| 16. 46 - Le conseil.
La scène suivante se passe à l’hôtel de Saint-Dizier, le surlendemain du jour où a eu lieu la réconciliation du maréchal Simon et de ses filles. La princesse écoute les paroles de Rodin avec la plus profonde attention. Le révérend père est, selon son habitude, debout et adossé à la cheminée, tenant ses mains plongées dans les poches de derrière de sa vieille redingote brune ; ses gros souliers boueux ont laissé leur empreinte sur le tapis d’hermine qui garnit le devant de la cheminée du salon. Une satisfaction profonde se lit sur la face cadavéreuse du jésuite. Mme de Saint-Dizier, mise avec cette sorte de coquetterie discrète qui convenait à une mère d’Église de sa sorte, ne quittait pas Rodin des yeux, car celui-ci avait complètement supplanté le père d’Aigrigny dans l’esprit de la dévote. Le flegme, l’audace, la haute intelligence, le caractère rude et dominateur de l’ex-socius, imposaient à cette femme altière, la subjuguaient et lui inspiraient une admiration sincère, presque de l’attrait ; il n’était pas même jusqu’à la saleté cynique, jusqu’à la repartie souvent brutale de ce prêtre, qui ne lui agréât, et qui ne fût pour elle une sorte de ragoût dépravé, qu’elle préférait alors de beaucoup aux formes exquises, à l’élégance musquée du beau révérend père d’Aigrigny. – Oui, madame, disait Rodin d’un ton convaincu et pénétré, car ces gens-là ne se démasquent pas, même entre complices, oui, madame, les nouvelles de notre maison de retraite de Saint-Hérem sont excellentes. M. Hardy… l’esprit fort… le libre penseur, est enfin entré dans le giron de notre Église catholique, apostolique et romaine. Rodin ayant hypocritement nasillé ces derniers mots… la dévote inclina la tête avec respect. – La grâce a touché cet impie… reprit Rodin, et l’a touché si fort, que, dans son enthousiasme ascétique, il a voulu déjà prononcer les vœux qui l’attachent à notre sainte compagnie. – Si tôt, mon père ? dit la princesse étonnée. – Nos instituts s’opposent à cette précipitation, à moins cependant qu’il ne s’agisse d’un pénitent qui, se voyant in articulo mortis (à l’article de la mort), considère comme souverainement efficace pour son salut de mourir dans notre habit, et de nous abandonner ses biens… pour la plus grande gloire du Seigneur. – Est-ce que M. Hardy se trouve dans une position aussi désespérée, mon père ? – La fièvre le dévore ; après tant de coups successifs qui l’ont miraculeusement poussé dans la voie du salut, reprit Rodin avec componction, cet homme, d’une nature si frêle et si délicate, est à cette heure presque entièrement anéanti, moralement et physiquement. Aussi les austérités, les macérations, les joies divines de l’extase vont-elles lui frayer on ne peut plus promptement le chemin de la vie éternelle, et il est probable qu’avant quelques jours… Et le prêtre secoua la tête d’un air sinistre. – Si tôt que cela, mon père ? – C’est presque certain ; j’ai donc pu, usant de mes dispenses, faire recevoir ce cher pénitent, in articulo mortis, membre de notre sainte compagnie, à laquelle, selon la règle, il a abandonné tous ses biens, présents et futurs… de sorte qu’à cette heure il n’a plus à songer qu’au salut de son âme… Encore une victime du philosophisme arrachée aux griffes de Satan. – Ah ! mon père, s’écria la dévote avec admiration, c’est une miraculeuse conversion… Le père d’Aigrigny m’a dit combien vous aviez eu à lutter contre l’influence de l’abbé Gabriel. – L’abbé Gabriel, reprit Rodin, a été puni de s’être mêlé de ce qui ne le regardait point et d’autres choses encore… J’ai exigé son interdiction… et il a été interdit par son évêque et révoqué de sa cure… On dit qu’afin de passer le temps, il court les ambulances de cholériques pour y distribuer des consolations chrétiennes ; on ne peut s’opposer à cela… Mais ce consolateur ambulant sent son hérétique d’une lieue… – C’est un esprit dangereux, reprit la princesse, car il a une assez grande action sur les hommes ; aussi n’a-t-il pas fallu moins que votre éloquence admirable, irrésistible, pour ruiner les détestables conseils de cet abbé Gabriel, qui s’était imaginé de vouloir ramener M. Hardy à la vie mondaine… En vérité, mon père, vous êtes un saint Chrysostome. – Bon, bon, madame, dit brusquement Rodin, très peu sensible aux flatteries, gardez cela pour d’autres. – Je vous dis que vous êtes un saint Chrysostome, mon père, répéta la princesse avec feu ; car, comme lui vous méritez le surnom de saint Jean Bouche d’or. – Allons donc, madame ! dit Rodin avec brutalité en haussant les épaules, moi une bouche d’or !… j’ai les lèvres trop livides et les dents trop noires… Vous plaisantez, avec votre bouche d’or. – Mais, mon père… – Mais, madame, on ne me prend pas à cette glu-là, moi, reprit durement Rodin ; je hais les compliments, je n’en fais point. – Que votre modestie me pardonne, mon père, dit humblement la dévote, je n’ai pu résister au bonheur de vous témoigner mon admiration ; car, ainsi que vous l’aviez presque prédit… ou prévu il y a peu de mois, voici déjà deux membres de la famille Rennepont désintéressés dans la question de l’héritage… Rodin regarda Mme de Saint-Dizier d’un air radouci et approbatif en l’entendant formuler ainsi la position des deux défunts héritiers. Car, selon Rodin, M. Hardy, par sa donation et son ascétisme homicide, n’appartenait plus au monde. La dévote continua : – L’un de ces hommes, misérable artisan, a été conduit à sa perte par l’exaltation de ses vices… vous avez conduit l’autre dans la voie du salut en exaltant ses qualités aimantes et tendres. Soyez donc glorifié dans vos prévisions, mon père, car, vous l’avez dit : « C’est aux passions que je m’adresserai pour arriver à mon but. » – Ne glorifiez pas si vite, je vous prie, dit impatiemment Rodin. Et votre nièce ? et les deux filles du maréchal Simon ? Ces personnes-là ont-elles fait aussi une fin chrétienne, ou sont-elles désintéressées de la question de l’héritage, pour nous glorifier sitôt ? – Non, sans doute. – Eh bien, donc ! vous le voyez, madame ne perdons point de temps à nous congratuler du passé ; songeons à l’avenir… Le grand jour approche, le 1er juin n’est pas loin… fasse le ciel que nous ne voyons pas les quatre membres de la famille qui survivent continuer de vivre dans l’impénitence jusqu’à cette époque et posséder cet énorme héritage… objet de nouvelles perditions entre leurs mains, objet de gloire pour le Seigneur et pour son Église entre les mains de notre compagnie. – Il est vrai, mon père… – À propos de cela, vous devriez voir des gens d’affaires au sujet de votre nièce ? – Je les ai vus, mon père ; et, si incertaine que soit la chance dont je vous ai parlé, elle est à tenter ; je saurai aujourd’hui, je l’espère, si légalement cela est possible… – Peut-être alors, dans le milieu où cette nouvelle condition la placerait, trouverait-on… moyen d’arriver… à… sa conversion ! dit Rodin avec un étrange et hideux sourire ; car jusqu’ici, depuis qu’elle s’est fatalement rapprochée de cet Indien, le bonheur de ces deux païens paraît inaltérable et étincelant comme le diamant ; rien n’y peut mordre… pas même la dent de Faringhea… Mais espérons que le Seigneur fera justice de ces vaines et coupables félicités. Cet entretien fut interrompu par le père d’Aigrigny ; il entra dans le salon d’un air triomphant et s’écria de la porte : – Victoire ! – Que dites-vous ? demanda la princesse. – Il est parti… cette nuit, dit le père d’Aigrigny. – Qui cela ?… fit Rodin. – Le maréchal Simon, répondit le père d’Aigrigny. – Enfin… dit Rodin, qui ne put cacher sa joie profonde. – C’est sans doute son entretien avec le général d’Havrincourt qui aura comblé la mesure, s’écria la dévote ; car, je le sais, il a eu une entrevue avec le général, qui, comme tant d’autres, a cru aux bruits plus ou moins fondés que j’avais fait répandre… Tout moyen est bon pour atteindre l’impie, ajouta la princesse en manière de correctif. – Avez-vous quelques détails ? dit Rodin. – Je quitte Robert, dit le père d’Aigrigny ; son signalement, son âge, peuvent se rapporter à l’âge et au signalement du maréchal ; celui-ci est parti avec ses papiers. Seulement une chose a profondément surpris votre émissaire. – Laquelle ? dit Rodin. – Jusqu’alors, il avait eu sans cesse à combattre les hésitations du maréchal ; il avait, en outre, remarqué son air sombre, désespéré… Hier, au contraire, il lui a trouvé un air si heureux, si rayonnant, qu’il n’a pu s’empêcher de lui demander la cause de ce changement. – Eh bien ! dirent à la fois Rodin et la princesse, étrangement surpris. – « Je suis en effet l’homme le plus heureux du monde, a répondu le maréchal, car je vais avec joie et bonheur remplir un devoir sacré. » Les trois acteurs de cette scène se regardèrent en silence. – Et qui a pu amener ce brusque changement dans l’esprit du maréchal ? dit la princesse d’un air pensif ; on comptait au contraire sur des chagrins, sur des irritations de toute sorte pour le jeter dans cette aventureuse entreprise. – Je m’y perds, dit Rodin en réfléchissant ; mais il m’importe, il est parti : il ne faut pas perdre un moment pour agir sur ses filles… A-t-il emmené ce maudit soldat ? – Non… dit le père d’Aigrigny, malheureusement non… mis en défiance et instruit par le passé, il va redoubler de précautions, et un homme qui aurait pu, dans un cas désespéré, nous servir contre lui… vint d’être frappé par la contagion. – Qui donc cela ? demanda la princesse. – Morok… Je pouvais compter sur lui en tout, pour tout, partout… et il est perdu, car, s’il échappe à la contagion, il est à craindre qu’il ne succombe à un mal horrible et incurable. – Que dites-vous ?… – Il y a peu de jours, il a été mordu par un des molosses de sa ménagerie, et le lendemain la rage s’est déclarée chez le chien. – Ah ! c’est affreux ! s’écria la princesse. Et où est ce malheureux ? – On l’a transporté dans une des ambulances provisoires établies à Paris, car le choléra seul s’est déclaré chez lui jusqu’à présent… et, je le répète, c’est un double malheur, car c’était un homme dévoué, décidé et prêt à tout… Or, le soldat, gardien des orphelines, sera d’un abord presque impossible, et par lui seul cependant on peut arriver aux filles du maréchal Simon. – C’est évident, dit Rodin d’un air pensif. – Surtout depuis que les lettres anonymes ont de nouveau éveillé ses soupçons, ajouta le père d’Aigrigny et… – À propos de lettres anonymes, dit tout à coup Rodin en interrompant le père d’Aigrigny, il est un fait qu’il est bon que vous sachiez ; je vous dirai pourquoi. – De quoi s’agit-il ? – Outre les lettres que vous savez, le maréchal Simon en a reçu nombre d’autres que vous ignorez, et dans lesquelles, par tous les moyens possibles, on tâchait d’exaspérer son irritation contre vous, en lui rappelant toutes les raisons qu’il avait de vous haïr, et en le raillant de ce que votre caractère sacré vous mettait à l’abri de sa vengeance. Le père d’Aigrigny regarda Rodin avec stupeur, et s’écria en rougissant malgré lui : – Mais dans quel but… Votre Révérence a-t-elle agi ainsi ? – D’abord, afin de détourner de moi les soupçons qui pouvaient être éveillés par ces lettres ; puis, afin d’exalter la rage du maréchal jusqu’au délire, en lui rappelant sans cesse et les justes motifs de sa haine contre vous, et l’impossibilité où il était de vous atteindre. Ceci, joint aux autres ferments de chagrins, de colère, d’irritation, que les brutales passions de cet homme de bataille faisaient bouillonner en lui, devait le pousser à cette folle entreprise, qui est la conséquence et la punition de son idolâtrie pour un misérable usurpateur. – Soit, dit le père d’Aigrigny d’un air contraint ; mais je ferai observer à Votre Révérence qu’il était un peu dangereux d’exciter ainsi le maréchal Simon contre moi. – Pourquoi ? demanda Rodin en attachant un coup d’œil perçant sur le père d’Aigrigny. – Parce que le maréchal, poussé hors des bornes, ne se souvenant que de notre haine mutuelle… pouvait me chercher, me rencontrer… – Eh bien ! après ? fit Rodin. – Eh il pouvait oublier… que je suis prêtre… et… – Ah ! vous avez peur ?… dit dédaigneusement Rodin en interrompant le père d’Aigrigny. À ces mots de Rodin : « Vous avez peur » le révérend père bondit sur sa chaise ; puis, reprenant son sang-froid, il ajouta : – Votre Révérence ne se trompe pas ; oui, j’aurais peur… oui… Dans une circonstance pareille… J’aurais peur d’oublier que je suis prêtre… et de trop me souvenir que j’ai été soldat. – Vraiment ? dit Rodin avec un souverain mépris… vous en êtes encore là… à ce niais et sauvage point d’honneur ? Votre soutane n’a pas éteint ce beau feu ? Ainsi, ce sabreur, dont j’étais bien sûr de détraquer la pauvre cervelle, vide et sonore comme un tambour, en prononçant quelques mots magiques pour ces batailleurs stupides : Honneur militaire… serment… Napoléon II, ainsi, ce sabreur, s’il se fût porté contre vous à quelque acte de violence, il vous eût fallu faire un grand effort pour rester calme ? Et Rodin attacha de nouveau son regard pénétrant sur le révérend père. – Il est inutile, je crois, à Votre Révérence, de faire des suppositions semblables, dit le père d’Aigrigny en contenant difficilement son agitation. – Comme votre supérieur, reprit sévèrement Rodin, j’ai le droit de vous demander ce que vous eussiez fait si le maréchal Simon avait levé la main sur vous… – Monsieur ! s’écria le révérend père. – Il n’y a pas de messieurs ici, il y a des prêtres, dit durement Rodin. Le père d’Aigrigny baissa la tête, contenant difficilement sa colère. – Je vous demande, reprit obstinément Rodin, quelle aurait été votre conduite si le maréchal Simon vous eût frappé ? Est-ce clair ? – Assez ! de grâce, dit le père d’Aigrigny, assez ! – Ou, si vous l’aimez mieux, s’il vous eût souffleté sur les deux joues ? reprit Rodin avec un flegme opiniâtre. Le père d’Aigrigny, blême, les dents serrées, les poings crispés, était en proie à une sorte de vertige à la seule pensée d’un outrage, tandis que Rodin, qui n’avait pas sans doute fait en vain cette question, soulevant ses flasques paupières, semblait profondément attentif aux symptômes significatifs qui se trahissaient sur la physionomie bouleversée de l’ancien colonel. La dévote, de plus en plus sous le charme de l’ex-socius, trouvant la position du père d’Aigrigny aussi pénible que fausse, sentait s’augmenter son admiration pour Rodin. Enfin le père d’Aigrigny, reprenant peu à peu son sang-froid, répondit à Rodin d’un ton calme et contraint : – Si j’avais à subir un pareil outrage, je prierais le Seigneur de me donner la résignation de l’humilité. – Et certainement le Seigneur écouterait vos vœux, dit froidement Rodin, satisfait de l’épreuve qu’il venait de tenter sur le père d’Aigrigny. D’ailleurs, vous voici prévenu, et il est peu probable, ajouta-t-il avec un sourire affreux, que le maréchal Simon revienne ici afin d’éprouver si rudement votre humilité… Mais s’il revenait, et Rodin attacha de nouveau un regard long et perçant sur le révérend père, s’il revenait… vous sauriez, je n’en doute pas, montrer à ce brutal traîneur de sabre, malgré ses violences, tout ce qu’il y a de résignation et d’humilité dans une âme vraiment chrétienne. Deux coups, discrètement frappés à la porte de l’appartement interrompirent un moment la conversation. Un valet de chambre entra portant sur un plateau une large enveloppe cachetée, qu’il remit à la princesse, après quoi il sortit. Mme de Saint-Dizier, ayant d’un regard demandé à Rodin la permission de décacheter cette lettre, la parcourut, et bientôt une satisfaction cruelle éclata sur son visage. – Il y a de l’espoir, s’écria-t-elle en s’adressant à Rodin ; la demande est rigoureusement légale, elle se renforce de l’instance en interdiction ; les conséquences peuvent être celles que nous souhaitons. En un mot, ma nièce peut, du jour au lendemain, être menacée de la plus complète misère… Elle si prodigue… quel bouleversement dans toute sa vie !… – Il y aurait sans doute alors quelque prise sur ce caractère indomptable… dit Rodin d’un air méditatif ; car jusqu’ici tout a échoué. On dirait que certains bonheurs rendent invulnérable, murmura le jésuite en rongeant ses ongles plats et noirs. – Mais, pour obtenir le résultat que je désire, il faut exaspérer l’orgueil de ma nièce ; il est donc absolument indispensable que je la voie et que je cause avec elle, dit Mme de Saint-Dizier en réfléchissant. – Mlle de Cardoville refusera cette entrevue, dit le père d’Aigrigny. – Peut-être, dit la princesse. Elle est si heureuse !… que son audace doit être à son comble ; oui… oui… je la connais. Je lui écrirai de telle sorte… qu’elle viendra. – Vous croyez ? demanda Rodin d’un air dubitatif. – N’en doutez pas, mon père, reprit la princesse, elle viendra. Et, une fois sa fierté en jeu… on peut beaucoup espérer. – Il faut donc agir, madame, reprit Rodin, agir promptement, le moment approche, les haines, les défiances sont éveillées… il n’y a pas un moment à perdre. – Quant aux haines, reprit la princesse, Mlle de Cardoville a pu voir où aboutit le procès qu’elle a tenté de faire à propos de ce qu’elle appelle sa détention dans une maison de santé, et la séquestration des demoiselles Simon dans le couvent de Sainte-Marie. Dieu merci, nous avons des amis partout ; je sais de bonne part qu’il sera passé outre sur ces criailleries, faute de preuves suffisantes, malgré l’acharnement de certains magistrats parlementaires qui seront notés, et bien notés… – Dans ces circonstances, reprit Rodin, le départ du maréchal donne toute latitude ; il faut agir immédiatement sur ses filles. – Mais comment ? dit la princesse. – Il faut d’abord les voir, reprit Rodin, causer avec elles, les étudier… ensuite on agira en conséquence. – Mais le soldat ne les quittera pas d’une seconde, dit le père d’Aigrigny. – Alors, reprit Rodin, il faudra causer avec elles devant le soldat et le mettre des nôtres. – Lui !… Cet espoir est insensé ! s’écria le père d’Aigrigny ; vous ne connaissez pas cet homme. – Je ne le connais pas ! dit Rodin en haussant les épaules. Mlle de Cardoville ne m’a-t-elle pas présenté à lui comme son libérateur, lorsque je vous ai eu dénoncé comme l’âme de cette machination ? n’est-ce pas moi qui lui ai rendu sa ridicule relique impériale… sa croix d’honneur, chez le docteur Baleinier ?… n’est-ce pas moi enfin qui lui ai ramené les jeunes filles du couvent, et qui les ai mises aux bras de leur père ? – Oui, reprit la princesse ; mais, depuis ce temps, ma nièce maudite a tout deviné, tout découvert. Elle vous a dit, à vous-même, mon père… – Qu’elle me considérait comme son plus mortel ennemi, dit Rodin. Soit. Mais a-t-elle dit cela au maréchal ? M’a-t-elle nommé à lui ? et si elle l’a fait, le maréchal a-t-il appris cette circonstance à son soldat ? Cela se peut, mais cela n’est pas certain ; en tous cas, il faut s’en assurer : si le soldat me traite en ennemi dévoilé… nous verrons… mais je tenterai d’abord d’être accueilli en ami. – Quand cela ? dit la dévote. – Demain matin, répondit Rodin. – Grand Dieu ! mon cher père, s’écria Mme de Saint-Dizier avec crainte, si ce soldat voit en vous un ennemi ? Prenez garde… – Je prends toujours garde, madame… J’ai eu raison de compagnons plus terribles que lui… du choléra, par exemple. Et le jésuite sourit en montrant ses dents noires… – Mais, s’il vous traite en ennemi… il refusera de vous recevoir ; de quelle manière parviendrez-vous jusqu’aux filles du maréchal Simon ? dit le père d’Aigrigny. – Je n’en sais rien du tout, dit Rodin ; mais, comme je veux y parvenir… j’y parviendrai. – Mon père, dit tout à coup la princesse en réfléchissant, ces jeunes filles ne m’ont jamais vue… si, sans me nommer… je pouvais m’introduire auprès d’elles ? – Cela serait, madame, parfaitement inutile, car il faut d’abord que je sache à quoi me résoudre à l’égard de ces orphelines… À tout prix, je veux donc les voir, les entretenir longtemps… alors seulement, une fois mon plan bien arrêté, votre concours pourra m’être utile… En tous cas… veuillez être prête demain matin, afin de m’accompagner, madame. – Où cela, mon père ? – Chez le maréchal Simon. – Chez lui ? – Pas précisément chez lui ; vous monterez dans votre voiture, moi je prendrai un fiacre : je tenterai de m’introduire auprès des jeunes filles ; pendant ce temps-là, vous m’attendrez à quelques pas de la maison du maréchal ; si je réussis, si j’ai besoin de votre aide, j’irai vous trouver dans votre voiture ; vous recevrez mes instructions, et rien n’aura paru concerté entre nous. – Soit, mon révérend père ; mais, en vérité, je tremble en songeant à votre entrevue avec ce soldat brutal, dit la princesse. – Le seigneur veillera sur son serviteur, madame, répondit Rodin. Quant à vous, mon père, ajouta-t-il en s’adressant au père d’Aigrigny, faites à l’instant partir pour Vienne la note qui était prête, afin d’annoncer à qui vous savez le départ et la prochaine arrivée du maréchal. Tout est prévu. Ce soir, j’écrirai plus amplement. Le lendemain matin, sur les huit heures, Mme de Saint-Dizier, dans sa voiture, et Rodin dans son fiacre, se dirigeaient vers la maison du maréchal Simon.
|