Le Juif Errant

| 14.03 - Le secret.

 

 

 

Après que l’étonnement fort naturel qu’Angèle avait éprouvé à l’arrivée du maréchal Simon fut dissipé, Agricol lui dit en souriant :
 
– Je ne voudrais pas, mademoiselle Angèle, profiter de cette circonstance pour m’épargner de vous dire le secret de toutes les merveilles de notre maison commune.
 
– Oh ! je ne vous aurais pas non plus laissé manquer à votre promesse, monsieur Agricol, répondit Angèle ; ce que vous m’avez déjà dit m’intéresse trop pour cela.
 
– Écoutez-moi donc, mademoiselle, M. Hardy, en véritable magicien, a prononcé trois mots cabalistiques : – ASSOCIATION, – COMMUNAUTÉ, – FRATERNITÉ. Nous avons compris le sens de ces paroles, et les merveilles que vous voyez ont été créées, à notre grand avantage, et aussi, je vous le répète, au grand avantage de M. Hardy.
 
– C’est toujours cela qui me paraît extraordinaire, monsieur Agricol.
 
– Supposez, mademoiselle, que M. Hardy, au lieu d’être ce qu’il est, eût été seulement un spéculateur au cœur sec, ne connaissant que le produit, se disant : « Pour que ma fabrique me rapporte beaucoup, que faut-il ? Main-d’œuvre parfaite, grande économie de matières premières, parfait emploi du temps des ouvriers, en un mot, économie de fabrication afin de produire à très bon marché ; excellence des produits afin de vendre très cher… »
 
– Certainement, monsieur Agricol, un fabricant ne peut exiger davantage.
 
– Eh bien, mademoiselle, ces exigences eussent été satisfaites… ainsi qu’elles l’ont été ; mais comment ? Le voici : M. Hardy, seulement spéculateur, se serait d’abord dit : « Éloignés de ma fabrique, les ouvriers, pour s’y rendre, peineront, se levant plus tôt, ils dormiront moins, prendre sur le sommeil si nécessaire aux travailleurs, mauvais calcul : ils s’affaiblissent, l’ouvrage s’en ressent ; puis l’intempérie des saisons empirera cette longue course ; l’ouvrier arrivera mouillé, frissonnant de froid, énervé avant le travail, et alors… quel travail ! »
 
– Cela est malheureusement vrai, monsieur Agricol, quand à Lille j’arrivais toute mouillée d’une pluie froide à la manufacture, j’en tremblais quelquefois toute la journée à mon métier.
 
– Aussi, mademoiselle Angèle, le spéculateur dira : « Loger mes ouvriers à la porte de ma fabrique c’est obvier à cet inconvénient. Calculons : l’ouvrier marié paye en moyenne, dans Paris, deux cent cinquante francs par an[1], une ou deux mauvaises chambres et un cabinet, le tout obscur, étroit, malsain, dans quelque rue noire et infecte ; là il vit entassé avec sa famille ; aussi quelles santés délabrées ! toujours fiévreux, toujours chétifs ; et quel travail attendre d’un fiévreux, d’un chétif ? Quant aux ouvriers garçons, ils payent un logement moins grand, mais aussi insalubre, environ cent cinquante francs. Or, additionnons : j’emploie cent quarante-six ouvriers mariés ; ils payent donc à eux tous, pour leur affreux taudis, trente-six mille cinq cents francs par an ; d’autre part, j’emploie cent quinze ouvriers garçons qui payent aussi par an dix-sept mille deux cent quatre-vingt francs, total environ cinquante mille francs de loyer, le revenu d’un million.
 
– Mon Dieu, monsieur Agricol, quelle grosse somme font pourtant tous ces petits mauvais loyers réunis !
 
– Vous voyez, mademoiselle, cinquante mille francs par an ! Le prix d’un logement de millionnaire ; alors, que se dit notre spéculateur ? « Pour décider mes ouvriers à abandonner leur demeure à Paris, je leur ferai d’énormes avantages. J’irai jusqu’à réduire de moitié le prix de leur loyer, et, au lieu de chambres malsaines, ils auront des appartements vastes, bien aérés, bien exposés et facilement chauffés et éclairés à peu de frais ; ainsi, cent quarante-six ménages me payant seulement cent vingt-cinq francs de loyer, et cent quinze garçons soixante-quinze francs, j’ai un total de vingt-six à vingt-sept mille francs… Un bâtiment assez vaste pour loger tout ce monde me coûtera tout au plus cinq cent mille francs[2]. J’aurai donc mon argent placé au moins à cinq pour cent, et parfaitement assuré, puisque les salaires me garantiront le prix du loyer. »
 
– Ah ! monsieur Agricol, je commence à comprendre comment il peut être quelquefois avantageux de faire le bien, même dans un intérêt d’argent.
 
– Et moi je suis presque certain, mademoiselle, qu’à la longue les affaires faites avec droiture et loyauté sont toujours bonnes. Mais revenons à notre spéculateur. « Voici donc, dira-t-il, mes ouvriers établis à la porte de ma fabrique, bien logés, bien chauffés, et arrivant toujours vaillants à l’atelier. Ce n’est pas tout… l’ouvrier anglais, qui mange de bon bœuf, qui boit de bonne bière, fait, à temps égal, deux fois le travail de l’ouvrier français[3], réduit à une détestable nourriture plus débilitante que confortante, grâce à l’empoisonnement des denrées. Mes ouvriers travailleraient donc beaucoup plus s’ils mangeaient beaucoup mieux. Comment faire, sans y mettre du mien ? Mais j’y songe le régime des casernes, des pensions et même des prisons, qu’est-il ? la mise en commun des ressources individuelles, qui procurent ainsi une somme de bien-être impossible à réaliser sans cette association. Or, si mes deux cent soixante ouvriers, au lieu de faire deux cent soixante cuisines détestables, s’associent pour n’en faire qu’une pour tous, mais très bonne, grâce à des économies de toute sorte, quel avantage pour moi… et pour eux ! Deux ou trois ménagères suffiraient chaque jour, aidées par des enfants, à préparer les repas : au lieu d’acheter le bois, le charbon, par fractions et de le payer le double de sa valeur, l’association de nos ouvriers ferait, sous ma garantie (leurs salaires me garantiraient à mon tour), de grands approvisionnements de bois, de farine, de beurre, d’huile, de vin, etc., en s’adressant directement aux producteurs[4]. Ainsi ils payeraient trois ou quatre sous la bouteille d’un vin pur et sain, au lieu de payer douze ou quinze sous un breuvage empoisonné. Chaque semaine l’association achèterait sur pied un bœuf et quelques moutons, les ménagères feraient le pain, comme à la campagne ; enfin, avec ces ressources, de l’ordre et de l’économie, mes ouvriers auraient, pour vingt-cinq sous par jour, une nourriture salubre, agréable et suffisante. »
 
– Ah ! tout s’explique maintenant, monsieur Agricol !
 
– Ce n’est pas tout, mademoiselle ; continuant le rôle du spéculateur au cœur sec, il se dit : « Voici mes ouvriers bien logés, bien chauffés, bien nourris avec une économie de moitié, qu’ils soient aussi bien chaudement vêtus, leur santé a toute chance d’être parfaite, et la santé, c’est le travail. L’association achètera donc en gros et au prix de fabrique (toujours sous ma garantie que le salaire m’assure) de chaudes et solides étoffes, de bonnes et fortes toiles, qu’une partie des femmes d’ouvriers confectionneront en vêtements aussi bien que des tailleurs. Enfin, la fourniture des chaussures et des coiffures étant considérable, l’association obtiendra un rabais notable de l’entrepreneur. » Eh bien ! mademoiselle Angèle, que dites-vous de notre spéculateur ?
 
– Je dis, monsieur Agricol, répondit la jeune fille avec une admiration naïve, que c’est à n’y pas croire ; et cela est si simple cependant !
 
– Sans doute, rien de plus simple que le bien, que le beau, et ordinairement on n’y songe guère. Remarquez aussi que notre homme ne parle absolument qu’au point de vue de son intérêt privé… Ne considérant que le côté matériel de la question, comptant pour rien l’habitude de fraternité, d’appui, de solidarité, qui naît inévitablement de la vie commune, ne réfléchissant pas que le bien-être moralise et adoucit le caractère de l’homme, ne se disant pas que les forts doivent appui et enseignement aux faibles, ne songeant pas qu’après tout l’homme honnête, actif et laborieux a droit, positivement droit, à exiger de la société du travail et un salaire proportionné aux besoins de sa condition… non, notre spéculateur ne pense qu’au produit brut ; eh bien ! vous le voyez non seulement il place sûrement son argent en maisons à cinq pour cent, mais il trouve de grands avantages au bien-être matériel de ses ouvriers.
 
– C’est juste, monsieur Agricol.
 
– Et que diriez-vous donc, mademoiselle, quand je vous aurai prouvé que notre spéculateur a aussi un grand avantage à donner à ses ouvriers, en outre de leur salaire régulier, une part proportionnelle dans ses bénéfices ?
 
– Cela me paraît plus difficile, monsieur Agricol.
 
– Écoutez-moi quelques minutes encore, et vous serez convaincue.
 
En conversant ainsi, Angèle et Agricol étaient arrivés près de la porte du jardin de la maison commune.
 
Une femme âgée, vêtue très simplement, mais avec soin, s’approcha d’Agricol et lui dit :
 
– M. Hardy est-il de retour à sa fabrique, monsieur ?
 
– Non, madame, mais on l’attend d’un moment à l’autre.
 
– Aujourd’hui, peut-être ?
 
– Aujourd’hui ou demain, madame.
 
– On ne sait pas à quelle heure il sera ici, monsieur ?
 
– Je ne crois pas qu’on le sache, madame ; mais le portier de la fabrique, qui est aussi le portier de la maison de M. Hardy, pourra peut-être vous en instruire.
 
– Je vous remercie, monsieur.
 
– À votre service, madame.
 
– Monsieur Agricol, dit Angèle lorsque la femme qui venait d’interroger le forgeron fut éloignée, ne trouvez-vous pas que cette dame était bien pâle et avait l’air bien ému ?
 
– Je l’ai remarqué comme vous, mademoiselle ; il m’a semblé voir rouler une larme dans ses yeux.
 
– Oui, elle avait l’air d’avoir pleuré. Pauvre femme ! peut-être vient-elle demander quelques secours à M. Hardy… Mais qu’avez-vous, monsieur Agricol, vous semblez tout pensif ?
 
Agricol pressentait vaguement que la visite de cette femme âgée, à la figure si triste, devait avoir quelque rapport avec l’aventure de la jeune et jolie dame blonde qui trois jours auparavant était venue si éplorée, si émue, demander des nouvelles de M. Hardy, et qui avait appris peut-être trop tard qu’elle avait été suivie et espionnée.
 
– Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Agricol à Angèle, mais la présence de cette femme me rappelait une circonstance dont je ne puis malheureusement pas vous parler, car ce n’est pas mon secret à moi seul.
 
– Oh ! rassurez-vous, monsieur Agricol, répondit la jeune fille en souriant, je ne suis pas curieuse, et ce que vous m’apprenez m’intéresse tant que je ne désire pas vous entendre parler d’autre chose.
 
– Eh bien donc, mademoiselle, quelques mots encore, et vous serez, comme moi, au courant de tous les secrets de notre association…
 
– Je vous écoute, monsieur Agricol.
 
– Parlons toujours au point de vue du spéculateur intéressé. Il se dit : « Voici mes ouvriers dans les meilleures conditions pour travailler beaucoup ; maintenant, pour obtenir de gros bénéfices, que faire ? Fabriquer à bon marché, vendre très cher. Mais pas de bon marché sans l’économie de matières premières, sans la perfection des procédés de fabrication, sans la célérité du travail. Or, malgré ma surveillance, comment empêcher mes ouvriers de prodiguer la matière ? comment les engager, chacun dans sa spécialité, à chercher des procédés plus simples, moins onéreux ? »
 
– C’est vrai, monsieur Agricol, comment faire ?
 
– « Et ce n’est pas tout, dira notre homme ; pour vendre, très cher mes produits, il faut qu’ils soient irréprochables, excellents. Mes ouvriers font suffisamment bien ; ce n’est pas assez : il faut qu’ils fassent des chefs-d’œuvre. »
 
– Mais, monsieur Agricol, une fois leur tâche suffisamment accomplie, quel intérêt auraient les ouvriers de se donner beaucoup de mal pour la fabrique des chefs-d’œuvre ?
 
– C’est le mot, mademoiselle Angèle, QUEL INTÉRÊT ont-ils ? Notre spéculateur aussi se dit bientôt : « Que mes ouvriers aient intérêt à économiser la matière première, intérêt à bien employer leur temps, intérêt à trouver des procédés de fabrication meilleurs, intérêt à ce que ce qui sort de leurs mains soit un chef-d’œuvre… alors mon but est atteint. Eh bien, intéressons mes ouvriers dans les bénéfices que me procureront leur économie, leur activité, leur zèle, leur habileté : mieux ils fabriqueront, mieux je vendrai : meilleure sera leur part et la mienne aussi. »
 
– Ah ! maintenant je comprends, monsieur Agricol.
 
– Et notre spéculateur spéculait bien ; avant d’être intéressé, l’ouvrier se disait : « Peu m’importe, à moi, qu’à la journée je fasse plus, qu’à la tache je fasse mieux ? Que m’en revient-il ? Rien ! Eh bien, à strict salaire, strict devoir. Maintenant, au contraire, j’ai intérêt à avoir du zèle, de l’économie. Oh ! alors, tout change ; je redouble d’activité, je stimule celle des autres ; un camarade est-il paresseux, cause-t-il un dommage quelconque à la fabrique, j’ai le droit de lui dire : « Frère, nous souffrons tous plus ou moins de ta fainéantise ou du tort que tu fais à la chose commune. »
 
– Et alors, comme l’on doit travailler avec ardeur, avec courage, avec espérance, monsieur Agricol !
 
– C’est bien là-dessus qu’a compté notre spéculateur ; et il se dira encore : « Des trésors d’expérience, de savoir pratique, sont souvent enfouis dans les ateliers, faute de bon vouloir, d’occasion ou d’encouragement ; d’excellents ouvriers, au lieu de perfectionner, d’innover comme ils le pourraient, suivent indifféremment la routine… Quel dommage ! car un homme intelligent, occupé toute sa vie d’un travail spécial, doit découvrir à la longue mille moyens de faire mieux ou plus vite ; je fonderai donc une sorte de comité consultatif, j’y appellerai mes chefs d’atelier et mes ouvriers les plus habiles ; notre intérêt est maintenant commun ; il jaillira nécessairement de vives lumières de ce foyer d’intelligences pratiques… » Le spéculateur ne se trompe pas ; bientôt frappé des ressources incroyables, des mille procédés nouveaux, ingénieux, parfaits tout à coup révélés par les travailleurs : « Mais malheureux ! s’écria-t-il, vous saviez cela et vous ne me le disiez pas ? Ce qui me coûte disons cent francs à fabriquer ne m’en aurait coûté que cinquante, sans compter une énorme économie de temps. – Mon bourgeois, répondit l’ouvrier, qui n’est pas plus bête qu’un autre, quel intérêt avais-je, moi, à ce que vous fassiez ou non une économie de cinquante pour cent sur ceci ou sur cela ? Aucun. À cette heure, c’est autre chose ; vous me donnez, outre mon salaire, une part dans vos bénéfices, vous me relevez à mes propres yeux en consultant mon expérience, mon savoir ; au lieu de me traiter comme une espèce inférieure, vous entrez en communion avec moi ; il est de mon intérêt, il est de mon devoir de vous dire ce que je sais et de tâcher d’acquérir encore. » Et voilà, mademoiselle Angèle, comment le spéculateur organiserait des ateliers à faire honte et envie à ses concurrents. Maintenant, si, au lieu de ce calculateur au cœur sec, il s’agissait d’un homme qui, joignant à la science des chiffres les tendres et généreuses sympathies d’un cœur évangélique et l’élévation d’un esprit éminent, étendrait son ardente sollicitude non seulement sur le bien-être matériel, mais sur l’émancipation morale des ouvriers, cherchant par tous les moyens possibles à développer leur intelligence, à rehausser leur cœur, et qui, fort de l’autorité que lui donneraient ses bienfaits, sentant surtout que celui-là de qui dépend le bonheur ou le malheur de trois cents créatures humaines a aussi charge d’âmes, guiderait ceux qu’il n’appellerait plus ses ouvriers, mais ses frères, dans les voies les plus droites, les plus nobles, tâcherait de faire naître en eux le goût de l’instruction, des arts, qui les rendrait enfin heureux et fiers d’une condition qui n’est souvent acceptée par d’autres qu’avec des larmes de malédiction et de désespoir… eh bien, mademoiselle Angèle, cet homme c’est… Mais tenez, mon Dieu !… il ne pouvait arriver parmi nous qu’au milieu d’une bénédiction… le voilà… c’est M. Hardy !
 
– Ah ! monsieur Agricol, dit Angèle émue en essuyant ses larmes, c’est les mains jointes de reconnaissance qu’il faudrait le recevoir.
 
– Tenez… voyez si cette noble et douce figure n’est pas l’image de cette âme admirable.
 
En effet, une voiture de poste, où se trouvait M. Hardy avec M. de Blessac, l’indigne ami qui le trahissait d’une manière si infâme, entrait à ce moment dans la cour de la fabrique.
 
* * * * *
 
Quelques mots seulement sur les faits que nous venons d’essayer d’exposer dramatiquement, et qui se rattachent à l’organisation du travail ; question capitale, dont nous nous occuperons encore avant la fin de ce livre. Malgré les discours plus ou moins officiels des gens plus ou moins SÉRIEUX (il nous semble que l’on abuse un peu de cette lourde épithète) sur la PROSPÉRITÉ DU PAYS, il est un fait hors de toute discussion : à savoir que jamais les classes laborieuses de la société n’ont été plus misérables ; car jamais les salaires n’ont été moins en rapport avec les besoins pourtant plus que modestes des travailleurs.
 
Une preuve irrécusable de ce que nous avançons, c’est la tendance progressive des classes riches à venir en aide à ceux qui souffrent si cruellement. Les crèches, les maisons de refuge pour les enfants pauvres, les fondations philanthropiques, etc., démontrent assez que les heureux du monde pressentent que, malgré les assurances officielles à l’endroit de la prospérité générale, des maux terribles, menaçants, fermentent au fond de la société. Si généreuses que soient ces tentatives isolées, individuelles, elles sont, elles doivent être plus qu’insuffisantes. Les gouvernants seuls pourraient prendre une initiative efficace… mais ils s’en garderont bien. Les gens sérieux discutent sérieusement l’importance de nos relations diplomatiques avec le Monomotapa, ou toute autre affaire aussi sérieuse, et ils abandonnent aux chances de la commisération privée, au hasard du bon ou du mauvais vouloir des capitalistes et des fabricants, le sort de plus en plus déplorable de tout un peuple immense, intelligent, laborieux, s’éclairant de plus en plus sur ses droits et sur sa force, mais si affamé par les désastres d’une impitoyable concurrence qu’il manque même souvent du travail dont il a peine à vivre ! Soit… les gens sérieux ne daignent pas songer à ces formidables misères… Les hommes d’État sourient de pitié à la seule pensée d’attacher leur nom à une initiative qui les entourerait d’une popularité bienfaisante et féconde. Soit… tous préfèrent attendre le moment où la question sociale éclatera comme la foudre… Alors… au milieu de cette effrayante commotion qui ébranlera le monde, on verra ce que deviendront les questions sérieuses et les hommes sérieux de ce temps-ci. Pour conjurer, ou du moins pour reculer peut-être ce sinistre avenir, c’est donc encore aux sympathies privées qu’il faut s’adresser, au nom du bonheur, au nom de la tranquillité, au nom du salut de tous…
 
Nous l’avons dit il y a longtemps : SI LES RICHES SAVAIENT !!! Eh bien, répétons-le, à la louange de l’humanité, lorsque les riches savent, ils font souvent le bien avec intelligence et générosité. Tâchons de leur démontrer, à eux et à ceux-là aussi de qui dépend le sort d’une foule innombrable de travailleurs, qu’ils peuvent être bénis, adorés, pour ainsi dire, sans bourse délier.
 
Nous avons parlé des maisons communes où les ouvriers trouveraient à des prix minimes les logements salubres et bien chauffés. Cette excellente institution était sur le point de se réaliser en 1829, grâce aux charitables intentions de Mlle Amélie de Virolles. À cette heure, en Angleterre lord Ashley s’est mis à la tête d’une compagnie qui se propose le même but, et qui offrira aux actionnaires un minimum de quatre pour cent d’intérêt garanti.
 
Pourquoi ne suivrait-on pas en France un pareil exemple, exemple qui aurait de plus l’avantage de donner aux classes pauvres les premiers rudiments et les premiers moyens d’association ? Les immenses avantages de la vie commune sont évidents, ils frappent tous les esprits ; mais le peuple est hors d’état de fonder les établissements indispensables à ces communautés. Quels immenses services rendrait donc le riche en mettant les travailleurs à même de jouir de ces précieux avantages ! Que lui importerait de faire construire une maison de rapport qui offrît un logement salubre à cinquante ménages, pourvu que son revenu fût assuré ? et il serait très facile de le lui garantir.
 
Pourquoi l’institut, qui donne annuellement pour sujets de concours aux jeunes architectes des plans de palais, d’églises, de salles de spectacle, etc., ne demanderait-il pas quelquefois le plan d’un grand établissement destiné au logement des classes laborieuses, qui devrait réunir toutes les conditions d’économie et de salubrité désirables ?
 
Pourquoi le conseil municipal de Paris, dont l’excellent vouloir, dont la paternelle sollicitude pour des classes souffrantes, se sont tant de fois admirablement manifestés, n’établirait-il pas dans les arrondissements populeux des maisons communes modèles où l’on ferait les premières applications de la vie en commun ? Le désir d’être admis dans ces établissements serait un puissant levier d’émulation, de moralisation, et aussi une consolante espérance… pour les travailleurs… Or, c’est quelque chose que l’espérance. La ville de Paris ferait ainsi un bon placement, une bonne action, et son exemple déciderait peut-être les gouvernants à sortir de leur impitoyable indifférence.
 
Pourquoi enfin les capitalistes qui fondent des manufactures ne profiteraient-ils pas de cet enseignement pour joindre des maisons communes d’ouvriers à leurs usines ou à leurs fabriques ?
 
Il s’ensuivrait pour les fabricants eux-mêmes un avantage très considérable dans ces temps de concurrence désespérée. Voici comment : la réduction du salaire est d’autant plus funeste, d’autant plus intolérable pour l’ouvrier, qu’elle l’oblige à se priver souvent des objets de première nécessité : or, si en vivant isolément, trois francs lui suffisent à peine pour vivre, et que le fabricant lui facilite le moyen de vivre avec trente sous grâce à l’association, le salaire de l’artisan pourra, dans un moment de crise commerciale, être réduit de moitié, sans qu’il ait trop à souffrir de cette diminution, encore préférable au chômage, et le fabricant ne sera pas obligé de suspendre ses travaux.
 
Nous espérons avoir démontré l’avantage, l’utilité, la facilité d’une fondation de maisons communes d’ouvriers.
 
Nous avons ensuite posé ceci : Qu’il serait non seulement de la plus rigoureuse équité que le travailleur participât aux bénéfices, fruit de son labeur et de son intelligence, mais que cette juste répartition profiterait même au fabricant.
 
Ici il ne s’agit que d’hypothèses, de projets, parfaitement réalisables d’ailleurs, il s’agit de faits accomplis. Un de nos meilleurs amis, très grand industriel, dont le cœur vaut l’esprit, a créé un comité consultatif d’ouvriers et les a appelés (en outre de leur salaire) à jouir d’une part proportionnelle dans les bénéfices de son exploitation ; déjà les résultats ont dépassé ses espérances. Afin d’entourer cet exemple excellent de toutes les facilités possibles d’exécution dans le cas où quelques esprits à la fois sages et généreux voudraient l’imiter, nous donnons en note les bases de cette organisation[5].
 
Jusqu’à présent, le travailleur n’a eu qu’une part minime, insuffisante à ses besoins ; ne serait-il pas juste, humain, de le rétribuer mieux, et cela directement ou indirectement, soit en lui facilitant le bien-être que procure l’association, soit en lui donnant une part dans les bénéfices dus en partie à ses labeurs ? En admettant même, au pis-aller, et vu les détestables effets de la concurrence anarchique, que cette augmentation de salaire dût diminuer quelque peu la part du capitaliste et de l’exploitant, ceux-ci ne feraient-ils pas encore non seulement une chose généreuse et équitable, mais une chose avantageuse, en mettant leur fortune, leur industrie à l’abri de tout bouleversement, puisqu’ils auraient ôté aux travailleurs tout légitime prétexte de trouble, de douloureuses et justes réclamations ?
 
En un mot, ceux-là nous paraissent toujours singulièrement sages qui assurent leurs biens contre l’incendie.
 
* * * * *
 
Nous l’avons dit : M. Hardy et M. de Blessac étaient arrivés à la fabrique.
 
Peu de temps après, on vit de loin, du côté de Paris, s’avancer un modeste petit fiacre se dirigeant aussi vers la fabrique. Dans ce fiacre se trouvait Rodin.
 


[1] C’est en effet, le prix moyen d’un logement d’ouvrier, composé au plus de deux petites pièces et d’un cabinet, au troisième ou au quatrième étage.
[2] Ce chiffre est exact, peut-être même exagéré… Un bâtiment pareil, à une lieue de Paris, du côté de Montrouge, avec toutes les grandes dépendances nécessaires, cuisine, buanderie, lavoir, etc., réservoir à gaz, prise d’eau, calorifère, etc., entouré d’un jardin de dix arpents, aurait, à l’époque de ce récit, à peine coûté cinq cent mille francs. Un constructeur expérimenté a bien voulu nous faire un devis détaillé qui confirme ce que nous avançons. On voit donc que même à prix égal de ce que payent généralement les ouvriers, on pourrait leur assurer des logements vraiment salubres et encore placer son argent à dix pour cent.
[3] Le fait a été expérimenté lors des travaux du chemin de fer de Rouen. Les ouvriers français qui, n’ayant pas de famille, ont pu adopter le régime des Anglais, ont fait au moins autant de besogne, réconfortés qu’ils étaient par une nourriture saine et suffisante.
[4] Nous avons dit que la voie de bois en falourdes ou cotrets revenait au pauvre à quatre-vingt-dix francs, il en est de même de tous les objets de consommation pris au détail, le fractionnement et le déchet étant à son désavantage.
[5] Le règlement qui traite des fonctions du comité est précédé des considérations suivantes, aussi honorables pour le fabricant que pour ses ouvriers :
 
« Nous aimons à le reconnaître, chaque contremaître, chaque chef de partie et chaque ouvrier contribue dans la sphère de son travail, aux qualités qui recommandent les produits de notre manufacture. Ils doivent donc participer aux bénéfices qu’elle rapporte, et continuer à se vouer aux progrès qui restent à faire ; il est évident qu’il résultera un grand bien de la réunion des lumières et des idées de chacun. Nous avons, à cet effet, institué le comité dont la composition et les attributions seront réglées ci-après. Nous avons eu aussi pour but, dans cette institution, d’augmenter, par un fréquent échange d’idées entre les ouvriers, qui, jusqu’à présent, vivaient et travaillaient presque tous isolément, la somme de connaissances de chacun, et de les initier aux principes généraux d’une bonne et saine administration. De cette réunion des forces vives de l’atelier autour du chef de l’établissement résultera le double bénéfice de l’amélioration intellectuelle et matérielle des ouvriers et l’accroissement de la prospérité de la manufacture.
 
« Admettant d’ailleurs, comme juste, que la part d’efforts de chacun soit récompensée, nous avons décidé que, sur les bénéfices nets de la maison, tous frais et allocations déduits, il sera prélevé une prime de cinq pour cent, laquelle sera partagée par portions égales entre tous les membres du comité, à l’exclusion des président, vice-président et secrétaire, et leur sera remise chaque année le 31 décembre. Cette prime sera augmentée d’un pour cent chaque fois que le comité aura admis trois membres nouveaux.
 
« La moralité, la bonne conduite, l’habileté et les diverses aptitudes au travail ont déterminé nos choix dans la désignation des ouvriers que nous appelons à la formation du comité. En accordant à ses membres la faculté de proposer l’adjonction de nouveaux membres, dont l’admission aura pour base les mêmes qualifications et qui seront élus par le comité lui-même, nous voulons présenter à tous les ouvriers de nos ateliers un but qu’il dépendra d’eux d’atteindre un peu plus tôt ou un peu plus tard. L’application à remplir tous leurs devoirs dans l’accomplissement le plus parfait de leurs travaux et dans leur conduite hors du travail leur ouvrira successivement la porte du comité. Ils seront aussi appelés à jouir d’une participation juste et raisonnable aux avantages résultant des succès qu’obtiendront les produits de notre manufacture, succès auxquels ils auront concouru, et qui ne pourront qu’augmenter par la bonne intelligence et par la féconde émulation qui régneront, nous n’en doutons pas, parmi les membres du comité. Extrait des dispositions relatives au comité consultatif composé d’un président (chef de la fabrique, – d’un vice-président, – d’un secrétaire – et de quatorze membres, dont quatre chefs d’ateliers et dix ouvriers des plus intelligents dans chaque spécialité.)
 
« Art. 6. Trois membres réunis auront le droit de proposer l’adjonction d’un nouveau membre dont le nom sera inscrit pour qu’il soit délibéré sur son admission dans la séance suivante. Cette admission sera prononcée lorsque, au scrutin secret, le membre proposé aura obtenu les deux tiers des suffrages des membres présents.
 
« Art. 7. Le comité s’occupera, dans ses séances mensuelles :
 
« 1° De trouver les moyens de remédier aux inconvénients qui se présentent chaque jour dans la fabrication ;
 
Nous ferons remarquer seulement que les conditions actuelles de l’industrie et d’autres considérations n’ont pas permis de faire jouir tout d’abord la totalité des ouvriers de ce bénéfice qui leur est octroyé d’ailleurs volontairement et auquel tous participeront un jour ; nous pouvons affirmer que, dès la quatrième séance de ce comité consultatif, l’honorable industriel dont nous parlons avait obtenu de tels résultats de l’appel fait aux connaissances pratiques de ses ouvriers, qu’il pouvait déjà évaluer à trente mille francs environ pour l’année les bénéfices qui résulteraient soit de l’économie, soit du perfectionnement de la fabrication.
 
Résumons-nous. Il y a dans toute industrie trois forces, trois agents, trois moteurs, dont les droits sont également respectables :
 
Le capitaliste qui fournit l’argent ;
L’homme intelligent qui dirige l’exploitation ;
Le travailleur qui exécute.
 
« 2° De proposer les meilleurs moyens et les moins dispendieux d’établir une fabrication spéciale destinée aux pays d’outre-mer, et de combattre ainsi efficacement, par la supériorité de notre construction, la concurrence étrangère ;
 
« 3° Des moyens d’arriver à la plus grande économie dans l’emploi des matériaux, sans nuire à la solidité ni à la qualité des objets fabriqués ;
 
« 4° D’élaborer et de discuter les positions qui seront présentées par le président ou les divers membres du comité, ayant trait aux améliorations et aux perfectionnements de la fabrication ;
 
« 5° Enfin de mettre le prix de la main-d’œuvre en rapport avec la valeur des objets façonnés. »
 
Nous ajoutons, nous, que, d’après les renseignements que M… a bien voulu nous donner, la part du bénéfice de chacun de ses ouvriers (en outre de son salaire habituel) sera au moins de trois cents à trois cent cinquante francs par année. Nous regrettons cruellement que de modestes susceptibilités ne nous permettent pas de révéler le nom aussi honorable qu’honoré de l’homme de bien qui a pris cette généreuse initiative.