Le Juif Errant

| 15.05 - Exécution.

 

 

 

Rodin entra. D’un coup d’œil rapide jeté sur Mlle de Cardoville et sur M. de Montbron, il devina qu’il allait se trouver dans une position difficile. En effet rien ne semblait moins rassurant pour lui que la contenance d’Adrienne et du comte.
 
Celui-ci, lorsqu’il n’aimait pas les gens, manifestait, nous l’avons dit, son antipathie par des façons d’une impertinence agressive, d’ailleurs soutenue par bon nombre de duels ; aussi, à la vue de Rodin, ses traits prirent soudain une expression insolente et dure. Accoudé à la cheminée et causant avec Adrienne, il tourna dédaigneusement la tête par-dessus son épaule sans répondre au profond salut du jésuite.
 
À la vue de cet homme, Mlle de Cardoville se sentit presque surprise de n’éprouver aucun mouvement d’irritation ou de haine. La brillante flamme qui brûlait dans son cœur le purifiait de tout sentiment vindicatif. Elle sourit au contraire, car jetant un fier et doux regard sur le Bacchus indien, puis sur elle-même, elle se demandait ce que deux êtres si jeunes, si beaux, si libres, si amoureux, pouvaient avoir à cette heure à redouter de ce vieux homme crasseux, à mine ignoble et basse, qui s’avançait tortueusement avec ses circonvolutions de reptile. En un mot, loin de ressentir de la colère ou de l’aversion contre Rodin, la jeune fille n’éprouva qu’un accès de gaieté moqueuse, et ses grands yeux, déjà étincelants de félicité, pétillèrent bientôt de malice et d’ironie.
 
Rodin se sentit mal à l’aise. Les gens de sa robe préfèrent de beaucoup les ennemis violents aux ennemis moqueurs ; tantôt ils échappent aux colères décharnées contre eux en se jetant à genoux, en pleurant, gémissant, en se frappant la poitrine ; tantôt, au contraire, ils les bravent en se redressant armés et implacables ; mais devant la raillerie mordante ils se déconcertent aisément. Ainsi fut-il de Rodin ; il pressentit que, placé entre Adrienne de Cardoville et M. de Montbron, il allait avoir, ainsi qu’on dit vulgairement, un fort mauvais quart d’heure à passer.
 
Le comte ouvrit le feu. Tournant la tête par-dessus son épaule, il dit à Rodin :
 
– Ah !… ah !… vous voici, monsieur l’homme de bien ?
 
– Approchez… monsieur, approchez donc, reprit Adrienne avec un sourire moqueur ; vous, la perle des amis, vous, le modèle des philosophes… vous, l’ennemi déclaré de toute fourberie, de tout mensonge, j’ai mille compliments à vous faire…
 
– J’accepte tout de vous, ma chère demoiselle… même des compliments immérités, dit le jésuite en s’efforçant de sourire, et découvrant ainsi ses vilaines dents jaunes et déchaussées ; mais, puis-je savoir ce qui me mérite vos compliments ?
 
– Votre pénétration, monsieur, car elle est rare, dit Adrienne.
 
– Et moi, monsieur, dit le comte, je rends hommage à votre véracité… non moins rare… trop rare… peut-être.
 
– Moi, pénétrant ! en quoi, ma chère demoiselle ? dit froidement Rodin ; moi, véridique ! en quoi, monsieur le comte ? ajouta-t-il en se tournant ensuite vers M. de Montbron.
 
– En quoi… monsieur ? dit Adrienne, mais vous avez deviné un secret entouré de difficultés, de mystères sans nombre. En un mot, vous avez su lire au plus profond du cœur d’une femme…
 
– Moi, ma chère demoiselle ?…
 
– Vous-même, monsieur ; et réjouissez-vous… votre pénétration a eu les plus heureux résultats.
 
– Et votre véracité a fait merveille… ajouta le comte.
 
– Il est doux au cœur de bien agir, même sans le savoir, dit Rodin se tenant toujours sur la défensive et épiant tour à tour d’un œil oblique le comte et Adrienne : mais pourrai-je savoir ce dont on me loue ?
 
– La reconnaissance m’oblige à vous en instruire, monsieur, dit Adrienne avec malice : vous avez découvert et dit au prince Djalma que j’aimais passionnément… quelqu’un ; eh bien… glorifiez votre pénétration, mon cher monsieur… c’est vrai.
 
– Vous avez découvert et dit à mademoiselle que le prince Djalma aimait passionnément… quelqu’un, reprit le comte ; eh bien, glorifiez votre pénétration, mon cher monsieur… c’est vrai.
 
Rodin resta confondu, interdit.
 
– Ce quelqu’un que j’aimais si passionnément, dit Adrienne, c’était le prince.
 
– Cette personne que le prince aimait passionnément, reprit le comte, c’était mademoiselle.
 
Ces révélations, gravement inquiétantes et faites coup sur coup, abasourdirent Rodin ; il resta muet, effrayé, songeant à l’avenir.
 
– Comprenez-vous, maintenant, monsieur, notre gratitude envers vous ? reprit Adrienne d’un ton de plus en plus railleur. Grâce à votre sagacité, grâce au touchant intérêt que vous nous portiez, nous vous devons, le prince et moi, d’être éclairés sur nos sentiments mutuels.
 
Le jésuite reprit peu à peu son sang-froid, et son calme apparent irrita fort M. de Montbron, qui, sans la présence d’Adrienne, eût donné un tout autre tour au persiflage.
 
– Il y a erreur, dit Rodin, dans tout ce que vous me faites l’honneur de m’apprendre, ma chère demoiselle. Je n’ai de ma vie parlé du sentiment, on ne peut plus convenable et respectable, d’ailleurs, que vous auriez pu avoir pour le prince Djalma…
 
– Il est vrai, reprit Adrienne ; par un scrupule de discrétion exquise, lorsque vous me parliez du profond amour que le prince Djalma ressentait… vous poussiez la réserve, la délicatesse, jusqu’à me dire que… ce n’était pas moi qu’il aimait…
 
– Et le même scrupule vous faisait dire au prince que Mlle de Cardoville aimait passionnément quelqu’un… qui n’était pas lui…
 
– Monsieur le comte, reprit sèchement Rodin, je ne devrais pas avoir besoin de vous dire que j’éprouve assez peu le besoin de me mêler d’intrigues amoureuses.
 
– Allons donc ! c’est modestie ou amour-propre, dit insolemment le comte. Dans votre intérêt, de grâce, pas de maladresse pareille… Si on vous prenait au mot ?… si ça se répandait ?… Soyez donc meilleur ménager des honnêtes petits métiers que vous faites sans doute…
 
– Il en est un, du moins, dit Rodin en se redressant aussi agressif que M. de Montbron, dont je vous devrai le rude apprentissage, monsieur le comte, c’est le pesant métier d’être votre auditeur.
 
– Ah çà ! cher monsieur, reprit le comte avec dédain, est-ce que vous ignorez qu’il y a toutes sortes de moyens de châtier les impertinents et les fourbes ?…
 
– Mon cher comte !… dit Adrienne à M. de Montbron d’un ton de reproche.
 
Rodin reprit avec un flegme parfait :
 
– Je ne vois pas trop, monsieur le compte 1° ce qu’il y a de courageux à menacer et à appeler impertinent un pauvre vieux bonhomme comme moi ; 2°…
 
– Monsieur Rodin, dit le comte en interrompant le jésuite, 1° un pauvre vieux bonhomme comme vous, qui fait le mal en se retranchant derrière la vieillesse qu’il déshonore, est à la fois lâche et méchant ; il mérite un double châtiment ; 2° quant à l’âge, je ne sache pas que les louvetiers et les gendarmes s’inclinent avec respect devant le pelage gris des vieux loups et les cheveux blancs des vieux coquins ; qu’en pensez-vous, cher monsieur ?
 
Rodin, toujours impassible, souleva sa flasque paupière, attacha une seconde à peine son petit œil de reptile sur le comte, et lui lança un regard rapide, froid et aigu comme un dard… puis la paupière livide retomba sur la morne prunelle de cet homme à face de cadavre.
 
– N’ayant pas l’inconvénient d’être un vieux loup, et encore moins un vieux coquin, reprit paisiblement Rodin, vous me permettez, monsieur le comte, de ne pas trop m’inquiéter des poursuites des louvetiers et des gendarmes ; quant aux reproches que l’on me fait, j’ai une manière bien simple de répondre, je ne dis pas de me justifier… je ne me justifie jamais.
 
– Vraiment ! dit le comte.
 
– Jamais, reprit froidement Rodin ; mes actes se chargent de cela ; je répondrai donc simplement que, voyant l’impression profonde, violente, presque effrayante, causée par mademoiselle sur le prince…
 
– Que cette assurance que vous me donnez de l’amour du prince, dit Adrienne avec un sourire enchanteur et en interrompant Rodin, vous absolve du mal que vous avez voulu me faire… La vue de notre prochain bonheur sera votre seule punition.
 
– Peut-être n’ai-je pas besoin d’absolution ou de punition, car, ainsi que j’ai eu l’honneur de le faire observer à monsieur le comte, ma chère demoiselle, l’avenir justifiera mes actes… Oui, j’ai dû dire au prince que vous aimiez une autre personne que lui, de même que j’ai dû vous dire qu’il aimait une autre personne que vous… et cela dans votre intérêt mutuel… Que mon attachement pour vous m’ait égaré… cela se peut, je ne suis pas infaillible… mais après ma conduite passée envers vous, ma chère demoiselle, j’ai peut-être le droit de m’étonner d’être traité ainsi… Ceci n’est pas une plainte… Si je ne me justifie jamais… je ne me plains jamais non plus…
 
– Voilà, parbleu, quelque chose d’héroïque, mon cher monsieur, dit le comte ; vous daignez ne pas vous plaindre ni vous justifier du mal que vous faites.
 
– Du mal que je fais ? Et Rodin regarda fixement le comte. Jouons-nous aux énigmes ?
 
– Et qu’est-ce donc, monsieur, s’écria le comte avec indignation, que d’avoir, par vos mensonges, plongé le prince dans un désespoir si affreux, qu’il a voulu deux fois attenter à ses jours ! qu’est-ce donc d’avoir aussi, par vos mensonges, jeté mademoiselle dans une erreur si cruelle et si complète que, sans la résolution que j’ai prise aujourd’hui, cette erreur durerait encore et aurait eu des suites les plus funestes !
 
– Et pourriez-vous me faire l’honneur de me dire, monsieur le comte, quel intérêt j’ai, moi, à ces désespoirs, à ces erreurs, en admettant même que j’aie voulu les causer !
 
– Un grand intérêt, sans doute, dit durement le comte, et d’autant plus dangereux, qu’il est caché ; car vous êtes de ceux, je le vois, à qui le malheur d’autrui doit rapporter plaisir et profit.
 
– C’est trop, monsieur le comte ; je me contenterai du profit, dit Rodin en s’inclinant.
 
– Votre impudent sang-froid ne me donnera pas le change ; tout ceci est grave, reprit le comte. Il est impossible qu’une si perfide fourberie soit un acte isolé… Qui sait si ce n’est pas un des effets de la haine que Mme de Saint-Dizier porte à Mlle de Cardoville !
 
Adrienne avait écouté la discussion précédente avec une attention profonde. Tout à coup, elle tressaillit comme éclairée par une révélation soudaine. Après un moment de silence, elle dit à Rodin, sans amertume, sans colère, mais avec un calme rempli de douceur et de sérénité :
 
– On dit, monsieur, que l’amour heureux fait des prodiges… Je serais tentée de le croire ; car après quelques minutes de réflexion, et en me rappelant certaines circonstances, voici que votre conduite m’apparaît sous un jour nouveau.
 
– Quelle serait donc cette nouvelle perspective, ma chère demoiselle ?
 
– Pour que vous soyez à mon point de vue, monsieur, permettez-moi d’insister sur quelques faits : la Mayeux m’était généreusement dévouée ; elle m’avait donné des preuves irrécusables d’attachement ; son esprit valait son noble cœur… mais elle ressentait pour vous un éloignement invincible ; tout à coup elle disparaît mystérieusement de chez moi… et il n’a pas tenu à vous que j’aie sur elle d’odieux soupçons. M. de Montbron a pour moi une affection paternelle, mais je dois vous l’avouer, peu de sympathie pour vous ; ainsi vous avez tâché de jeter la défiance entre lui et moi… Enfin, le prince Djalma éprouve un sentiment profond pour moi… et vous employez la fourberie la plus perfide pour tuer ce sentiment. Dans quel but agissez-vous ainsi !… je l’ignore… mais à coup sûr il m’est hostile.
 
– Il me semble, mademoiselle, dit sévèrement Rodin, qu’à votre ignorance se joint l’oubli des service rendus.
 
– Je ne veux pas nier, monsieur, que vous m’ayez retirée de la maison de M. Baleinier ; mais en définitive, quelques jours plus tard, j’étais infailliblement délivrée par M. de Montbron que voici…
 
– Vous avez raison, ma chère enfant, dit le comte ; il se pourrait bien que l’on ait voulu se donner le mérite de ce qui devait bientôt forcément arriver, grâce à vos amis.
 
– Vous vous noyez, je vous sauve, vous m’êtes reconnaissante !… Erreur, dit Rodin avec amertume ; un autre passant vous aurait sans doute sauvée plus tard.
 
– La comparaison manque un peu de justesse, dit Adrienne en souriant ; une maison de santé n’est pas un fleuve, et quoique je vous croie maintenant très capable, monsieur, de nager entre deux eaux, la natation vous a été inutile en cette circonstance… et vous m’avez simplement ouvert une porte… qui devait inévitablement s’ouvrir plus tard.
 
– Très bien, ma chère enfant, dit le comte en riant aux éclats de la réponse d’Adrienne.
 
– Je sais, monsieur, que vos excellents soins ne se sont pas étendus qu’à moi… Les filles de M. le maréchal Simon lui ont été ramenées par vous… mais il est à croire que les réclamations de M. le maréchal duc de Ligny, au sujet de ses enfants, n’eussent pas été vaines. Vous avez été jusqu’à rendre à un vieux soldat sa croix impériale, véritable relique sacrée pour lui ; c’est très touchant… Vous avez enfin démasqué l’abbé d’Aigrigny et M. Baleinier… mais j’étais moi-même décidée à les démasquer… du reste, tout ceci prouve que vous êtes, monsieur, un homme d’infiniment d’esprit…
 
– Ah ! mademoiselle… fit humblement Rodin.
 
– Rempli de ressources et d’invention…
 
– Ah ! mademoiselle…
 
– Ce n’est pas ma faute si dans notre long entretien chez M. Baleinier vous avez trahi cette supériorité qui m’a frappée, je l’avoue, profondément frappée… et dont vous semblez assez embarrassé à cette heure… Que voulez-vous, monsieur, il est bien difficile à un rare esprit comme le vôtre de garder l’incognito. Cependant, comme il se pourrait que, par des voies différentes, oh ! très différentes, ajouta la jeune fille avec malice, nous concourions au même but… (toujours selon notre entretien de chez M. Baleinier) je veux dans l’intérêt de notre communion future, comme vous disiez, vous donner un conseil… et vous parler franchement.
 
Rodin avait écouté Mlle de Cardoville avec une apparente impassibilité, tenant son chapeau sous son bras, ses mains croisées sur son gilet et faisant tourner ses pouces. La seule marque extérieure du trouble terrible où le jetaient les calmes paroles d’Adrienne fut que les paupières livides du jésuite, hypocritement abaissées, devinrent peu à peu très rouges, tant le sang y affluait violemment. Il répondit néanmoins à Mlle de Cardoville d’une voix assurée et en s’inclinant profondément :
 
– Un bon conseil et une franche parole sont choses toujours excellentes…
 
– Voyez-vous, monsieur, reprit Adrienne avec une légère exaltation, l’amour heureux donne une telle pénétration, une telle énergie, un tel courage, que les périls, on s’en joue… les embûches, on les découvre… les haines, on les brave. Croyez-moi, la divine clarté qui rayonne autour de deux cœurs bien aimants suffit à dissiper toutes les ténèbres, à éclairer tous les pièges. Tenez… dans l’Inde… excusez cette faiblesse… j’aime beaucoup à parler de l’Inde, ajouta la jeune fille avec un sourire d’une grâce et d’une finesse indicibles, dans l’Inde les voyageurs, pour assurer leur tranquillité pendant la nuit, allument un grand feu autour de leur ajoupa (pardon encore de cette teinte de couleur locale), et aussi loin que s’étend l’auréole lumineuse, elle met en fuite par sa seule clarté tous les reptiles impurs, venimeux, que la lumière effraye et qui ne vivent que dans les ténèbres.
 
– Le sens de la comparaison m’a jusqu’ici échappé, dit Rodin en continuant de faire tourner ses pouces et en soulevant à demi ses paupières de plus en plus injectées.
 
– Je vais parler plus clairement, dit Adrienne en souriant. Supposez, monsieur, que le dernier… service que vous venez de rendre à moi et au prince, car vous ne procédez que par services rendus… cela est fort neuf et fort habile… je le reconnais…
 
– Bravo, ma chère enfant, dit le comte avec joie, l’exécution sera complète.
 
– Ah !… c’est une exécution ? dit Rodin toujours impassible.
 
– Non, monsieur, reprit Adrienne en souriant, c’est une simple conversation entre une pauvre jeune fille et un vieux philosophe ami du bien. Supposez donc que les fréquents… services que vous avez rendus à moi et aux miens m’aient tout à coup ouvert les yeux ou plutôt, ajouta la jeune fille d’un ton grave, supposez que Dieu, qui donne à la mère l’instinct de défendre son enfant… m’ait donné à moi, avec mon bonheur, l’instinct de conservation de ce bonheur, et que je ne sais quel pressentiment, en éclairant mille circonstances jusqu’alors obscures, m’ait tout à coup révélé qu’au lieu d’être mon ami, vous êtes peut-être l’ennemi le plus dangereux de moi et de ma famille…
 
– Ainsi, nous passons de l’exécution aux suppositions, dit Rodin toujours imperturbable.
 
– Et de la supposition… monsieur, puisqu’il faut le dire, à la certitude, reprit Adrienne avec une fermeté digne et sereine. Oui, maintenant, je le crois, j’ai été quelque temps votre dupe… et je vous le dis sans haine, sans colère, mais avec regret, il est pénible de voir un homme de votre intelligence, de votre esprit… s’abaisser à de telles machinations… et, après avoir fait jouer tant de ressorts diaboliques, n’arriver enfin qu’au ridicule, pour un homme comme vous, d’être vaincu par une jeune fille qui n’a pour arme, pour défense, pour lumières… que son amour !… En un mot, monsieur, je vous regarde dès aujourd’hui comme un ennemi implacable et dangereux ; car j’entrevois votre but sans deviner par quels moyens vous voulez l’atteindre : sans doute ces moyens seront dignes du passé. Eh bien ! malgré tout cela, je ne vous crains pas ; dès demain ma famille sera instruite de tout, et cette union active, intelligente, résolue, nous tiendra bien en garde ; car il s’agit nécessairement de cet énorme héritage qu’on a déjà failli nous ravir. Maintenant, quels rapports peut-il y avoir entre les griefs que je vous reproche et la fin toute pécuniaire que l’on se propose ?… Je l’ignore absolument… mais, vous me l’avez dit vous-même, mes ennemis sont si dangereusement habiles, leurs ruses toujours si détournées, qu’il faut s’attendre à tout, prévoir tout : je me souviendrai de la leçon… Je vous ai promis de la franchise, monsieur ; en voilà, je suppose.
 
– Cela serait du moins imprudent… comme la franchise, si j’étais votre ennemi, dit Rodin toujours impassible. Mais vous m’aviez promis un conseil, ma chère demoiselle.
 
– Le conseil sera bref. N’essayez pas de lutter contre moi, parce qu’il y a, voyez-vous, quelque chose de plus fort que vous et les vôtres : une femme qui défend son bonheur.
 
Adrienne prononça ces derniers mots avec une confiance si souveraine, son beau regard étincelait, pour ainsi dire, d’une félicité si intrépide, que Rodin, malgré sa flegmatique audace, fut un moment effrayé. Cependant il ne parut nullement déconcerté, et, après un moment de silence, il reprit avec un air de compassion presque dédaigneuse :
 
– Ma chère demoiselle, nous ne nous reverrons jamais, c’est probable… rappelez-vous seulement une chose que je vous répète : Je ne me justifie jamais ; l’avenir se charge de cela… Sur ce, ma chère demoiselle, je suis, nonobstant, votre très dévoué serviteur… Et il salua. Monsieur le comte… à vous rendre mes respectueux devoirs, ajouta-t-il en s’inclinant devant M. de Montbron plus humblement encore, et il sortit.
 
À peine Rodin fut-il sorti, qu’Adrienne courut à son bureau et écrivit quelques mots à la hâte, cacheta son billet, et dit à M. de Montbron :
 
– Je ne verrai pas le prince avant demain… autant par superstition de cœur que parce qu’il est nécessaire pour mes projets que cette entrevue soit entourée de quelque solennité… Vous saurez tout… mais je veux lui écrire à l’instant… car avec un ennemi tel que M. Rodin, il faut tout prévoir…
 
– Vous avez raison, ma chère enfant… cette lettre vite…
 
Adrienne la lui donna.
 
– Je lui en dis assez pour calmer sa douleur… et pas assez pour m’ôter le délicieux bonheur de la surprise que je lui ménage demain.
 
– Tout cela est rempli de raison et de cœur ; je cours chez le prince lui remettre votre billet… Je ne le verrai pas ; je ne pourrais répondre de moi… Ah çà ! notre promenade de tantôt, notre spectacle de ce soir, tiennent toujours ?
 
– Certainement, je n’ai plus besoin de m’étourdir jusqu’à demain ; puis, je le sens, le grand air me fera du bien ; cet entretien avec M. Rodin m’a un peu animée.
 
– Le vieux misérable !… Mais… nous en reparlerons… Je cours chez le prince… et je reviens vous prendre avec Mme de Morinval pour aller aux Champs-Élysées.
 
Et le comte de Montbron sortit précipitamment, aussi joyeux qu’il était entré triste et désolé.