Le Juif Errant

| 1.11 - Jovial et la Mort

 

 

 

Morok, ayant conduit Jovial au milieu de sa ménagerie, l’avait ensuite débarrassé de la couverture qui l’empêchait de voir et de sentir.
 
À peine le tigre, le lion et la panthère l’eurent-ils aperçu, que ces animaux affamés se précipitèrent aux barreaux de leurs loges. Le cheval, frappé de stupeur, le cou tendu, l’œil fixe, tremblait de tous ses membres, et semblait cloué sur le sol ; une sueur abondante et glacée ruissela tout à coup de ses flancs. Le lion et le tigre poussaient des rugissements effroyables, en s’agitant violemment dans leurs loges. La panthère ne rugissait pas… mais sa cage muette était effrayante. D’un bond furieux, au risque de se briser le crâne, elle s’élança du fond de sa cage jusqu’aux barreaux ; puis, toujours muette, toujours acharnée, elle retournait en rampant à l’extrémité de sa loge, et d’un nouvel élan, aussi impétueux qu’aveugle, elle tentait encore d’ébranler le grillage. Trois fois, elle avait ainsi bondi… terrible, silencieuse… lorsque le cheval, passant de l’immobilité de la stupeur à l’égarement de l’épouvante, poussa de longs hennissements, et courut, effaré, vers la porte par laquelle on l’avait amené. La trouvant fermée, il baissa la tête, fléchit un peu les jambes, frôla de ses naseaux l’ouverture laissée entre le sol et les ais, comme s’il eût voulu respirer l’air extérieur ; puis, de plus en plus éperdu, il redoubla de hennissements en frappant avec force de ses pieds de devant.
 
Le Prophète s’approcha de la cage de la Mort au moment où elle allait reprendre son élan. Le lourd verrou qui retenait la grille, poussé par la pique du dompteur des bêtes, glissa, sortit de sa gâche… et en une seconde le Prophète eut gravi la moitié de l’échelle qui conduisait à son grenier.
 
Les rugissements du tigre et du lion, joints aux hennissements de Jovial, retentirent alors dans toutes les parties de l’auberge.
 
La panthère s’était de nouveau précipitée sur le grillage avec un acharnement si furieux que, le grillage cédant, elle tomba d’un saut au milieu du hangar. La lumière du fanal miroitait sur l’ébène lustrée de sa robe, semée de mouchetures d’un noir mat… un instant elle resta sans mouvement, ramassée sur ses membres trapus… la tête allongée sur le sol, comme pour calculer la portée du bond qu’elle allait faire pour atteindre le cheval, puis elle s’élança brusquement sur lui.
 
En la voyant sortir de sa cage, Jovial, d’un violent écart, se jeta sur la porte, qui s’ouvrait de dehors en dedans… y pesa de toutes ses forces, comme s’il eût voulu l’enfoncer, et au moment où la Mort bondit il se cabra presque droit ; mais celle-ci, rapide comme l’éclair, se suspendit à sa gorge en lui enfonçant en même temps les ongles aigus de ses pattes de devant dans le poitrail. La veine jugulaire du cheval s’ouvrit ; des jets de sang vermeil jaillirent sous la dent de la panthère de Java, qui, s’arc-boutant alors sur ses pattes de derrière, serra puissamment sa victime contre la porte, et de ses griffes tranchantes lui laboura et lui ouvrit le flanc… la chair du cheval était vive et pantelante, ses hennissements strangulés devenaient épouvantables.
 
Tout à coup ces mots retentirent :
 
– Jovial… courage… me voilà… courage…
 
C’était la voix de Dagobert, qui s’épuisait en tentatives désespérées pour forcer la porte derrière laquelle se passait cette lutte sanglante.
 
– Jovial ! reprit le soldat, me voilà… au secours !…
 
À cet accent ami et bien connu, le pauvre animal, déjà presque sur ses fins, essaya de tourner la tête vers l’endroit d’où venait la voix de son maître, lui répondit par un hennissement plaintif, et, s’abattant sous les efforts de la panthère, tomba… d’abord sur les genoux, puis sur le flanc… de sorte que son échine et son garrot, longeant la porte, l’empêchaient de s’ouvrir.
 
Alors tout fut fini.
 
La panthère s’accroupit sur le cheval, l’étreignit de ses pattes de devant et de derrière, malgré quelques ruades défaillantes, et lui fouilla le flanc de son mufle ensanglanté.
 
– Au secours !… du secours à mon cheval ! criait Dagobert, en ébranlant vainement la serrure ; puis il ajoutait avec rage : – Et pas d’armes… pas d’armes…
 
– Prenez garde !… cria le dompteur de bêtes.
 
Et il parut à la mansarde du grenier, qui s’ouvrait sur la cour.
 
– N’essayez pas d’entrer, il y va de la vie… ma panthère est furieuse…
 
– Mais mon cheval… mon cheval ! s’écria Dagobert d’une voix déchirante.
 
– Il est sorti de son écurie pendant la nuit, il est entré dans le hangar en poussant la porte ; à sa vue la panthère a brisé sa cage et s’est jetée sur lui… Vous répondrez des malheurs qui peuvent arriver ! ajouta le dompteur de bêtes d’un air menaçant, car je vais courir les plus grands dangers pour faire rentrer la Mort dans sa loge.
 
– Mais mon cheval… Sauvez mon cheval !!! s’écria Dagobert, suppliant, désespéré.
 
Le Prophète disparut de sa lucarne. Les rugissements des animaux, les cris de Dagobert, réveillèrent tous les gens de l’hôtellerie du Faucon Blanc. Çà et là les fenêtres s’éclairaient et s’ouvraient précipitamment. Bientôt les garçons d’auberge accoururent dans la cour avec des lanternes, entourèrent Dagobert et s’informèrent de ce qui venait d’arriver.
 
– Mon cheval est là… et un des animaux de ce misérable s’est échappé de sa cage, s’écria le soldat en continuant d’ébranler la porte.
 
À ces mots, les gens de l’auberge, déjà effrayés de ces épouvantables rugissements, se sauvèrent et coururent prévenir l’hôte.
 
On conçoit les angoisses du soldat en attendant que la porte du hangar s’ouvrit. Pâle, haletant, l’oreille collée à la serrure, il écoutait…
 
Peu à peu les rugissements avaient cessé, il n’entendait plus qu’un grondement sourd et ces appels sinistres répétés par la voix dure et brève du Prophète.
 
– La Mort… ici… la Mort !
 
La nuit était profondément obscure, Dagobert n’aperçut pas Goliath, qui, rampant avec précaution le long du toit recouvert en tuiles, rentrait dans le grenier par la fenêtre de la mansarde.
 
Bientôt la porte de la cour s’ouvrit de nouveau ; le maître de l’auberge parut, suivi de plusieurs hommes ; armé d’une carabine, il s’avançait avec précaution ; ses gens portaient des fourches et des bâtons.
 
– Que se passe-t-il donc ? dit-il en s’approchant de Dagobert, quel trouble dans mon auberge !… Au diable les montreurs de bêtes et les négligents qui ne savent pas attacher le licou d’un cheval à la mangeoire… Si votre bête est blessée… tant pis pour vous, il fallait être plus soigneux.
 
Au lieu de répondre à ces reproches, le soldat, écoutant toujours ce qui se passait en dedans du hangar, fit un geste de la main pour réclamer le silence. Tout à coup on entendit un éclat de rugissement féroce, suivi d’un grand cri du Prophète, et presque aussitôt la panthère hurla d’une façon lamentable…
 
– Vous êtes sans doute la cause d’un malheur, dit au soldat l’hôte effrayé ; avez-vous entendu ? quel cri !… Morok est peut-être dangereusement blessé.
 
Dagobert allait répondre à l’hôte lorsque la porte s’ouvrit ; Goliath parut sur le seuil et dit :
 
– On peut entrer, il n’y a plus de danger.
 
L’intérieur de la ménagerie offrait un spectacle sinistre. Le Prophète, pâle, pouvant à peine dissimuler son émotion sous son calme apparent, était agenouillé à quelques pas de la cage de la panthère, dans une attitude recueillie : au mouvement de ses lèvres on devinait qu’il priait. À la vue de l’hôte et des gens de l’auberge, Morok se releva en disant d’une voix solennelle :
 
– Merci, mon Dieu ! d’avoir pu vaincre encore une fois par la force que vous m’avez donnée.
 
Alors, croisant ses bras sur sa poitrine, le front altier, le regard impérieux, il sembla jouir du triomphe qu’il venait de remporter sur la Mort, qui, étendue au fond de sa loge, poussait encore des hurlements plaintifs. Les spectateurs de cette scène, ignorant que la pelisse du dompteur de bêtes cachât une armure complète, attribuant les cris de la panthère à la crainte, restèrent frappés d’étonnement et d’admiration devant l’intrépidité et le pouvoir surnaturel de cet homme.
 
À quelques pas derrière lui, Goliath se tenait debout, appuyé sur la pique de frêne… Enfin, non loin de la cage, au milieu d’une mare de sang, était étendu le cadavre de Jovial.
 
À la vue de ces restes sanglants, déchirés, Dagobert resta immobile, et sa rude figure prit une expression de douleur profonde. Puis, se jetant à genoux, il souleva la tête de Jovial. Et retrouvant ternes, vitreux et à demi fermés ces yeux naguère encore si intelligents et si gais lorsqu’ils se tournaient vers un maître aimé, le soldat ne put retenir une exclamation déchirante… Dagobert oubliait sa colère, les suites déplorables de cet accident si fatal aux intérêts des deux jeunes filles, qui ne pouvaient ainsi continuer leur route ; il ne songeait qu’à la mort horrible de ce pauvre vieux cheval, son ancien compagnon de fatigue et de guerre, fidèle animal deux fois blessé comme lui… et que depuis tant d’années il n’avait pas quitté… Cette émotion poignante se lisait d’une manière si cruelle, si touchante, sur le visage du soldat, que le maître de l’hôtellerie et ses gens se sentirent un instant apitoyés à la vue de ce grand gaillard agenouillé devant ce cheval mort. Mais lorsque, suivant le cours de ses regrets, Dagobert songea aussi que Jovial avait été son compagnon d’exil, que la mère des orphelines avait autrefois, comme ses filles, entrepris un pénible voyage avec ce malheureux animal, les funestes conséquences de la perte qu’il venait de faire se présentèrent tout à coup à l’esprit du soldat ; la fureur succédant à l’attendrissement, il se releva les yeux étincelants, courroucés, se précipita sur le Prophète, d’une main le saisit à la gorge, et de l’autre lui administra militairement dans la poitrine cinq à six coups de poings qui s’amortirent sur la cotte de mailles de Morok.
 
– Brigand !… tu me répondras de la mort de mon cheval ! disait le soldat en continuant la correction.
 
Morok, svelte et nerveux, ne pouvait lutter avantageusement contre Dagobert, qui, servi par sa grande taille, montrait encore une vigueur peu commune. Il fallut l’intervention de Goliath et du maître de l’auberge pour arracher le Prophète des mains de l’ancien grenadier. Au bout de quelques instants on sépara les deux champions. Morok était blême de rage. Il fallut de nouveaux efforts pour l’empêcher de se saisir de la pique, dont il voulait frapper Dagobert.
 
– Mais c’est abominable ! s’écria l’hôte en s’adressant au soldat, qui appuyait avec désespoir ses poings crispés sur son front chauve.
 
– Vous exposez ce digne homme à être dévoré par ses bêtes, reprit l’hôte, et vous voulez encore l’assommer… Est-ce ainsi qu’une barbe grise se conduit ? faut-il aller chercher main-forte ? Vous vous étiez montré plus raisonnable dans la soirée.
 
Ces mots rappelèrent le soldat à lui-même ; il regretta d’autant plus sa vivacité, que sa qualité d’étranger pouvait augmenter les embarras de sa position ; il fallait à tout prix se faire indemniser de son cheval, afin d’être en état de continuer son voyage, dont le succès pouvait être compromis par un seul jour de retard. Faisant un violent effort sur lui-même, il parvint à se contraindre.
 
– Vous avez raison… j’ai été trop vif, dit-il à l’hôte d’une voix altérée, qu’il tâchait de rendre calme. Je n’ai pas eu la patience de tantôt. Mais enfin cet homme ne doit-il pas être responsable de la perte de mon cheval ? Je vous en fais juge.
 
– Eh bien, comme juge, je ne suis pas de votre avis. Tout cela est de votre faute. Vous aurez mal attaché votre cheval, et il sera entré sous ce hangar dont la porte était sans doute entr’ouverte, dit l’hôte, prenant évidemment le parti du dompteur de bêtes.
 
– C’est vrai, reprit Goliath, je m’en souviens ; j’avais laissé la porte entrebâillée la nuit, afin de donner de l’air aux animaux ; les cages étaient bien fermées, il n’y avait pas de danger…
 
– C’est juste ! dit un des assistants.
 
– Il aura fallu la vue du cheval pour rendre la panthère furieuse et lui faire briser sa cage, reprit un autre.
 
– C’est plutôt le Prophète qui doit se plaindre, dit un troisième.
 
– Peu importent ces avis divers, reprit Dagobert, dont la patience commençait à se lasser ; je dis, moi, qu’il me faut à l’instant de l’argent ou un cheval ; oui, à l’instant, car je veux quitter cette auberge de malheur.
 
– Et je dis, moi, que c’est vous qui allez m’indemniser, s’écria Morok, qui sans doute ménageait ce coup de théâtre pour la fin, car il montra sa main gauche ensanglantée, jusqu’alors cachée dans la manche de sa pelisse. Je serai peut-être estropié pour ma vie, ajouta-t-il. Voyez, quelle blessure la panthère m’a faite !
 
Sans avoir la gravité que lui attribuait le Prophète, cette blessure était assez profonde. Ce dernier argument lui concilia la sympathie générale. Comptant sans doute sur cet incident pour décider d’une cause qu’il regardait comme sienne, l’hôtelier dit au garçon d’écurie :
 
– Il n’y a qu’un moyen d’en finir… c’est d’aller tout de suite éveiller M. le bourgmestre, et de le prier de venir ici ; il décidera qui a tort ou raison.
 
– J’allais vous le proposer, dit le soldat ; car après tout, je ne peux pas me faire justice moi-même.
 
– Fritz, cours chez M. le bourgmestre, dit l’hôte.
 
Le garçon partit précipitamment. Son maître, craignant d’être compromis par l’interrogatoire du soldat, auquel il avait la veille négligé de demander ses papiers, lui dit :
 
– Le bourgmestre sera de très mauvaise humeur d’être dérangé si tard. Je n’ai pas envie d’en souffrir, aussi je vous engage à aller me chercher vos papiers, s’ils sont en règle… car j’ai eu tort de ne pas me les faire présenter hier au soir à votre arrivée.
 
– Ils sont en haut dans mon sac, vous allez les avoir, répondit le soldat.
 
Puis, détournant la vue et mettant la main sur ses yeux lorsqu’il passa devant le corps de Jovial, il sortit pour aller retrouver les deux sœurs. Le Prophète le suivit d’un regard triomphant, et se dit : « Le voilà sans cheval, sans argent, sans papiers… Je ne pouvais faire plus… puisqu’il m’était interdit de faire plus… et que je devais autant que possible agir de ruse et ménager les apparences… Tout le monde donnera tort à ce soldat. Je puis du moins répondre que, de quelques jours, il ne continuera pas sa route, puisque de si grands intérêts semblent se rattacher à son arrestation et à celle de ces deux jeunes filles. »
 
Un quart d’heure après cette réflexion du dompteur de bêtes, Karl, le camarade de Goliath, sortait de la cachette où son maître l’avait confiné pendant la soirée, et partait pour Leipzig, porteur d’une lettre que Morok venait d’écrire à la hâte et que Karl devait, aussitôt son arrivée, mettre à la poste. L’adresse de cette lettre était ainsi conçue :
 
À Monsieur,
Monsieur Rodin,
 
Rue du Milieu-des-Ursins, n° 11,
À Paris,
France.