminer quelques affaires, est parti pour Sumatra, île voisine : on lui a fait espérer d’y trouver un bâtiment qui allât directement et rapidement en Europe, car, dès lors, il fallait qu’à tout prix le jeune Indien fût aussi à Paris le 13 février 1832. Si, en effet, le général Simon trouvait un vaisseau prêt à partir pour l’Europe, il devait revenir aussitôt chercher Djalma ; ce dernier, attendant donc d’un jour à l’autre ce retour, se rendait sur la jetée de Batavia, dans l’espérance de voir arriver le père de Rose et de Blanche par le paquebot de Sumatra.
 
Quelques mots de l’enfance et de la jeunesse du fils de Kadja-Sing sont nécessaires. Ayant perdu sa mère de très bonne heure, simplement et rudement élevé, enfant, il avait accompagné son père à ces grandes chasses aux tigres, aussi dangereuses que des batailles ; à peine adolescent, il l’avait suivi à la guerre pour défendre son territoire… dure et sanglante guerre… Ayant ainsi vécu, depuis la mort de sa mère, au milieu des forêts et des montagnes paternelles, où, au milieu de combats incessants, cette nature vigoureuse et ingénue s’était conservée pure et vierge, jamais le surnom de Généreux qu’on lui avait donné ne fut mieux mérité. Prince, il était véritablement prince… chose rare… et durant le temps de sa captivité il avait souverainement imposé à ses geôliers anglais par sa dignité silencieuse. Jamais un reproche, jamais une plainte : un calme fier et mélancolique… c’est tout ce qu’il avait opposé à un traitement aussi injuste que barbare, jusqu’à ce qu’il fût mis en liberté. Habitué jusqu’alors à l’existence patriarcale ou guerrière des montagnards de son pays qu’il avait quittée pour passer quelques mois en prison, Djalma ne connaissait pour ainsi dire rien de la vie civilisée. Mais, sans avoir positivement les défauts de ses qualités, Djalma en poussait du moins les conséquences à l’extrême : d’une opiniâtreté inflexible dans la foi jurée, dévoué à la mort, confiant jusqu’à l’aveuglement, bon jusqu’au plus complet oubli de soi, il eût été inflexible pour qui se fût montré envers lui ingrat, menteur ou perfide. Enfin, il eût fait bon marché de la vie d’un traître ou d’un parjure, parce qu’il aurait trouvé juste, s’il avait commis une trahison ou un parjure, de les payer de sa vie. C’était, en un mot, l’homme des sentiments entiers, absolus. Et un tel homme aux prises avec les tempéraments, les calculs, les faussetés, les déceptions, les ruses, les restrictions, les faux semblants d’une société très raffinée, celle de Paris, par exemple, serait sans doute un très curieux sujet d’étude.
 
Nous soulevons cette hypothèse, parce que, depuis que son voyage en France était résolu, Djalma n’avait qu’une pensée fixe, ardente… être à Paris. À Paris… cette ville féerique dont, en Asie même, ce pays féerique, on faisait tant de merveilleux récits. Ce qui surtout enflammait l’imagination vierge et brûlante du jeune Indien, c’étaient les femmes françaises… ces Parisiennes si belles, si séduisantes, ces merveilles d’élégance, de grâce et de charmes, qui éclipsaient, disait-on, les magnificences de la capitale du monde civilisé. À ce moment même, par cette soirée splendide et chaude, entouré de fleurs et des parfums enivrants qui accéléraient encore les battements de ce cœur ardent et jeune, Djalma songeait à ces créatures enchanteresses qu’il se plaisait à revêtir des formes les plus idéales. Il lui semblait voir à l’extrémité de l’allée, au milieu de la nappe de lumière dorée que les arbres entouraient de leur plein cintre de verdure, il lui semblait voir passer et repasser, blancs et sveltes sur ce fond vermeil, d’adorables et voluptueux fantômes qui, souriant, lui jetaient des baisers du bout de leurs doigts roses. Alors, ne pouvant plus contenir les brûlantes émotions qui l’agitaient depuis quelques minutes, emporté par une exaltation étrange, Djalma poussant tout à coup quelques cris de joie, mâle, profonde, d’une sonorité sauvage, fit en même temps bondir sous lui sa vigoureuse jument, avec une folle ivresse… Un vif rayon de soleil, perçant la sombre voûte de l’allée, l’éclairait alors tout entier.
 
Depuis quelques instants, un homme s’avançait rapidement dans un sentier qui, à son extrémité, coupait diagonalement l’avenue où se trouvait Djalma. Cet homme s’arrêta un moment dans l’ombre, contemplant Djalma avec étonnement. C’était en effet quelque chose de charmant à voir au milieu d’une éblouissante auréole de lumière que ce jeune homme, si beau, si cuivré, si ardent… aux vêtements blancs et flottants, si allègrement campé sur sa fière cavale noire qui couvrait d’écume sa bride rouge, dont la longue queue et la crinière épaisse ondoyaient au vent du soir.
 
Mais, par un contraste qui succède à tous les désirs humains, Djalma se sentit bientôt atteint d’un ressentiment de mélancolie indéfinissable et douce ; il porta la main à ses yeux humides et voilés, laissant tomber ses rênes sur le cou de sa docile monture. Aussitôt celle-ci s’arrêta, allongea son encolure de cygne, et tourna la tête à demi vers le personnage qu’elle apercevait à travers les taillis. Cet homme, nommé Mahal le contrebandier, était vêtu à peu près comme les matelots européens. Il portait une veste et un pantalon de toile blanche, une large ceinture rouge et un chapeau de paille très plat de forme ; sa figure était brune, caractérisée, et, quoiqu’il eût quarante ans, complètement imberbe.
 
En un instant Mahal fut auprès du jeune Indien.
 
– Vous êtes le prince Djalma ?… lui dit-il en assez mauvais français, en portant respectueusement la main à son chapeau.
 
– Que veux-tu ?… dit l’Indien.
 
– Vous êtes… le fils de Kadja-Sing ?
 
– Encore une fois, que veux-tu ?
 
– L’ami du général Simon !…
 
– Le général Simon !!!… s’écria Djalma.
 
– Vous allez au-devant de lui… comme vous y allez chaque soir depuis que vous attendez son retour de Sumatra ?
 
– Oui… mais comment sais-tu ?… dit l’Indien en regardant le contrebandier avec autant de surprise que de curiosité.
 
– Il doit débarquer à Batavia aujourd’hui ou demain.
 
– Viendrais-tu de sa part ?…
 
– Peut-être, dit Mahal d’un air défiant. Mais êtes-vous bien le fils de Kadja-Sing ?
 
– C’est moi… te dis-je… Mais où as-tu vu le général Simon ?
 
– Puisque vous êtes le fils de Kadja-Sing, reprit Mahal en regardant toujours Djalma d’un air soupçonneux, quel est votre surnom ?…
 
– On appelait mon père le Père du Généreux, répondit le jeune Indien, et un regard de tristesse passa sur ses beaux traits.
 
Ces mots parurent commencer à convaincre Mahal de l’identité de Djalma ; pourtant, voulant sans doute s’éclairer davantage, il reprit :
 
– Vous avez dû recevoir, il y a deux jours, une lettre du général Simon, écrite de Sumatra.
 
– Oui… mais pourquoi ces questions ?
 
– Pour m’assurer que vous êtes bien le fils de Kadja-Sing et exécuter les ordres que j’ai reçus.
 
– De qui ?
 
– Du général Simon…
 
– Mais où est-il ?
 
– Lorsque j’aurai la preuve que vous êtes le prince Djalma, je vous le dirai ; on m’a bien averti que vous étiez monté sur une cavale noire bridée de rouge… mais…
 
– Par ma mère !… parleras-tu ?…
 
– Je vous dirai tout… si vous pouvez me dire quel était le papier imprimé renfermé dans la dernière lettre que le général Simon vous a écrite de Sumatra.
 
– C’était un fragment de journal français.
 
– Et ce journal annonçait-il une bonne ou mauvaise nouvelle touchant le général ?
 
– Une bonne nouvelle, puisqu’on lisait qu’en son absence on avait reconnu le dernier titre et le dernier grade qu’il devait à l’empereur, ainsi qu’on a fait aussi pour d’autres de ses frères d’armes exilés comme lui.
 
– Vous êtes bien le prince Djalma, dit le contrebandier après un moment de réflexion. Je peux parler… Le général Simon est débarqué cette nuit à Java… mais dans un endroit désert de la côte.
 
– Dans un endroit désert !…
 
– Parce qu’il faut qu’il se cache…
 
– Lui !… s’écria Djalma stupéfait. Se cacher… et pourquoi !
 
– Je n’en sais rien…
 
– Mais où est-il ! demanda Djalma en pâlissant d’inquiétude.
 
– Il est à trois lieues d’ici… près du bord de la mer… dans les ruines de Tchandi…
 
– Lui… forcé de se cacher… répéta Djalma, et sa figure exprimait une surprise et une angoisse croissantes.
 
– Sans en être certain, je crois qu’il s’agit d’un duel qu’il a eu à Sumatra… dit mystérieusement le contrebandier.
 
– Un duel… et avec qui ?
 
– Je ne sais pas, je n’en suis pas sûr ; mais connaissez-vous les ruines de Tchandi !…
 
– Oui.
 
– Le général vous y attend ; voilà ce qu’il m’a ordonné de vous dire…
 
– Tu es donc venu avec lui de Sumatra ?
 
– J’étais le pilote du petit bâtiment côtier-contrebandier qui l’a débarqué cette nuit sur une plage déserte. Il savait que vous veniez chaque jour l’attendre sur la route du Môle ; j’étais à peu près sûr de vous y rencontrer… Il m’a donné, sur la lettre que vous avez reçue de lui, les détails que je viens de vous dire, afin de vous bien prouver que je venais de sa part ; s’il avait pu vous écrire, il l’aurait fait.
 
– Et il ne t’a pas dit pourquoi il était obligé de se cacher ?…
 
– Il ne m’a rien dit… D’après quelques mots, j’ai soupçonné ce que je vous ai dit… un duel !…
 
Connaissant la bravoure et la vivacité du général Simon, Djalma crut les soupçons du contrebandier assez fondés. Après un moment de silence, il lui dit :
 
– Veux-tu te charger de reconduire mon cheval !… Ma maison est en dehors de la ville, là-bas, cachée dans les arbres de la mosquée neuve… Et pour gravir la montagne de Tchandi, mon cheval m’embarrasserait : j’irai bien plus vite à pied…
 
– Je sais où vous demeurez ; le général Simon me l’avait dit… j’y serais allé si je ne vous avais pas rencontré ici… donnez-moi donc votre cheval.
 
Djalma sauta légèrement à terre, jeta la bride à Mahal, déroula un bout de sa ceinture, y prit une petite bourse de soie et la donna au contrebandier en lui disant :
 
– Tu as été fidèle et obéissant… tiens… C’est peu… mais je n’ai pas davantage.
 
– Kadja-Sing était bien nommé le Père du Généreux, dit le contrebandier en s’inclinant avec respect et reconnaissance.
 
Et il prit la route qui conduisait à Batavia, en conduisant en main la cavale de Djalma.
 
Le jeune Indien s’enfonça dans le taillis, et, marchant à grands pas, il se dirigea vers la montagne où étaient les ruines de Tchandi, et où il ne pouvait arriver qu’à la nuit.