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| 16.51 - L'hydrophobie.
Lorsque les malades rassemblés dans la cour virent l’acharnement des tentatives de Morok pour forcer la porte de la chambre où étaient renfermées sœur Marthe et les orphelines, la terreur redoubla. – La sœur est perdue ! s’écriait-on avec horreur. – Cette porte va céder… – Et ce cabinet n’a pas d’autre issue ! – Il y a deux jeunes filles en deuil avec elle… – On ne peut pourtant laisser de pauvres femmes aux prises avec ce furieux !… À moi, mes amis ! dit généreusement un spectateur valide en courant vers le perron pour rentrer dans l’antichambre. – Il est trop tard, c’est vous exposer en vain, dirent plusieurs personnes en le retenant malgré lui. À ce moment, on entendit des voix crier : – Voici l’abbé Gabriel ! – Il descend du premier… il accourt au bruit. – Il demande ce que c’est. – Que va-t-il faire ? En effet, Gabriel, occupé près d’un mourant dans une salle voisine, venait d’apprendre que Morok, brisant ses liens, était parvenu à s’échapper par une étroite lucarne de la chambre où on l’avait enfermé provisoirement. Prévoyant les terribles dangers qui pouvaient résulter de l’évasion du dompteur de bêtes, le jeune missionnaire, ne consultant que son courage, accourut dans l’espoir de conjurer de plus grands malheurs. D’après ses ordres, un infirmier le suivait tenant à la main un réchaud portatif rempli d’une braise ardente, au milieu de laquelle chauffaient à blanc plusieurs fers à cautériser, dont les médecins se servaient dans quelques cas de choléra désespérés. L’angélique figure de Gabriel était pâle ; mais une calme intrépidité éclatait sur son noble front. Traversant précipitamment le vestibule, écartant de droite et de gauche la foule pressée sur son passage, il se dirigeait, en hâte, vers l’antichambre. Au moment où il s’en approchait, un des malades lui dit d’une voix lamentable : – Oh ! monsieur l’abbé… c’est fini ; ceux qui sont dans la cour et qui voient à travers les vitres, disent que la sœur Marthe est perdue… Gabriel ne répondit rien, mit vivement la main sur la clef de la porte ; mais avant de pénétrer dans cette pièce où était renfermé Morok, il se retourna vers l’infirmier et lui dit d’une voix ferme. – Vos fers sont chauffés à blanc ? – Oui, monsieur l’abbé. – Attendez-moi là… et tenez-vous prêt. Quant à vous, mes amis, ajouta-t-il en s’adressant à quelques malades frissonnant d’effroi, dès que je serai entré… fermez la porte sur moi… Je réponds de tout ; et vous, infirmier, ne venez que lorsque j’appellerai… Puis le jeune missionnaire fit jouer le pêne dans la serrure. À ce moment, un cri de terreur, de pitié, d’admiration, sortit de toutes les poitrines, et les spectateurs de cette scène, rassemblés autour de la porte, s’en éloignèrent en hâte par un mouvement d’épouvante involontaire. Après avoir levé les yeux au ciel comme pour invoquer Dieu à cet instant terrible, Gabriel poussa la porte et la referma aussitôt sur lui. Il se trouva seul avec Morok. Le dompteur de bêtes, par un dernier effort de fureur, était parvenu à ouvrir presque entièrement la porte à laquelle la sœur Marthe et les orphelines se cramponnaient agonisantes de frayeur, en poussant des cris désespérés. Au bruit des pas de Gabriel, Morok se retourna brusquement. Alors loin de persister à entrer dans le cabinet, d’un bond il s’élança en rugissant sur le jeune missionnaire. Pendant ce temps, la sœur Marthe et les orphelines, ignorant la cause de la retraite de leur agresseur, et profitant de ce moment de répit, poussèrent un verrou et se mirent ainsi à l’abri d’une nouvelle attaque. Morok, l’œil hagard, les dents convulsivement serrées, s’était rué sur Gabriel, les mains étendues en avant afin de le saisir à la gorge ; le missionnaire reçut vaillamment le choc ; ayant, d’un coup d’œil rapide, deviné le mouvement de son adversaire, à l’instant où celui-ci s’élança sur lui, il le saisit par les deux poignets… et, le contenant ainsi, les abaissa violemment d’une main vigoureuse. Pendant une seconde, Morok et Gabriel restèrent muets, haletants, immobiles, se mesurant du regard ; puis, le missionnaire, arc-bouté sur ses reins, le haut du corps renversé en arrière, tâcha de vaincre les efforts de l’hydrophobe, qui, par de violents soubresauts, tentait de lui échapper et de se jeter sur lui, la tête en avant, pour le déchirer. Tout à coup le dompteur de bêtes sembla défaillir, ses genoux fléchirent ; sa tête, livide, violacée, se pencha sur ses épaules ; ses yeux se fermèrent… Le missionnaire, pensant qu’une faiblesse passagère succédait à l’accès de rage de ce misérable, et qu’il allait tomber, cessa de le maintenir pour lui prêter secours… Se sentant libre, grâce à sa ruse, Morok se releva tout à coup pour se jeter avec rage sur Gabriel. Surpris par cette brusque attaque, celui-ci chancela et se sentit saisir et enlacer dans les bras de fer de ce furieux. Redoublant pourtant d’énergie et d’efforts, luttant poitrine contre poitrine, pied contre pied, le missionnaire fit à son tour trébucher son adversaire, d’un élan vigoureux parvint à le renverser, à lui saisir de nouveau les mains, et à le tenir presque immobile sous son genou… L’ayant ainsi complètement maîtrisé, Gabriel tournait la tête pour appeler à l’aide, lorsque Morok, par un effort désespéré, parvint à se redresser sur son séant et à saisir entre ses dents le bras gauche du missionnaire. À cette morsure aiguë, profonde, horrible, qui entama les chairs, le missionnaire ne put retenir un cri de douleur et d’effroi… il voulut en vain se dégager ; son bras restait serré comme dans un étau entre les mâchoires convulsives de Morok, qui ne lâchait pas prise… Cette scène effrayante avait duré moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, lorsque tout à coup la porte donnant sur le vestibule s’ouvrit violemment ; plusieurs hommes de cœur, ayant appris par les malades terrifiés le danger que courait le jeune prêtre, accouraient à son secours, malgré la recommandation qu’il avait faite de n’entrer que lorsqu’il appellerait. L’infirmier portant son réchaud et ses fers rougis à blanc était au nombre des nouveaux arrivants ; Gabriel, l’apercevant, lui cria d’une voix altérée : – Vite, vite, mon ami, vos fers ; j’y avais pensé, grâce à Dieu… L’un des hommes qui venait d’entrer s’était heureusement précautionné d’une couverture de laine ; au moment où le missionnaire parvenait à arracher son bras d’entre les dents de Morok, qu’il tenait toujours sous son genou, on jeta la couverture sur la tête de l’hydrophobe, qui fut aussitôt enveloppé et garrotté sans danger, malgré sa résistance désespérée. Gabriel alors se releva, déchira la manche de sa soutane, et mettant à nu son bras gauche, où l’on voyait une profonde morsure, saignante et bleuâtre, il fit signe à l’infirmier d’approcher, saisit un des fer rougis à blanc et, par deux fois, d’une main ferme et sûre, il appliqua l’acier incandescent sur sa plaie avec un calme héroïque qui frappa tous les assistants d’admiration. Mais bientôt tant d’émotions diverses, si intrépidement combattues, eurent une réaction inévitable : le front de Gabriel se perla de grosses gouttes de sueur, ses longs cheveux blonds se collèrent à ses tempes, il pâlit… chancela… perdit connaissance, et fut transporté dans une pièce voisine pour y recevoir les premiers secours. * * * * * Un hasard, concevable d’ailleurs, avait fait, à l’insu de Mme de Saint-Dizier, une vérité de l’un de ses mensonges. Afin d’engager encore davantage les orphelines à se rendre à l’ambulance provisoire, elle avait imaginé de leur dire que Gabriel s’y trouvait ce qu’elle était loin de croire ; car elle eût, au contraire, tenté d’empêcher cette rencontre, qui pouvait nuire à ses projets, l’attachement du jeune missionnaire pour les jeunes filles lui étant connu. Peu de temps après la scène terrible que l’on a racontée, Rose et Blanche entrèrent, accompagnées de sœur Marthe, dans une vaste salle d’un aspect étrange, sinistre, où l’on avait transporté un grand nombre de femmes subitement frappées du choléra. Cet immense appartement généreusement prêté pour établir une ambulance temporaire, était décoré avec un luxe excessif ; la pièce alors occupée par les femmes malades dont nous parlons avait servi de salon de réception ; les boiseries blanches étincelaient de somptueuses dorures : des glaces magnifiquement encadrées séparaient les trumeaux de fenêtres à travers lesquelles on apercevait les fraîches pelouses d’un riant jardin que les premières pousses de mai verdissaient déjà. Au milieu de ce luxe, de ces lambris dorés, sur un parquet de bois précieux, richement incrusté, l’on voyait symétriquement disposées quatre files de lits de toute formes, provenant aussi de dons volontaires, depuis l’humble lit de sangle jusqu’à la riche couchette d’acajou sculpté. Cette longue salle avait été partagée en deux, dans toute sa longueur, par une cloison provisoire de quatre à cinq pieds de hauteur ; l’on s’était ainsi ménagé la faculté d’établir quatre rangées de lits ; cette séparation s’arrêtait à quelque distance des deux extrémités de ce salon : à cet endroit, il conservait toute sa largeur ; dans cet espace réservé l’on ne voyait point de lits ; là se tenaient les servants volontaires, lorsque les malades n’avaient pas besoin de leurs soins ; à l’une de ces extrémités était une haute et magnifique cheminée de marbre, ornée de bronze doré ; là chauffaient différents breuvages ; enfin, comme dernier trait à ce tableau d’un si singulier aspect, des femmes, appartenant aux conditions les plus diverses, se chargeaient volontairement de soigner tout à tour ces malades, dont les sanglots, les gémissements, étaient toujours accueillis par elles avec de consolantes paroles de commisération et d’espérance. Tel était l’endroit à la fois bizarre et lugubre dans lequel Rose et Blanche, se tenant par la main, entrèrent quelque temps après que Gabriel eut déployé un courage si héroïque dans sa lutte contre Morok. La sœur Marthe accompagnait les filles du maréchal Simon ; après leur avoir dit quelques mots tout bas, elle indiqua à chacune d’elles un des côtés de la cloison où étaient rangés des lits, puis se dirigea vers l’autre extrémité de la salle afin de donner quelques ordres. Les orphelines, sous le coup de la terrible émotion causée par le péril dont Gabriel les avait sauvées à leur insu, étaient d’une excessive pâleur ; néanmoins une ferme résolution se lisait dans leurs yeux. Il s’agissait non seulement pour elles d’accomplir un impérieux devoir de reconnaissance, et de se montrer ainsi dignes de leur valeureux père ; il s’agissait encore pour elles du salut de leur mère, dont la félicité éternelle pouvait dépendre, leur avait-on dit, des preuves de dévouement chrétien qu’elles donneraient au Seigneur. Est-il besoin d’ajouter que la princesse de Saint-Dizier, suivant les avis de Rodin, dans une seconde entrevue habilement ménagée entre elle et les deux sœurs, à l’insu de Dagobert, avait tour à tour abusé, exalté, fanatisé ces pauvres âmes confiantes, naïves et généreuses, en poussant jusqu’à l’exagération la plus funeste tout ce qu’il y avait en elles de sentiments élevés et courageux ? Les orphelines ayant demandé à la sœur Marthe si Mme Augustine du Tremblay avait été amenée dans cet asile de secours depuis trois jours, la sœur leur avait répondu qu’elle l’ignorait… mais qu’en parcourant les salles des femmes il leur serait très facile de s’assurer si la personne qu’elles cherchaient s’y trouvait. Car l’abominable dévote qui, complice de Rodin, jetait ces deux enfants au milieu d’un péril mortel, avait menti effrontément en leur affirmant qu’elle venait d’apprendre que leur gouvernante avait été transportée dans cette ambulance. Les filles du maréchal Simon avaient, et pendant l’exil et durant leur pénible voyage avec Dagobert, été exposées à de bien rudes épreuves ; mais jamais un spectacle aussi désolant que celui qui s’offrait tout à coup à leurs yeux n’avait frappé leurs regards… Cette longue file de lits, où tant de créatures étaient gisantes, où celles-ci se tordaient en poussant des gémissements de douleur, où celles-là faisaient entendre les sourds râlements de l’agonie, où d’autres, enfin, dans le délire de la fièvre, éclataient en sanglots ou appelaient à grands cris les êtres dont la mort allait les séparer ; ce spectacle effrayant, même pour des hommes aguerris, devait presque inévitablement, selon l’exécrable prévision de Rodin et de ses complices, causer une impression fatale à ces deux jeunes filles, qu’une exaltation de cœur aussi généreuse qu’irréfléchie poussait à cette funeste visite. Puis, circonstance funeste, qui pour ainsi dire ne se révéla dans toute la poignante et profonde amertume de leur souvenir qu’au chevet des premières malades qu’elles virent, c’était aussi du choléra… de cette mort affreuse, qu’était morte la mère des orphelines… Que l’on se figure donc les deux sœurs arrivant dans ces vastes salles d’un aspect si effrayant, déjà affreusement émues par la terreur que leur avait inspirée Morok, et commençant leur triste recherche parmi ces infortunées dont les souffrances, dont l’agonie, dont la mort, rappelaient à chaque instant aux orphelines la souffrance, l’agonie, la mort de leur mère. Un moment, pourtant, à l’aspect de cette salle funèbre, Rose et Blanche sentirent leur résolution faiblir : un noir pressentiment leur fit regretter leur héroïque imprudence ; enfin, depuis quelques minutes, elles commençaient à ressentir les sourds tressaillements d’un frisson fébrile, glacé ; puis, de douloureux élancements faisaient parfois battre leurs tempes ; mais attribuant ces symptômes, dont elles ignoraient le danger, aux suites de l’effroi que venait de leur causer Morok, tout ce qu’il y avait de bon, de valeureux en elles étouffa bientôt ces craintes ; et toutes deux, Rose d’un côté de la cloison, Blanche de l’autre, commencèrent séparément leur pénible recherche. Gabriel, transporté dans la chambre des médecins de service, avait bientôt repris ses sens. Grâce à sa présence d’esprit et à son courage, sa blessure, cicatrisée à temps, ne pouvait plus avoir de suites dangereuses ; sa plaie pansée, il voulut retourner dans la salle des femmes ; car c’était là qu’il donnait de pieuses consolations à une mourante quand l’on était venu le prévenir des affreux dangers qui pouvaient résulter de l’évasion de Morok. Peu d’instants avant que le missionnaire entrât dans cette salle, Rose et Blanche arrivaient presque ensemble au terme de leur triste recherche, l’une ayant parcouru la ligne gauche des lits, l’autre la ligne droite, séparées par la cloison qui traversait toute la salle… Les deux sœurs ne s’étaient pas encore rejointes. Leurs pas devenaient de plus en plus chancelants ; à mesure qu’elles s’avançaient, elles étaient obligées de s’appuyer de temps à autre sur les lits auprès desquels elles passaient ; les forces commençaient à leur manquer. En proie à une sorte de vertige, de douleur et d’épouvante, elles ne paraissaient plus agir que machinalement. Hélas ! les orphelines venaient d’être frappées presque ensemble des terribles symptômes du choléra. Par suite de cette espèce de phénomène physiologique dont nous avons déjà parlé, phénomène fréquent chez les êtres jumeaux, et qui déjà plusieurs fois s’était révélé lors de deux ou trois maladies dont les jeunes filles avaient été pareillement atteintes ; cette fois encore, une cause mystérieuse soumettant leur organisation à des sensations, à des accidents simultanés, semblaient les assimiler à deux fleurs d’une même tige, qui tour à tour renaissent et se flétrissent ensemble. Puis, l’aspect de toutes les souffrances, de toutes les agonies auxquelles les orphelines venaient d’assister en traversant cette longue salle, avait encore accéléré le développement de cette effroyable maladie. Rose et Blanche portaient déjà sur leur visage bouleversé, méconnaissable, la mortelle empreinte de la contagion, lorsque chacune d’elles sortit de son côté des subdivisions de la salle qu’elles venaient de parcourir sans trouver leur gouvernante. Rose et Blanche, séparées jusqu’alors par la haute cloison qui régnait dans toute la longueur du salon, n’avaient pu s’apercevoir… mais lorsqu’enfin elles jetèrent les yeux l’une sur l’autre, il se passa une scène déchirante.
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