| Douzième partie : Les premesses de Rodin / I. L'inconnu
La scène suivante se passait le lendemain du jour où le père d’Aigrigny avait été si rudement rejeté par Rodin dans la position subalterne naguère occupée par le socius. * * * * * La rue Clovis est, on le sait, un des endroits les plus solitaires du quartier de la montagne Sainte-Geneviève ; à l’époque de ce récit, la maison portant le numéro 4 dans cette rue se composait d’un corps de logis principal, traversé par une allée obscure qui conduisait à une petite cour sombre, au fond de laquelle s’élevait un second bâtiment singulièrement misérable et dégradé. Le rez-de-chaussée de la façade formait une boutique demi-souterraine, où l’on vendait du charbon, du bois en falourdes, quelques légumes et du lait. Neuf heures du matin sonnaient ; la marchande, nommée la mère Arsène, vieille femme d’une figure douce et maladive, portant une robe de futaine brune et un fichu de rouennerie rouge sur la tête, était montée sur la dernière marche de l’escalier qui conduisait à son antre et finissait son étalage, c’est-à-dire que d’un côté de sa porte elle plaçait un seau à lait en fer-blanc, et de l’autre quelques bottes de légumes flétris accostés de têtes de choux jaunâtres ; au bas de l’escalier, dans la pénombre de cette cave, on voyait luire des reflets de la braise ardente d’un petit fourneau. Cette boutique, située tout auprès de l’allée, servait de loge de portier, et la fruitière servait de portière. Bientôt une gentille petite créature, sortant de la maison, entra, légère et frétillante, chez la mère Arsène. Cette jeune fille était Rose-Pompon, l’amie intime de la reine Bacchanal ; Rose-Pompon, momentanément veuve, et dont le bachique, mais respectueux sigisbée, était, on le sait, Nini-Moulin, ce chicard orthodoxe qui, le cas échéant, se transfigurait après boire en Jacques Dumoulin, l’écrivain religieux, passait ainsi allègrement de la danse échevelée à la polémique ultramontaine, de la Tulipe orageuse à un pamphlet catholique. Rose-Pompon venait de quitter son lit, ainsi qu’il apparaissait au négligé de sa toilette matinale et bizarre ; sans doute à défaut d’autre coiffure elle portait crânement sur ses charmants cheveux blonds, bien lissés et peignés, un bonnet de police emprunté à son costume de coquet débardeur ; rien n’était plus espiègle que cette mine de dix-sept ans, rose, fraîche, potelée, brillamment animée par deux yeux bleus, gais et pétillants. Rose-Pompon s’enveloppait si étroitement le cou jusqu’aux pieds dans son manteau écossais à carreaux rouges et verts un peu fané, que l’on devinait une pudibonde préoccupation ; ses pieds nus, si blancs que l’on ne savait si elle avait ou non des bas, étaient chaussés de petits souliers de maroquin rouge à boucle argentée… Il était facile de s’apercevoir que son manteau cachait un objet qu’elle tenait à la main. – Bonjour, mademoiselle Rose-Pompon, dit la mère Arsène d’un air avenant, vous êtes matinale aujourd’hui, vous n’avez donc pas dansé hier ? – Ne m’en parlez pas, mère Arsène, je n’avais guère le cœur à la danse ; cette pauvre Céphyse (la reine Bacchanal, sœur de la Mayeux) a pleuré toute la nuit, elle ne peut se consoler de ce que son amant est en prison. – Tenez, dit la fruitière, tenez, mademoiselle, faut que je vous dise une chose à propos de votre Céphyse. Ça ne vous fâchera pas ? – Est-ce que je me fâche, moi ?… dit Rose-Pompon en haussant les épaules. – Croyez-vous que M. Philémon, à son retour, ne me grondera pas ? – Vous gronder ! Pourquoi ? – À cause de son logement, que vous occupez… – Ah ça, mère Arsène, est-ce que Philémon ne vous a pas dit qu’en son absence je serai maîtresse de ses deux chambres comme je l’étais de lui-même ? – Ce n’est pas pour vous que je parle, mademoiselle, mais pour votre amie Céphyse, que vous avez aussi amenée dans le logement de M. Philémon. – Et où serait-elle allée sans moi, ma bonne mère Arsène ? Depuis que son amant a été arrêté, elle n’a pas osé retourner chez elle, parce qu’ils y devaient toutes sortes de termes. Voyant sa peine, je lui ai dit. « Viens toujours loger chez Philémon ; à son retour nous verrons à te caser autrement. » – Dame, mademoiselle, si vous m’assurez que M. Philémon ne sera pas fâché… à la bonne heure. – Fâché, et de quoi ? qu’on lui abîme son ménage ? Il est si gentil, son ménage ! Hier, j’ai cassé la dernière tasse… et voilà dans quelle drôle de chose je suis réduite à venir chercher du lait. Et Rose-Pompon, riant aux éclats, sortit son joli petit bras blanc de son manteau et fit voir à la mère Arsène un de ces verres à vin de champagne de capacité colossale, qui tiennent une bouteille environ. – Ah ! mon Dieu ! dit la fruitière ébahie, on dirait une trompette de cristal. – C’est le verre de grande tenue de Philémon, dont on l’a décoré quand il a été reçu canotier flambard, dit gravement Rose-Pompon. – Et dire qu’il va falloir vous mettre votre lait là-dedans ! ça me rend toute honteuse, dit la mère Arsène. – Et moi donc… si je rencontrais quelqu’un dans l’escalier… en tenant ce verre à la main comme un cierge… Je rirais trop… je casserais la dernière pièce du bazar à Philémon et il me donnerait sa malédiction. – Il n’y a pas de danger que vous rencontriez quelqu’un ; le premier est déjà sorti, et le second ne se lève que tard. – À propos de locataire, dit Rose-Pompon, est-ce qu’il n’y a pas à louer une chambre au second, dans le fond de la cour ? Je pense à ça pour Céphyse, une fois que Philémon sera de retour. – Oui, il y a un mauvais petit cabinet sous le toit… au-dessus des deux pièces du vieux bonhomme qui est si mystérieux, dit la mère Arsène. – Ah ! oui, le père Charlemagne… vous n’en savez pas davantage sur son compte ? – Mon Dieu, non, mademoiselle, si ce n’est qu’il est venu ce matin au point du jour ; il a cogné aux contrevents : « – Avez-vous reçu une lettre pour moi, ma chère dame ? m’a-t-il dit (il est toujours si poli, ce brave homme). « – Non, monsieur, que je lui ai répondu. « – Bien ! bien ! alors ne vous dérangez pas, ma chère dame, je repasserai. « Et il est reparti. – Il ne couche donc jamais dans la maison ? – Jamais. Probablement qu’il loge autre part, car il ne vient passer ici que quelques heures dans la journée tous les quatre ou cinq jours. – Et il y vient tout seul ? – Toujours seul. – Vous en êtes sûre ? Il ne ferait pas entrer par hasard de petite femme en minon-minette ? car alors Philémon vous donnerait congé, dit Rose-Pompon d’un air plaisamment pudibond. – M. Charlemagne ! une femme chez lui ! Ah ! le pauvre cher homme ! dit la fruitière en levant les mains au ciel ; si vous le voyiez, avec son chapeau crasseux, sa vieille redingote, son parapluie rapiécé et son air bonasse ; il a plutôt l’air d’un saint que d’autre chose. – Mais alors, mère Arsène, qu’est-ce qu’il peut venir faire ainsi tout seul pendant des heures dans ce taudis du fond de la cour, où on voit à peine clair en plein midi. – C’est ce que je vous demande, mademoiselle ; qu’est-ce qu’il y peut faire ? car pour venir s’amuser à être dans ses meubles, ce n’est pas possible : il y a en tout chez lui un lit de sangle, une table, un poêle, une chaise et une vieille malle. – C’est dans les prix de l’établissement de Philémon, dit Rose-Pompon. – Et, malgré ça, mademoiselle, il a autant de peur qu’on entre chez lui que si on était des voleurs et qu’il aurait des meubles en or massif ; il a fait mettre à ses frais une serrure de sûreté ; il ne me laisse jamais sa clef ; enfin il allume son feu lui-même dans son poêle, plutôt que de laisser entrer quelqu’un chez lui. – Et vous dites qu’il est vieux. – Oui, mademoiselle… dans les cinquante à soixante. – Et laid ? – Figurez-vous comme deux petits yeux de vipère percés avec une vrille, dans une figure toute blême, comme celle d’un mort… si blême enfin que les lèvres sont blanches, voilà pour son visage. Quant à son caractère, le vieux brave homme est si poli, il vous ôte si souvent son chapeau en vous faisant un grand salut, que c’en est embarrassant. – Mais j’en reviens toujours là, reprit Rose-Pompon, qu’est-ce qu’il peut faire tout seul dans ces deux chambres ? Après ça, si Céphyse prend le cabinet au-dessus quand Philémon sera revenu, nous pourrons nous amuser à en savoir quelque chose… Et combien veut-on louer ce cabinet ? – Dame… mademoiselle, il est en si mauvais état que le propriétaire le laisserait, je crois bien, pour cinquante à cinquante-cinq francs par an, car il n’y a guère moyen d’y mettre de poêle, et il est seulement éclairé par une petite lucarne en tabatière. – Pauvre Céphyse ! dit Rose-Pompon en soupirant et en secouant tristement la tête ; après s’être tant amusée, après avoir tant dépensé d’argent avec Jacques Rennepont, habiter-là et se mettre à vivre de son travail !… Faut-il qu’elle ait du courage !… – Le fait est qu’il y a loin de ce cabinet à la voiture à quatre chevaux où Mlle Céphyse est venue vous chercher l’autre jour, avec tous ces beaux masques, qui étaient si gais… surtout ce gros en casque de papier d’argent avec un plumeau et en bottes à revers… Quel réjoui ! – Oui, Nini-Moulin : il n’y a pas son pareil pour danser le fruit défendu… Il fallait le voir en vis-à-vis avec Céphyse… la reine Bacchanal… Pauvre rieuse… pauvre tapageuse !… Si elle fait du bruit maintenant, c’est en pleurant… – Ah !… les jeunesses… les jeunesses !… dit la fruitière. – Écoutez donc, mère Arsène, vous avez été jeune aussi… vous… – Ma foi, c’est tout au plus ! et à vrai dire, je me suis toujours vue à peu près comme vous me voyez. – Et les amoureux, mère Arsène ? – Les amoureux ! ah bien, oui ! D’abord j’étais laide, et puis j’étais trop bien préservée. – Votre mère vous surveillait donc beaucoup ? – Non, mademoiselle… mais j’étais attelée… – Comment, attelée ? s’écria Rose-Pompon ébahie, en interrompant la fruitière. – Oui, mademoiselle, attelée à un tonneau de porteur d’eau avec mon frère. Aussi, voyez-vous, quand nous avions tiré comme deux vrais chevaux pendant huit ou dix heures par jour je n’avais guère le cœur de penser aux gaudrioles. – Pauvre mère Arsène, quel rude métier ! dit Rose-Pompon avec intérêt. – L’hiver surtout, dans les gelées… c’était le plus dur… moi et mon frère nous étions obligés de nous faire clouter à glace, à cause du verglas. – Et une femme encore… faire ce métier-là !… ça fend le cœur… et on défend d’atteler les chiens[1] !… ajouta très sensément Rose-Pompon. – Dame ! c’est vrai, reprit la Mère Arsène, les animaux sont quelquefois plus heureux que les personnes ; mais que voulez-vous ? Il faut vivre… Où la bête est attachée, faut qu’elle broute… mais c’était dur… J’ai gagné à cela une maladie de poumons, ce n’est pas ma faute ! Cette espèce de bricole dont j’étais attelée… en tirant, voyez-vous, ça me pressait tant et tant la poitrine, que je ne pouvais pas respirer… aussi j’ai abandonné l’attelage et j’ai pris une boutique. C’est pour vous dire que si j’avais eu des occasions et de la gentillesse, j’aurais peut-être été comme tant de jeunesses qui commencent par rire et finissent… – Par tout le contraire, c’est vrai, mère Arsène ; mais aussi, tout le monde n’aurait pas le courage de s’atteler pour rester sage… Alors on se fait une raison, on se dit qu’il faut s’amuser tant qu’on est jeune et gentille… et puis qu’on n’a pas dix-sept ans tous les jours… Eh bien, après… après… la fin du monde, ou bien on se marie… – Dites donc, mademoiselle, il aurait peut-être mieux valu commencer par là. – Oui, mais on est trop bête, on se sait pas enjôler les hommes, ou leur faire peur ; on est simple, confiante, et ils se moquent de vous… Tenez, moi, mère Arsène, c’est ça qui serait un exemple à faire frémir la nature si je voulais… Mais c’est bien assez d’avoir eu des chagrins sans s’amuser encore à s’en faire de la graine de souvenirs. – Comment ça, mademoiselle ?… vous si jeune, si gaie, vous avez eu des chagrins ? – Ah ! mère Arsène : je crois bien : à quinze ans et demi j’ai commencé à fondre en larmes, et je n’ai tari qu’à seize ans… C’est assez gentil, j’espère ? – On vous a trompée, mademoiselle ? – On m’a fait pis… comme on fait à tant d’autres pauvres filles qui pas plus que moi, n’avaient d’abord envie de mal faire… Mon histoire n’est pas longue… Mon père et ma mère sont des paysans du côté de Saint-Valéry, mais si pauvres, si pauvres, que sur cinq enfants que nous étions ils ont été obligés de m’envoyer à huit ans chez ma tante, qui était femme de ménage ici, à Paris. La bonne femme m’a prise par charité ; et c’était bien à elle, car elle ne gagnait pas grand’chose. À onze ans, elle m’a envoyée travailler dans une des manufactures du faubourg Saint-Antoine. C’est pas pour dire du mal des maîtres de fabriques, mais ça leur est bien égal que les petites filles et les petits garçons soient pêle-mêle entre eux… Alors vous concevez… il y a là-dedans, comme partout, des mauvais sujets ; ils ne se gênent ni en paroles ni en actions, et je vous demande quel exemple pour des enfants qui voient et qui entendent plus qu’ils n’en ont l’air ! Alors, que voulez-vous ?… on s’habitue en grandissant à entendre et à voir tous les jours des choses qui plus tard ne vous effarouchent plus. – C’est vrai, au moins, ce que vous dites là, mademoiselle Rose-Pompon, pauvres enfants ! qui est-ce qui s’en occupe ? Ni le père ni la mère ; ils sont à leur tâche… – Oui, oui, allez, mère Arsène, on a bien vite dit d’une jeune fille qui a mal tourné : « C’est une ci, c’est une ça », mais si on savait le pourquoi des choses, on la plaindrait plus qu’on ne la blâmerait… Enfin, pour en revenir à moi, à quinze ans j’étais très gentille… Un jour, j’ai une réclamation à faire au premier commis de la fabrique. Je vais le trouver dans son cabinet ; il me dit qu’il me rendra justice, et que même il me protégera si je veux l’écouter, et il commence par vouloir m’embrasser. Je me débats… Alors il me dit : « Tu me refuses ? tu n’auras plus d’ouvrage ; je te renvoie de la fabrique. » – Oh ! le méchant homme ! dit la mère Arsène. – Je rentre chez nous tout en larmes, ma pauvre tante m’encourage à ne pas céder et à me placer ailleurs… Oui… mais impossible ; les fabriques étaient encombrées. Un malheur ne vient jamais seul : ma tante tombe malade ; pas un sou à la maison : je prends mon grand courage ; je retourne à la fabrique, supplie le commis. Rien n’y fait. « Tant pis pour toi, me dit-il : tu refuses ton bonheur, car si tu avais voulu être gentille, plus tard je t’aurais peut-être épousée… » Que voulez-vous que je vous dise, mère Arsène ? La misère était là, je n’avais pas d’ouvrage ; ma tante était malade ; le commis disait qu’il m’épouserait… j’ai fait comme tant d’autres. – Et quand plus tard, vous lui avez demandé le mariage ? – Il m’a ri au nez, bien entendu, et, au bout de six mois, il m’a plantée là… C’est alors que j’ai tant pleuré toutes les larmes de mon corps… qu’il ne m’en reste plus… J’en ai fait une maladie… et puis enfin, comme on se console de tout… je me suis consolée… De fil en aiguille, j’ai rencontré Philémon. Et c’est sur lui que je me revenge des autres… Je suis son tyran, ajouta Rose-Pompon d’un air tragique. Et l’on vit se dissiper le nuage de tristesse qui avait assombri son joli visage pendant son récit à la mère Arsène. – C’est pourtant vrai, dit la mère Arsène en réfléchissant. On trompe une pauvre fille… qu’est-ce qui la protège, qu’est-ce qui la défend ? Ah ! oui, bien souvent le mal qu’on fait ne vient pas de vous… et… – Tiens !… Nini-Moulin !… s’écria Rose-Pompon en interrompant la fruitière et en regardant de l’autre côté de la rue ; est-il matinal !… Qu’est-ce qu’il peut me vouloir ? Et Rose-Pompon s’enveloppa de plus en plus pudiquement dans son manteau. Jacques Dumoulin s’avançait en effet le chapeau sur l’oreille, le nez rubicond et l’œil brillant ; il était vêtu d’un paletot-sac qui dessinait la rotondité de son abdomen ; ses deux mains, dont l’une tenait une grosse canne au port d’arme, étaient allongées dans les vastes poches de ce vêtement. Au moment où il s’avançait sur le seuil de la boutique, sans doute pour interroger la portière, il aperçut Rose-Pompon. – Comment ! ma pupille déjà levée !… ça se trouve bien !… moi qui venais pour la bénir au lever de l’aurore ! Et Nini-Moulin s’avança, les bras ouverts, à l’encontre de Rose-Pompon qui recula d’un pas. – Comment ! enfant ingrat… reprit l’écrivain religieux, vous refusez mon accolade matinale et paternelle ? – Je n’accepte d’accolades paternelles que de Philémon… J’ai reçu hier une lettre de lui avec un petit baril de raisiné, deux oies, une cruche de ratafia de famille et une anguille. Hein ! voilà un présent ridicule ! J’ai gardé le ratafia de famille et j’ai troqué le reste pour deux amours de pigeons vivants que j’ai installés dans le cabinet de Philémon, ce qui me fait un petit colombier bien gentil. Du reste, mon époux arrive avec sept cents francs qu’il a demandés à sa respectable famille sous le prétexte d’apprendre la basse, le cornet à pistons et le porte-voix, afin de séduire en société et de faire un mariage… chicandard… comme vous dites, bon sujet. – Eh bien, ma pupille chérie ! nous pourrons déguster le ratafia de famille et festoyer en attendant Philémon et ses sept cents francs. Ce disant, Nini-Moulin frappa sur les poches de son gilet, qui rendirent un son métallique et il ajouta : – Je venais vous proposer d’embellir ma vie aujourd’hui et même demain, et même après-demain, si le cœur vous en dit… – Si c’est des amusements décents et paternels, mon cœur ne dit pas non. – Soyez tranquille, je serai pour vous un aïeul, un bisaïeul, un portrait de famille… Voyons, promenade, dîner, spectacle, bal costumé, et souper ensuite, ça vous va-t-il ? – À condition que cette pauvre Céphyse en sera. Ça la distraira. – Va pour Céphyse. – Ah ça, vous avez donc fait un héritage, gros apôtre ? – Mieux que cela, ô la plus rose de toutes les Rose-Pompon… Je suis rédacteur en chef d’un journal religieux… Et comme il faut de la tenue dans cette respectable boutique, je demande tous les mois un mois d’avance et trois jours de liberté ; à cette condition-là, je consens à faire le saint pendant vingt-sept jours sur trente, et à être grave et assommant comme le journal. – Un journal, vous ? En voilà un qui sera drôle, et qui dansera tout seul, sur les tables des cafés, des pas défendus. – Oui, il sera drôle, mais pas pour tout le monde ! Ce sont tous sacristains cossus qui font les frais… ils ne regardent pas à l’argent, pourvu que le journal morde, déchire, brûle, broie, extermine et assassine… Parole d’honneur ! je n’aurai jamais été plus forcené, ajouta Nini-Moulin en riant d’un gros rire ; j’arroserai les blessures toutes vives avec mon venin premier cru ou avec mon fiel grrrrand mousseux !!! Et, pour péroraison, Nini-Moulin imita le bruit que fait en sautant le bouchon d’une bouteille de vin de Champagne, ce qui fit beaucoup rire Rose-Pompon. – Et comment s’appelle-t-il, votre journal de sacristains ? reprit-elle. – Il s’appelle l’Amour du prochain. – À la bonne heure ! voilà un joli nom ! – Attendez donc, il en a un second. – Voyons le second. L’Amour du prochain, ou l’Exterminateur des incrédules, des indifférents, des tièdes et autres ; avec cette épigraphe du grand Bossuet : Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous. – C’est aussi ce que dit toujours Philémon dans ses batailles à la Chaumière en faisant le moulinet. – Ce qui prouve que le génie de l’aigle de Meaux est universel. Je ne lui reproche qu’une chose, c’est d’avoir été jaloux de Molière. – Bah ! jalousie d’acteur, dit Rose-Pompon. – Méchante !… reprit Nini-Moulin en la menaçant du doigt. – Ah ça, vous allez donc exterminer Mme de Sainte-Colombe… car elle est un peu tiède, celle-là… et votre mariage ? – Mon journal le sert au contraire. Pensez donc ! rédacteur en chef… c’est une position superbe ; les sacristains me prônent, me poussent, me soutiennent, me bénissent. J’empaume la Sainte-Colombe… et alors une vie… une vie à mort ! À ce moment, un facteur entra dans la boutique et remit une lettre à la fruitière en disant : – Pour M. Charlemagne… Affranchie… rien à payer. – Tiens, dit Rose-Pompon, c’est pour le petit vieux si mystérieux, qui a des allures si extraordinaires. Est-ce que cela vient de loin ?… – Je crois bien, ça vient d’Italie, de Rome, dit Nini-Moulin en regardant à son tour la lettre que la fruitière tenait à la main. – Ah çà, ajouta-t-il, qu’est-ce donc que cet étonnant petit vieux dont vous parlez ? – Figurez-vous, mon gros apôtre, dit Rose-Pompon, un vieux bonhomme qui a deux chambres au fond de la cour ; il n’y couche jamais, et il vient s’y renfermer de temps en temps pendant des heures sans laisser monter personne chez lui… et sans qu’on sache ce qu’il y fait. – C’est un conspirateur ou un faux-monnayeur… dit Nini-Moulin en riant. – Pauvre cher homme ! dit la mère Arsène, où serait-elle donc, sa fausse monnaie ? il me paye toujours en gros sous le morceau de pain et le radis noir que je lui fournis pour son déjeuner, quand il déjeune. – Et comment s’appelle ce mystérieux caduc ?… demanda Dumoulin. – M. Charlemagne, dit la fruitière. Mais tenez… quand on parle du loup on en voit la queue. – Où est-elle donc cette queue ? – Tenez… ce petit vieux, là-bas… le long de la maison ; il marche le cou de travers avec son parapluie sous son bras. – M. Rodin ! s’écria Nini-Moulin ; et se reculant brusquement, il descendit en hâte trois marches de l’escalier, afin de n’être pas vu. Puis il ajouta : – Et vous dites que ce monsieur s’appelle ?… – M. Charlemagne… Est-ce que vous le connaissez ? demanda la fruitière. – Que diable vient-il faire ici sous un faux nom ? dit Jacques Dumoulin à voix basse en se parlant à lui-même. – Mais vous le connaissez donc ? reprit Rose-Pompon avec impatience. Vous voilà tout interdit. – Et ce monsieur a pour pied-à-terre deux chambres dans cette maison ? et il vient mystérieusement ? dit Jacques Dumoulin de plus en plus surpris. – Oui, reprit Rose-Pompon, on voit ses fenêtres du colombier de Philémon. – Vite ! vite ! passons par l’allée ; qu’il ne me rencontre pas, dit Dumoulin. Et, sans avoir été aperçu de Rodin, il passa de la boutique dans l’allée, et de l’allée monta l’escalier qui conduisait à l’appartement occupé par Rose-Pompon. – Bonjour, monsieur Charlemagne, dit la mère Arsène à Rodin qui s’avançait alors sur le seuil de la porte, vous venez deux fois en un jour, à la bonne heure, car vous êtes joliment rare. – Vous êtes trop honnête, ma chère dame, dit Rodin avec un salut fort courtois. Et il entra dans la boutique de la fruitière.
[1] On sait qu’il y a en effet deux ordonnances, remplies d’un touchant intérêt pour la race canine, qui interdisent l’attelage des chiens.
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