Le Juif Errant

| 16.31 - La visite.

 

 

 

Lorsque le père d’Aigrigny entra dans la chambre de M. Hardy, celui-ci était assis dans un grand fauteuil ; son attitude annonçait un accablement inexprimable ; à côté de lui, sur une petite table, se trouvait une potion ordonnée par le docteur Baleinier, car la frêle constitution de M. Hardy avait été rudement atteinte par de cruelles secousses ; il semblait n’être plus que l’ombre de lui-même ; son visage, très pâle, très amaigri, exprimait à ce moment une sorte de tranquillité morne. En peu de temps, ses cheveux étaient devenus complètement gris ; son regard voilé errait çà et là languissant, presque éteint ; il appuyait sa tête au dossier de son siège, et ses mains effilées, sortant des larges manches de sa robe de chambre brune, reposaient sur les bras de son fauteuil.
 
Le père d’Aigrigny avait donné à sa physionomie, en s’approchant de son pensionnaire, l’apparence la plus bénigne, la plus affectueuse ; son regard était rempli de douceur et d’aménité, jamais l’inflexion de sa voix n’avait été plus caressante.
 
– Eh bien ! mon cher fils, dit-il à M. Hardy en l’embrassant avec une hypocrite effusion (le jésuite embrasse beaucoup), comment vous trouvez-vous aujourd’hui ?
 
– Comme d’habitude, mon père.
 
– Continuez-vous à être satisfait du service des gens qui vous entourent, mon cher fils ?
 
– Oui, mon père.
 
– Ce silence que vous aimez tant, mon cher fils, n’a pas été troublé, je l’espère ?
 
– Non… je vous remercie.
 
– Votre appartement vous plaît toujours ?
 
– Toujours…
 
– Il ne vous manque rien ?
 
– Rien, mon père.
 
– Nous sommes si heureux de voir que vous vous plaisez dans notre pauvre maison, mon cher fils, que nous voudrions aller au-devant de vos désirs.
 
– Je ne désire rien… mon père… rien que le sommeil… C’est si bienfaisant, le sommeil, ajouta M. Hardy avec accablement.
 
– Le sommeil… c’est l’oubli… et ici-bas, mieux vaut oublier que se souvenir, car les hommes sont si ingrats, si méchants, que presque tout souvenir est amer, n’est-ce pas, mon cher fils ?
 
– Hélas ! il n’est que trop vrai, mon père.
 
– J’admire toujours votre pieuse résignation, mon cher fils. Ah ! combien cette constante douceur dans l’affliction est agréable à Dieu ! Croyez-moi, mon tendre fils, vos larmes et votre intarissable douceur sont une offrande qui, auprès du Seigneur, méritera pour vous et pour vos frères… Oui, car, l’homme n’étant né que pour souffrir en ce monde, souffrir avec reconnaissance envers Dieu qui nous envoie nos peines…, c’est prier… et qui prie ne prie pas pour soi seul… mais pour l’humanité tout entière.
 
– Fasse du moins le ciel… que mes douleurs ne soient pas stériles !… Souffrir, c’est prier, répéta M. Hardy en s’adressant à lui-même, comme pour réfléchir sur cette pensée. Souffrir, c’est prier… et prier pour l’humanité tout entière… Pourtant… il me semblait autrefois… ajouta-t-il en faisant un effort sur lui-même, que la destinée de l’homme…
 
– Continuez, mon cher fils… dites votre pensée tout entière, dit le père d’Aigrigny voyant que M. Hardy s’interrompait.
 
Après un moment d’hésitation, celui-ci, qui, en parlant, s’était un peu avancé et redressé sur son fauteuil, se rejeta en arrière avec découragement, et, affaissé, replié sur lui-même, murmura :
 
– À quoi bon penser ?… cela fatigue… et je ne me sens plus la force…
 
– Vous dites vrai, mon cher fils ; à quoi bon penser ?… Il vaut mieux croire…
 
– Oui, mon père, il vaut mieux croire, souffrir ; il faut surtout oublier… oublier…
 
M. Hardy n’acheva pas, renversa languissamment sa tête sur le dossier de son siège, et mit sa main sur ses yeux.
 
– Hélas ! mon cher fils, dit le père d’Aigrigny avec des larmes dans le regard, dans la voix, et cet excellent comédien se mit à genoux auprès du fauteuil de M. Hardy ; hélas ! comment l’ami qui vous a si abominablement trahi a-t-il pu méconnaître un cœur comme le vôtre ?… Mais il en est toujours ainsi, quand on recherche l’affection des créatures, au lieu de ne penser qu’au Créateur… et cet indigne ami…
 
– Oh ! par pitié, ne me parlez pas de cette trahison… dit M. Hardy en interrompant le révérend père d’une voix suppliante.
 
– Eh bien, non, je n’en parlerai pas, mon tendre fils. Oubliez cet ami parjure… oubliez cet infâme, que tôt ou tard la vengeance de Dieu atteindra, car il s’est joué d’une manière odieuse de votre noble confiance… Oubliez aussi cette malheureuse femme, dont le crime a été bien grand, car, pour vous, elle a foulé aux pieds des devoirs sacrés, et le Seigneur lui réserve un châtiment terrible… et un jour…
 
M. Hardy, interrompant de nouveau le père d’Aigrigny, lui dit avec un accent contenu, mais qui trahissait une émotion déchirante.
 
– C’est trop… vous ne savez pas, mon père, le mal que vous me faites… non… vous ne le savez pas…
 
– Pardon ! oh ! pardon, mon fils… mais hélas ! vous le voyez… le seul souvenir de ces attachements terrestres vous cause encore, à cette heure, un ébranlement douloureux… Cela ne vous prouve-t-il pas que c’est au-dessus de ce monde corrupteur et corrompu qu’il faut chercher des consolations toujours assurées ?
 
– Oh ! mon Dieu !… les trouverai-je jamais ? s’écria le malheureux avec un abattement désespéré.
 
– Si vous les trouverez, mon bon et tendre fils ! s’écria le père d’Aigrigny avec une émotion admirablement jouée ; pouvez-vous en douter ?… Oh ! quel beau jour pour moi que celui où, ayant fait de nouveaux pas dans cette religieuse voie du salut que vous creusez par vos larmes, tout ce qui, à cette heure, vous semble encore entouré de quelques ténèbres s’éclaircira d’une lumière ineffable et divine !… Oh ! le saint jour ! l’heureux jour ! où les derniers liens qui vous attachent à cette terre immonde et fangeuse étant détruits, vous deviendrez l’un des nôtres, et, comme nous, vous n’aspirerez plus qu’aux délices éternelles !…
 
– Oui !… à la mort !…
 
– Dites donc à la vie immortelle ! au paradis, mon tendre fils… et vous y aurez une glorieuse place non loin du Tout-Puissant… mon cœur paternel le désire autant qu’il l’espère… car votre nom se trouve chaque jour dans toutes mes prières et celles de nos bons pères.
 
– Je fais du moins ce que je peux pour arriver à cette foi aveugle, à ce détachement de toutes choses où je dois, m’assurez-vous, mon père, trouver le repos.
 
– Mon pauvre cher fils, si votre modestie chrétienne vous permettait de comparer ce que vous étiez lors des premiers jours de votre arrivée ici à ce que vous êtes à cette heure… et cela seulement grâce à votre sincère désir d’avoir la foi, vous seriez confondu… Quelle différence, mon Dieu ! À votre agitation, à vos gémissements désespérés, a succédé un calme religieux… est-ce vrai ?…
 
– Oui… c’est vrai ; par moments, quand j’ai bien souffert, mon cœur ne bat plus… je suis calme… les morts aussi sont calmes… dit M. Hardy en laissant tomber sa tête sur sa poitrine.
 
– Ah ! mon cher fils… mon cher fils… vous me brisez le cœur lorsque quelquefois je vous entends parler ainsi. Je crains toujours que vous ne regrettiez cette vie mondaine… si fertile en abominables déceptions… Du reste… aujourd’hui même… vous subirez heureusement à ce sujet une épreuve décisive.
 
– Comment cela, mon père ?
 
– Ce brave artisan, un des meilleurs ouvriers de votre fabrique, doit venir vous voir.
 
– Ah ! oui, dit M. Hardy après une minute de réflexion, car sa mémoire, ainsi que son esprit, s’était considérablement affaiblie ; en effet… Agricol va venir ; il me semble que je le verrai avec plaisir.
 
– Eh bien, mon cher fils, votre entrevue avec lui sera l’épreuve dont je parle… la présence de ce digne garçon vous rappellera cette vie si active, si occupée, que vous meniez naguère, peut-être ces souvenirs vous feront prendre en grande pitié le pieux repos dont vous jouissez maintenant ; peut-être voudrez-vous de nouveau vous lancer dans une carrière pleine d’émotions de toutes sortes, renouer d’autres amitiés, chercher d’autres affections, revivre enfin, comme par le passé, d’une existence bruyante, agitée. Si ces désirs s’éveillent en vous, c’est que vous ne serez pas encore mûr pour la retraite… obéissez-leur, mon cher fils ; recherchez de nouveau les plaisirs, les joies, les fêtes ; mes vœux vous suivront toujours, même au milieu du tumulte mondain ; mais soyez certain, mon fils, que si, un jour, votre âme était déchirée par de nouvelles trahisons, ce paisible asile vous sera encore ouvert, et que vous m’y trouverez toujours prêt à pleurer avec vous sur la douloureuse vanité des choses terrestres…
 
À mesure que le père d’Aigrigny avait parlé, M. Hardy l’avait écouté presque avec effroi. À la seule pensée de se rejeter encore au milieu des tourments d’une vie si douloureusement expérimentée, cette pauvre âme se repliait sur elle-même, tremblante et énervée ; aussi le malheureux s’écria-t-il d’un ton presque suppliant :
 
– Moi, mon père, retourner dans ce monde où j’ai tant souffert… où j’ai laissé mes dernières illusions !… moi… me mêler à ses fêtes, à ses plaisirs !… ah !… c’est une raillerie cruelle…
 
– Ce n’est pas une raillerie, mon cher fils… il faut vous attendre à ce que la vue, les paroles de ce loyal artisan réveillent en vous des idées qu’à cette heure même vous croyez à jamais anéanties. Dans ce cas, mon cher fils, essayez encore une fois de la vie mondaine. Cette retraite ne vous sera-t-elle pas toujours ouverte après de nouveaux chagrins, de nouvelles déceptions ?…
 
– Et à quoi bon, grand Dieu !… aller m’exposer à de nouvelles souffrances ? s’écria M. Hardy avec une expression déchirante ; c’est à peine si je puis supporter celles que j’endure. Oh ! jamais, jamais ! l’oubli de tout, de moi-même, le néant de la tombe, jusqu’à la tombe… voilà tout ce que je veux désormais…
 
– Cela vous paraît ainsi, mon cher fils, parce qu’aucune voix du dehors n’est jusqu’ici venue troubler votre calme solitude, ou affaiblir vos saintes espérances, qui vous disent qu’au-delà de la tombe vous serez avec le Seigneur ; mais cet ouvrier, pensant moins à votre salut qu’à son intérêt et à celui des siens, va venir…
 
– Hélas ! mon père, dit M. Hardy en interrompant le jésuite, j’ai été assez heureux pour pouvoir faire pour mes ouvriers tout ce que, humainement, un homme de bien peut faire ; la destinée ne m’a pas permis de continuer plus longtemps. J’ai payé ma dette à l’humanité, mes forces sont à bout ; je ne demande maintenant que l’oubli, que le repos. Est-ce donc trop exiger, mon Dieu ? s’écria le malheureux avec une indicible expression de lassitude et de désespoir.
 
– Sans doute, mon cher et bon fils, votre générosité a été sans égale… mais c’est au nom même de cette générosité que cet artisan va venir vous imposer de nouveaux sacrifices ; oui… car, pour des cœurs comme le vôtre, le passé oblige, et il vous sera presque impossible de vous refuser aux instances de vos ouvriers… Vous allez être forcé de retrouver une activité incessante, afin de relever un édifice de ses ruines, de recommencer à fonder aujourd’hui ce qu’il y a vingt ans vous avez fondé dans toute la force, dans toute l’ardeur de votre jeunesse ; de renouer ces relations commerciales dans lesquelles votre scrupuleuse loyauté a été si souvent blessée ; de reprendre ces chaînes de toutes sortes qui enchaînent le grand industriel à une vie d’inquiétude et de travail… Mais aussi, quelles compensations !… dans quelques années vous arriverez, à force de labeurs, au même point où vous étiez lors de cette horrible catastrophe… Et puis enfin, ce qui doit vous encourager encore, c’est que, du moins, pendant ces rudes travaux, vous ne serez plus, comme par le passé, dupe d’un ami indigne, dont la feinte amitié vous semblait si douce et charmait votre vie… Vous n’aurez plus à vous reprocher une liaison adultère, où vous croyiez puiser chaque jour de nouvelles forces, de nouveaux encouragements pour faire le bien… comme si, hélas ! ce qui est coupable pouvait jamais avoir une heureuse fin… Non ! non ! arriver au déclin de votre carrière, désenchanté de l’amitié, reconnaissant le néant des passions coupables, seul, toujours seul, vous allez courageusement affronter encore les orages de la vie. Sans doute, en quittant ce calme et pieux asile, où aucun bruit ne trouble votre recueillement, votre repos, le contraste sera grand d’abord… mais ce contraste même…
 
– Assez !… oh !… de grâce !… assez !… s’écria M. Hardy en interrompant d’une voix faible le révérend père ; rien qu’à vous entendre parler des agitations d’une pareille vie, mon père, j’éprouve de cruels vertiges… ma tête… peut à peine y résister… Oh ! non… non… le calme… oh ! avant tout… le calme… je vous le répète, quand ce serait celui du tombeau…
 
– Mais alors, comment résisterez-vous aux instances de cet artisan ?… Les obligés ont des droits sur leurs bienfaiteurs… Vous ne saurez échapper à ses prières.
 
– Eh bien… mon père… s’il le faut… je ne le verrai pas… Je me faisais une sorte de plaisir de cette entrevue… maintenant, je le sens… il est plus sage d’y renoncer…
 
– Mais il n’y renoncera pas, lui ; il insistera pour vous voir.
 
– Vous aurez la bonté, mon père, de lui faire dire… que je suis souffrant, qu’il m’est impossible de le recevoir.
 
– Écoutez, mon cher fils, de nos jours il règne de grands, de malheureux préjugés sur les pauvres serviteurs du Christ. Par cela même que vous êtes volontairement resté au milieu de nous, après avoir été par hasard apporté mourant dans cette maison… en vous voyant refuser un entretien que vous avez d’abord accordé, on pourrait croire que vous subissez une influence étrangère ; quoique ce soupçon soit absurde, il peut naître, et nous ne voulons pas le laisser s’accréditer… Il vaut donc mieux recevoir ce jeune artisan…
 
– Mon père, ce que vous me demandez est au-dessus de mes forces… À cette heure, je me sens anéanti… cette conversation m’a épuisé.
 
– Mais, mon cher fils, cet ouvrier va venir ; je lui dirai que vous ne voulez pas le voir, soit ; il ne me croira pas…
 
– Hélas ! mon père… ayez pitié de moi ; je vous assure qu’il m’est impossible de voir personne… je souffre trop.
 
– Eh bien… voyons… cherchons un moyen… Si vous lui écriviez… on lui remettrait votre lettre tout à l’heure… vous lui assigneriez un autre rendez-vous… demain… je suppose.
 
– Ni demain, ni jamais, s’écria le malheureux poussé à bout ; je ne veux voir qui que ce soit… je veux être seul, toujours seul… cela ne nuit à personne pourtant… n’aurai-je pas du moins cette liberté ?
 
– Calmez-vous, mon fils ; suivez mes conseils, ne voyez pas ce digne garçon aujourd’hui, puisque vous redoutez cet entretien ; mais n’engagez pas pour cela l’avenir : demain vous pouvez changer d’avis… que votre refus de le recevoir soit vague…
 
– Comme vous le voudrez, mon père.
 
– Mais, quoique l’heure à laquelle doit venir cet ouvrier soit encore éloignée, dit le révérend, autant vaut lui écrire tout de suite.
 
– Je n’en aurais pas la force, mon père.
 
– Essayez.
 
– Impossible… je me sens trop faible…
 
– Voyons… un peu de courage, dit le révérend père.
 
Et il alla prendre sur un bureau ce qu’il fallait pour écrire ; puis, en revenant, il plaça un buvard et une feuille de papier sur les genoux de M. Hardy, tenant l’encrier et la plume, qu’il lui présentait.
 
– Je vous assure, mon père… que je ne pourrai pas écrire, dit M. Hardy d’une voix épuisée.
 
– Quelques mots seulement, dit le père d’Aigrigny avec une persistance impitoyable, et il mit la plume entre les doigts presque inertes de M. Hardy.
 
– Hélas ! mon père… ma vue est si troublée que je n’y vois plus.
 
Et l’infortuné disait vrai : il avait les yeux remplis de larmes, tant les émotions que le jésuite venait de réveiller en lui étaient douloureuses.
 
– Soyez tranquille, mon fils, je guiderai votre chère main… dictez seulement…
 
– Mon père, je vous en prie, écrivez vous-même… je signerai.
 
– Non, mon cher fils… pour mille raisons… il faut que tout soit écrit de votre main ; quelques lignes suffiront.
 
– Mais, mon père…
 
– Allons… il le faut, ou sans cela je laisse entrer cet ouvrier, dit sèchement le père d’Aigrigny, voyant, à l’affaiblissement de plus en plus marqué de l’esprit de M. Hardy, qu’il pouvait, dans cette grave circonstance, essayer de la fermeté, quitte à revenir ensuite à des moyens plus doux.
 
Et de ses larges prunelles grises, rondes et brillantes comme celles d’un oiseau de proie, il fixa M. Hardy d’un air sévère. L’infortuné tressaillit sous ce regard presque fascinateur, et répondit en souriant :
 
– J’écrirai… mon père… j’écrirai… mais, je vous en supplie… dictez… ma tête est trop faible… dit M. Hardy en essuyant des pleurs de sa main brûlante et fiévreuse.
 
Le père d’Aigrigny dicta les lignes suivantes :
 
« Mon cher Agricol, j’ai réfléchi qu’un entretien avec vous serait inutile… il ne servirait qu’à réveiller des chagrins cuisants, que je suis parvenu à oublier avec l’aide de Dieu et des douces consolations que m’offre la religion… »
 
Le révérend père s’interrompit un moment ; M. Hardy pâlissait davantage, et sa main défaillante pouvait à peine tenir la plume ; son front était baigné d’une sueur froide. Le père d’Aigrigny tira un mouchoir de sa poche et, essuyant le visage de sa victime, il lui dit avec un retour d’affectueuse sollicitude :
 
– Allons, mon cher et tendre fils… un peu de courage, ce n’est pas moi qui vous ai engagé à refuser cet entretien… n’est-ce pas !… au contraire… mais puisque, pour votre repos, vous le voulez ajourner, tâchez de terminer cette lettre… car, enfin, qu’est-ce que je désire, moi ! vous voir désormais jouir d’un calme ineffable et religieux après tant de pénibles agitations.
 
– Oui… mon père… je le sais, vous êtes bon… répondit M. Hardy d’une voix reconnaissante, pardonnez-moi ma faiblesse…
 
– Pouvez-vous continuer cette lettre… mon cher fils !
 
– Oui… mon père.
 
– Écrivez donc.
 
Et le révérend père continua de dicter :
 
« Je jouis d’une paix profonde, je suis entouré de soins, et, grâce à la miséricorde divine, j’espère faire une fin toute chrétienne loin d’un monde dont je reconnais la vanité… Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir, mon cher Agricol… car je tiens à vous dire à vous-même les vœux que je fais et que je ferai toujours pour vous et pour vos dignes camarades. Soyez mon interprète auprès d’eux ; dès que je jugerai à propos de vous recevoir, je vous l’écrirai ; jusque-là, croyez-moi toujours votre bien affectionné… »
 
Puis le révérend père, s’adressant à M. Hardy :
 
– Trouvez-vous cette lettre convenable, mon cher fils !
 
– Oui, mon père…
 
– Veuillez donc la signer.
 
– Oui, mon père…
 
Et le malheureux, après avoir signé, sentant ses forces épuisées, se rejeta en arrière avec lassitude.
 
– Ce n’est pas tout, mon cher fils, ajouta le père d’Aigrigny en tirant un papier de sa poche, il faut que vous ayez la bonté de signer ce nouveau pouvoir accordé par vous à notre révérend père procureur pour terminer les affaires en question.
 
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !… encore !!! s’écria M. Hardy avec une sorte d’impatience fiévreuse et maladive. Mais, vous le voyez bien, mon père, mes forces sont à bout…
 
– Il s’agit seulement de signer après avoir lu, mon cher fils.
 
Et le père d’Aigrigny présenta à M. Hardy un grand papier timbré rempli d’une écriture presque indéchiffrable.
 
– Mon père… je ne pourrai pas lire cela… aujourd’hui.
 
– Il le faut pourtant, mon cher fils ; pardonnez-moi cette indiscrétion… mais nous sommes bien pauvres… et…
 
– Je vais signer… mon père.
 
– Mais il faut lire ce que vous signez, mon fils.
 
– À quoi bon !… Donnez… donnez, dit M. Hardy, pour ainsi dire harassé de l’inflexible opiniâtreté du révérend père.
 
– Puisque vous le voulez absolument, mon cher fils… dit celui-ci en lui présentant le papier.
 
M. Hardy signa et retomba dans son accablement.
 
À cet instant, un domestique, après avoir frappé, entra et dit au père d’Aigrigny :
 
– M. Agricol Baudoin demande à parler à M. Hardy ; il a, dit-il, un rendez-vous.
 
– C’est bon… qu’il attende, répondit le père d’Aigrigny avec autant de dépit que de surprise, et d’un geste il fit signe au domestique de sortir ; puis, cachant la vive contrariété qu’il ressentait, il dit à M. Hardy :
 
– Ce digne artisan a bien hâte de vous voir, mon cher fils, car il devance de plus de deux heures le moment de l’entrevue. Voyons, il en est temps encore, voulez-vous le recevoir ?
 
– Mais, mon père, dit M. Hardy avec une sorte d’irritation, vous voyez dans quel état de faiblesse je suis… ayez donc pitié de moi… Je vous en supplie, du calme… je vous le répète, quand ce serait le calme de la tombe ; mais, pour l’amour du ciel… du calme…
 
– Vous jouirez un jour de la paix éternelle des élus, mon cher fils, dit affectueusement le père d’Aigrigny, car vos larmes et vos misères sont agréables au Seigneur.
 
Ce disant, il sortit.
 
M. Hardy, resté seul, joignit les mains avec désespoir, et, fondant en larmes, s’écria en se laissant glisser de son fauteuil à genoux :
 
– Ô mon Dieu !… mon Dieu ! retirez-moi de ce monde… je suis trop malheureux.
 
Puis, courbant le front sur le siège de son fauteuil, il cacha sa figure dans ses mains et continua de pleurer amèrement.
 
Soudain on entendit un bruit de voix qui allait toujours croissant, puis celui d’une espèce de lutte ; bientôt la porte de l’appartement s’ouvrit avec violence sous le choc du père d’Aigrigny, qui fit quelques pas à reculons en trébuchant. Agricol venait de le pousser d’un bras vigoureux.
 
– Monsieur… osez-vous bien employer la force et la violence ? s’écria le révérend père d’Aigrigny, blême de colère.
 
– J’oserai tout pour voir M. Hardy, dit le forgeron.
 
Et il se précipita vers son ancien patron, qu’il vit agenouillé au milieu de la chambre.