|
| 13.11 - Le journal de la Mayeux.
Nous l’avons dit, la Mayeux avait écrit une partie de la nuit sur le cahier découvert et parcouru la veille par Florine, qui n’avait pas osé le dérober avant d’avoir instruit de son contenu les personnes qui la faisaient agir, et sans avoir pris leurs derniers ordres à ce sujet. Expliquons l’existence de ce manuscrit avant de l’ouvrir au lecteur. Du jour où la Mayeux s’était aperçue de son amour pour Agricol, le premier mot de ce manuscrit avait été écrit. Douée d’un caractère essentiellement expansif, et pourtant se sentant toujours comprimée par la terreur du ridicule, terreur dont la douloureuse exagération était la seule faiblesse de la Mayeux, à qui cette infortunée eût-elle confié le secret de sa funeste passion, si ce n’est au papier, à ce muet confident des âmes ombrageuses ou blessées, à cet ami patient, silencieux et froid, qui, s’il ne répond pas à des plaintes déchirantes, du moins toujours écoute, toujours se souvient ? Lorsque son cœur déborda d’émotions, tantôt tristes et douces, tantôt amères et déchirantes, la pauvre ouvrière, trouvant un charme mélancolique dans ses épanchements, muets et solitaires, tantôt revêtus d’une forme poétique, simple et touchante tantôt écrits en prose naïve, s’était habituée peu à peu à ne pas borner ces confidences à ce qui touchait Agricol ; bien qu’il fût au fond de toutes ses pensées, certaines réflexions que faisait naître en elle la vue de la beauté, de l’amour heureux, de la maternité, de la richesse et de l’infortune, étaient, pour ainsi dire, trop intimement empreintes de sa personnalité si malheureusement exceptionnelle pour qu’elle osât les communiquer à Agricol. Tel était donc ce journal d’une pauvre fille du peuple, chétive, difforme et misérable, mais douée d’une âme angélique et d’une intelligence développée par la lecture, par la méditation, par la solitude ; pages ignorées qui cependant contenaient des aperçus saisissants et profonds sur les êtres et sur les choses, pris du point de vue particulier où la fatalité avait placé cette infortunée. Les lignes suivantes, çà et là brusquement interrompues ou tachées de larmes, selon le cours des émotions que la Mayeux avait ressenties la veille en apprenant le profond amour d’Agricol pour Angèle, formaient les dernières pages de ce journal. « Vendredi, 3 mars 1832. « … Ma nuit n’avait été agitée par aucun rêve pénible, ce matin, je me suis levée sans aucun pressentiment J’étais calme, tranquille, lorsque Agricol est arrivé. « Il ne m’a pas paru ému ; il a été, comme toujours, affectueux ; il m’a d’abord parlé d’un événement relatif à M. Hardy, et puis, sans hésitation, il m’a dit : « – Depuis quatre jours je suis éperdument amoureux… Ce sentiment est si sérieux, que je pense à me marier… Je viens te consulter. « Voilà comment cette révélation si accablante pour moi m’a été faite… naturellement, cordialement, moi d’un côté de la cheminée, Agricol de l’autre, comme si nous avions causé de choses indifférentes. Il n’en faut cependant pas plus pour briser le cœur… Quelqu’un entre, vous embrasse fraternellement, s’assied… vous parle… et puis… « Oh ! mon Dieu !… mon Dieu !… ma tête se perd. * * * * * « Je me sens plus calme… Allons, courage, pauvre cœur… courage ; si un jour l’infortune m’accable de nouveau, je relirai ces lignes, écrites sous l’impression de la plus cruelle douleur que je doive jamais ressentir, et je me dirai : Qu’est-ce que le chagrin actuel auprès du chagrin passé ? « Douleur bien cruelle que la mienne !… Elle est illégitime, ridicule, honteuse ; je n’oserais pas l’avouer, même à la plus tendre, à la plus indulgente des mères… Hélas ! c’est qu’il est des peines bien affreuses, qui pourtant font à bon droit hausser les épaules de pitié ou de dédain… Hélas !… c’est qu’il est des malheurs défendus. « Agricol m’a demandé d’aller voir demain la jeune fille dont il est passionnément épris, et qu’il épousera si l’instinct de mon cœur lui conseille… ce mariage… Cette pensée est la plus douloureuse de toutes celles qui m’ont torturée depuis qu’il m’a si impitoyablement annoncé cet amour. « Impitoyablement… non, Agricol, non, non, frère, pardon de cet injuste cri de ma souffrance !… Est-ce que tu sais… est-ce que tu peux te douter que je t’aime plus fortement que tu n’aimes et que tu n’aimeras jamais cette charmante créature ? « Brune, une taille de nymphe, blanche comme un lis, et des yeux bleus… longs comme cela, et presque aussi doux que les tiens… « Voilà comme il a dit en me faisant son portrait. Pauvre Agricol, aurait-il souffert, mon Dieu ! s’il avait su que chacune de ses paroles me déchirait le cœur ! « Jamais je n’ai mieux senti qu’en ce moment la commisération profonde, la tendre pitié que vous inspire un être affectueux et bon, qui dans sa sincère ignorance vous blesse à mort et vous sourit… Aussi on ne le blâme pas… non… on le plaint de toute la douleur qu’il éprouverait en découvrant le mal qu’il vous cause. « Chose étrange ! jamais Agricol ne m’avait paru plus beau que ce matin… Comme son mâle visage était doucement ému en me parlant des inquiétudes de cette jeune et jolie dame !… En l’écoutant me raconter ces angoisses d’une femme qui risque à se perdre pour l’homme qu’elle aime… je sentais mon cœur palpiter violemment… mes mains devenir brûlantes… une molle langueur s’emparer de moi… Ridicule et dérision !!! Est-ce que j’ai le droit, moi, d’être émue ainsi ? * * * * * « Je me souviens que, pendant qu’il parlait, j’ai jeté un regard rapide sur la glace ; j’étais fière d’être si bien vêtue ; lui ne l’a pas seulement remarqué ; mais il n’importe ; il m’a semblé que mon bonnet m’allait bien, que mes cheveux étaient brillants, que mon regard était doux… Je trouvais Agricol si beau… que je suis parvenue à me trouver moins laide que d’habitude !!! sans doute pour m’excuser à mes propres yeux d’oser l’aimer. « Après tout, ce qui arrive aujourd’hui devait arriver un jour ou un autre. Oui… et cela est consolant comme cette pensée… pour ceux qui aiment la vie : que la mort n’est rien… parce qu’elle doit arriver un jour ou l’autre. « Ce qui m’a toujours préservée du suicide… ce dernier mot de l’infortuné qui préfère aller vers Dieu à rester parmi ses créatures… c’est le sentiment du devoir… Il ne faut pas songer qu’à soi. Et je me disais aussi : Dieu est bon… toujours bon… puisque les êtres les plus déshérités… trouvent encore à aimer… à se dévouer. Comment se fait-il qu’à moi, si faible et si infime, il m’ait toujours été donné d’être secourable ou utile à quelqu’un ? Ainsi… aujourd’hui… j’étais bien tentée d’en finir avec la vie… ni Agricol ni sa mère n’avaient plus besoin de moi… Oui… mais ces malheureux dont Mlle de Cardoville m’a fait la providence ?… Mais ma bienfaitrice elle-même… quoiqu’elle m’ait affectueusement grondée de la ténacité de mes soupçons sur cet homme ?… Plus que jamais je suis effrayée pour elle… plus que jamais… je la sens menacée… plus que jamais j’ai foi à l’utilité de ma présence auprès d’elle… « Il faut donc vivre… Vivre pour aller voir demain cette jeune fille… qu’Agricol aime éperdument. « Mon Dieu !… pourquoi donc ai-je toujours connu la douleur et jamais la haine ?… Il doit y avoir une amère jouissance dans la haine… Tant de gens haïssent !… Peut-être vais-je la haïr… cette jeune fille… Angèle… comme il l’a nommée… en me disant naïvement : Un nom charmant… Angèle… n’est-ce pas, la Mayeux ? « Rapprocher ce nom, qui rappelle une idée pleine de grâce, de ce sobriquet, ironique symbole de ma difformité ! Pauvre Agricol… pauvre frère… Dis ! la bonté est donc quelquefois aussi impitoyablement aveugle que la méchanceté !… « Moi, haïr cette jeune fille !… Et pourquoi ? M’a-t-elle dérobé la beauté qui séduit Agricol ? Puis-je lui en vouloir d’être belle ? « Quand je n’étais pas encore faite aux conséquences de ma laideur, je me demandais, avec une amère curiosité, pourquoi le Créateur avait doué si inégalement ses créatures. L’habitude de certaines douleurs m’a permis de réfléchir avec calme, j’ai fini par me persuader… et je crois qu’à la laideur et à la beauté sont attachées les plus nobles émotions de l’âme… l’admiration et la compassion ! Ceux qui sont comme moi… admirent ceux qui sont beaux… comme Angèle, comme Agricol… et ceux-là éprouvent à leur tour une commisération touchante pour ceux qui me ressemblent. L’on a quelquefois, malgré soi, des espérances bien insensées… De ce que jamais Agricol, par un sentiment de convenance, ne me parlait de ses amourettes, comme il a dit… je me persuadais quelquefois qu’il n’en avait pas… qu’il m’aimait ; mais que pour lui le ridicule était, comme pour moi, un obstacle à tout aveu. Oui, et j’ai même fait des vers sur ce sujet. Ce sont, je crois, de tous les moins mauvais. « Singulière position que la mienne !… Si j’aime… je suis ridicule… Si l’on m’aime… on est plus ridicule encore… Comment ai-je pu assez oublier cela… pour avoir souffert… pour souffrir comme je souffre aujourd’hui ? Mais bénie soit cette souffrance, puisqu’elle n’engendre pas la haine… non, car je ne haïrai pas cette jeune fille ; je ferai mon devoir de sœur jusqu’à la fin… J’écouterai bien mon cœur ; j’ai l’instinct de la conservation des autres, il me guidera, il m’éclairera… « Ma seule crainte est de fondre en larmes à la vue de cette jeune fille, de ne pouvoir vaincre mon émotion. Mais alors, mon Dieu ! quelle révélation pour Agricol que mes pleurs !! Lui… découvrir ce fol amour qu’il m’inspire… oh ! jamais… Le jour où il le saurait serait le dernier de ma vie… Il y aurait alors pour moi quelque chose au-dessus du devoir, la volonté d’échapper à la honte, à une honte incurable que je sentirais toujours brûlante comme un fer chaud… Non, non, je serai calme… D’ailleurs, n’ai-je pas tantôt, devant lui, subi courageusement une terrible épreuve ? Je serai calme ; il faut d’ailleurs que ma personnalité ne vienne pas obscurcir cette seconde vue, si clairvoyante pour ceux que j’aime. Oh ! pénible… pénible tâche… car il faut aussi que la crainte même de céder involontairement à un sentiment mauvais ne me rende pas trop indulgente pour cette jeune fille. Je pourrais de la sorte compromettre l’avenir d’Agricol, puisque ma décision, dit-il, doit le guider. « Pauvre créature que je suis !… Comme je m’abuse ! Agricol me demande mon avis, parce qu’il croit que je n’aurai pas le triste courage de venir contrarier sa passion ; ou bien il me dira : « Il n’importe… j’aime… et je brave l’avenir… » « Mais alors, si mes avis, si l’instinct de mon cœur, ne doivent pas le guider, si sa résolution est prise d’avance, à quoi bon demain cette mission si cruelle pour moi ? À quoi bon ? à lui obéir ! ne m’a-t-il pas dit : « Viens ! » « En songeant à mon dévouement pour lui, combien de fois, dans le plus secret, dans le plus profond abîme de mon cœur, je me suis demandé si jamais la pensée lui est venue de m’aimer autrement que comme une sœur ! s’il s’est jamais dit quelle femme dévouée il aurait en moi ! Et pourquoi se serait-il dit cela ? tant qu’il l’a voulu, tant qu’il le voudra, j’ai été et je serai pour lui aussi dévouée que si j’étais sa femme, sa sœur, sa mère. Pourquoi cette pensée lui serait-elle venue ? Songe-t-on jamais à désirer ce qu’on possède ?… Moi mariée à lui… mon Dieu ! Ce rêve aussi insensé qu’ineffable… ces pensées d’une douceur céleste, qui embrassent tous les sentiments, depuis l’amour jusqu’à la maternité… ces pensées et ces sentiments ne me sont-ils pas défendus sous peine d’un ridicule ni plus ni moins grand que si je portais des vêtements ou des atours que ma laideur et ma difformité m’interdisent ? « Je voudrais savoir si, lorsque j’étais plongée dans la plus cruelle détresse, j’aurais plus souffert que je ne souffre aujourd’hui en apprenant le mariage d’Agricol. La faim, le froid, la misère, m’eussent-ils distraite de cette douleur atroce, ou bien cette douleur atroce m’eût-elle distraite du froid, de la faim et de la misère ? « Non, non, cette ironie est amère ; il n’est pas bien à moi de parler ainsi. Pourquoi cette douleur si profonde ? En quoi l’affection, l’estime, le respect d’Agricol pour moi sont-ils changés ? Je me plains… Et que serait-ce donc, grand Dieu ! si, comme cela se voit, hélas ! trop souvent, j’étais belle, aimante, dévouée, et qu’il m’eût préféré une femme moins belle, moins aimante, moins dévouée que moi !… Ne serais-je pas mille fois encore plus malheureuse ? car je pourrais, car je devrais le blâmer… tandis que je ne puis lui en vouloir de n’avoir jamais songé à une union impossible à force de ridicule… « Et l’eût-il voulu… est-ce que j’aurais jamais eu l’égoïsme d’y consentir ?… « J’ai commencé à écrire bien des pages de ce journal comme j’ai commencé celles-ci… le cœur noyé d’amertume ; et presque toujours, à mesure que je disais au papier ce que je n’aurais osé dire à personne… mon âme se calmait, puis la résignation arrivait… la résignation… ma sainte à moi, celle-là qui, souriant les yeux pleins de larmes, souffre, aime et n’espère jamais !!! » Ces mots étaient les derniers du journal. On voyait à l’abondante trace de larmes que l’infortunée avait dû souvent éclater en sanglots… En effet, brisée par tant d’émotions, la Mayeux, à la fin de la nuit, avait replacé le cahier derrière le carton, le croyant là, non plus en sûreté que partout ailleurs (elle ne pouvait pas soupçonner le moindre abus de confiance), mais moins en vue que dans un des tiroirs de son bureau, qu’elle ouvrait fréquemment à la vue de tous. Ainsi que la courageuse créature se l’était promis, voulant accomplir dignement sa tâche jusqu’à la fin, le lendemain elle avait attendu Agricol, et bien affermie dans son héroïque résolution elle s’était rendue avec le forgeron à la fabrique de M. Hardy. Florine, instruite du départ de la Mayeux, mais retenue une partie de la journée par son service après de Mlle de Cardoville, et préférant d’ailleurs attendre la nuit pour accomplir les nouveaux ordres qu’elle avait demandés et reçus, depuis qu’elle avait fait connaître par une lettre le contenu du journal de la Mayeux ; Florine, certaine de n’être pas surprise, entra, lorsque la nuit fut tout à fait venue, dans la chambre de la jeune ouvrière… Connaissant l’endroit où elle trouverait le manuscrit, elle alla droit au bureau, déplaça le carton, puis, prenant dans sa poche une lettre cachetée, elle se disposa à la mettre à la place du manuscrit qu’elle devait soustraire. À ce moment, elle trembla si fort qu’elle fut obligée de s’appuyer un instant sur la table. On l’a dit, tout bon sentiment n’était pas éteint dans le cœur de Florine ; elle obéissait fatalement aux ordres qu’elle recevait, mais elle ressentait douloureusement tout ce qu’il y avait d’horrible et d’infâme dans sa conduite… S’il ne se fût agi absolument que d’elle, sans doute elle aurait eu le courage de tout braver plutôt que de subir une odieuse domination ; mais il n’en était pas malheureusement ainsi, et sa perte eût causé un désespoir mortel à une personne qu’elle chérissait plus que la vie… Elle se résignait donc… non sans de cruelles angoisses, à d’abominables trahisons. Quoiqu’elle ignorât presque toujours dans quel but on la faisait agir, et notamment à propos de la soustraction du journal de la Mayeux, elle pressentait vaguement que la substitution de cette lettre cachetée au manuscrit devait avoir pour la Mayeux de funestes conséquences, car elle se rappelait ces mots sinistres prononcés la veille par Rodin : « Il faut en finir demain… avec la Mayeux. » Qu’entendait-il par ces mots ? Comment la lettre qu’il lui avait ordonné de mettre à la place du journal concourrait-elle à ce résultat ? elle l’ignorait, mais elle comprenait que le dévouement si clairvoyant de la Mayeux causait un juste ombrage aux ennemis de Mlle de Cardoville, et qu’elle-même, Florine, risquait d’un jour à l’autre de voir ses perfidies découvertes par la jeune ouvrière. Cette dernière crainte fit cesser les hésitations de Florine ; elle posa la lettre derrière le carton, le remit à sa place, et, cachant le manuscrit dans son tablier, elle sortit furtivement de la chambre de la Mayeux.
|