Le Juif Errant

| 16.60 - Une soirée chez la Sainte-Colombe.

 

 

 

Djalma et Faringhea étaient montés en voiture et se dirigeaient vers la demeure de la Sainte-Colombe.
 
Avant de poursuivre le récit de cette scène, quelques mots rétrospectifs sont indispensables.
 
Nini-Moulin, continuant d’ignorer le but réel des démarches qu’il faisait à l’instigation de Rodin, avait la veille, selon les ordres de ce dernier, offert à la Sainte-Colombe une somme assez considérable, afin d’obtenir de cette créature, toujours singulièrement cupide et rapace, la libre disposition de son appartement pendant toute la journée.
 
La Sainte-Colombe ayant accepté cette proposition, trop avantageuse pour être refusée, était partie dès le matin avec ses domestiques, auxquels elle voulait, disait-elle, en retour de leurs bons services, offrir une partie de campagne.
 
Maître du logis, Rodin, le crâne couvert d’une perruque noire, portant des lunettes bleues, enveloppé d’un manteau, et ayant le bas du visage enfoui dans une haute cravate de laine, en un mot, parfaitement déguisé, était venu le matin même, accompagné de Faringhea, jeter un coup d’œil sur cet appartement et donner ses instructions au métis.
 
Celui-ci, après le départ du jésuite, avait, en deux heures, grâce à son adresse et à son intelligence, fait certains préparatifs des plus importants, et était retourné en hâte auprès de Djalma jouer avec une détestable hypocrisie la scène à laquelle on a assisté.
 
Pendant le trajet de la rue de Clichy à la rue de Richelieu, où demeurait la Sainte-Colombe, Faringhea parut plongé dans un accablement douloureux ; tout à coup il dit à Djalma d’une voix sourde et brève :
 
– Monseigneur… si je suis trahi… il me faut une vengeance pourtant.
 
– Le mépris est une terrible vengeance, répondit Djalma.
 
– Non, non, reprit le métis avec un accent de rage contenu ; non, ce n’est pas assez… plus le moment approche, plus je vois qu’il faut du sang.
 
– Écoute-moi…
 
– Monseigneur, ayez pitié de moi… j’étais lâche, j’avais peur… je reculais devant ma vengeance, maintenant… je donnerais pour elle… torture pour torture. Monseigneur… laissez-moi vous quitter… j’irai seul à ce rendez-vous…
 
Ce disant, Faringhea fit un mouvement comme s’il eût voulu se précipiter hors de la voiture. Djalma le retint vivement par le bras et lui dit :
 
– Reste… je ne te quitte pas… Si tu es trahi, tu ne répandras pas le sang ; le mépris te vengera… l’amitié te consolera.
 
– Non… non… Monseigneur… j’y suis décidé… quand j’aurai tué… je me tuerai… s’écria le métis avec une exaltation farouche. Aux traîtres ce kanjiar… et il mit la main sur un long poignard qu’il avait à la ceinture. À moi le poison… que ce poignard renferme dans sa garde…
 
– Faringhea !
 
– Monseigneur, si je vous résiste… Pardonnez-moi, il faut que ma destinée s’accomplisse…
 
Le temps pressait ; Djalma, désespérant de calmer la rage féroce du métis, résolut d’agir par ruse. Après quelques minutes de silence, il dit à Faringhea :
 
– Je ne te quitterai pas… je ferai tout pour t’épargner un crime… Si je n’y parviens pas… si tu méconnais ma voix… que le sang que tu auras répandu retombe sur toi… De ma vie ma main ne touchera la tienne…
 
Ces mots parurent produire une profonde impression sur Faringhea ; il poussa un long gémissement et, courbant sa tête sur sa poitrine, il resta silencieux et sembla réfléchir.
 
Djalma s’apprêtait, à la faible clarté que projetaient les lanternes dans l’intérieur de la voiture, à user de surprise ou de force pour désarmer le métis, lorsque celui-ci, qui d’un regard oblique avait deviné l’intention du prince, porta brusquement la main à son kanjiar, le retira de sa ceinture, lame et fourreau ; puis le tenant à la main, il dit au prince d’un ton à la fois solennel et farouche :
 
– Ce poignard, manié par une main ferme, est terrible… dans ce flacon est renfermé un poison subtil comme tous ceux de notre pays.
 
Et le métis ayant fait jouer un ressort caché dans la monture du kanjiar, le pommeau se leva comme un couvercle, et laissa voir le col d’un petit flacon de cristal caché dans l’épaisseur du manche de cette arme meurtrière.
 
– Deux ou trois gouttes de ce poison sur les lèvres, reprit le métis, et la mort vient lente… paisible et douce… sans agonie… Au bout de quelques heures… pour premier symptôme, les ongles bleuissent… Mais qui viderait ce flacon d’un trait… tomberait mort… tout à coup, sans souffrance, et comme foudroyé…
 
– Oui, répondit Djalma, je sais qu’il est dans notre pays de mystérieux poisons qui glacent peu à peu la vie ou qui frappent comme la foudre… mais… pourquoi s’appesantir ainsi sur les sinistres propriétés de cette arme ?…
 
– Pour vous montrer, Monseigneur, que ce kanjiar est la sûreté et l’impunité de ma vengeance… avec ce poignard, je tue ; avec ce poison, j’échappe à la justice des hommes par une mort rapide… Et pourtant… ce kanjiar… je vous l’abandonne, prenez-le… Monseigneur… Plutôt renoncer à ma vengeance que de me rendre indigne de jamais toucher votre main.
 
Et le métis tendit le poignard au prince. Djalma, aussi heureux que surpris de cette détermination inattendue, passa vivement l’arme terrible à sa ceinture pendant que le métis reprit d’une voix émue :
 
– Gardez ce kanjiar, Monseigneur, et lorsque vous aurez vu… et entendu ce que nous allons voir et entendre, ou vous me donnerez le poignard, et je frapperai une infâme… ou vous me donnerez le poison… et je mourrai sans frapper… À vous d’ordonner… à moi d’obéir…
 
Au moment où Djalma allait répondre, la voiture s’arrêta devant la maison de la Sainte-Colombe.
 
Le prince et le métis, bien encapés, entrèrent sous un porche obscur. La porte cochère se referma sur eux. Faringhea échangea quelques mots avec le portier ; celui-ci lui remit une clef.
 
Les deux Indiens arrivèrent bientôt devant une des portes de l’établissement de la Sainte-Colombe. Ce logis avait deux entrées sur ce palier et une entrée donnant sur la cour.
 
Faringhea, au moment de mettre la clef dans la serrure, dit à Djalma d’une voix altérée :
 
– Monseigneur… ayez pitié de ma faiblesse… mais, à ce moment terrible… je tremble… j’hésite ; peut-être vaut-il mieux rester en proie à mes doutes… ou bien oublier…
 
Puis, à l’instant où le prince allait répondre, le métis s’écria :
 
– Non… non… pas de lâcheté…
 
Et, ouvrant précipitamment, il passa le premier. Djalma le suivit.
 
La porte refermée, le métis et le prince se trouvèrent dans un étroit corridor au milieu d’une profonde obscurité.
 
– Votre main, Monseigneur… laissez-vous guider, et marchez doucement, dit le métis à voix basse.
 
Et il tendit sa main au prince, qui la prit. Tous deux s’avancèrent silencieusement dans les ténèbres.
 
Après avoir fait faire à Djalma un assez long circuit, en ouvrant et fermant plusieurs portes, le métis, s’arrêtant tout à coup, dit tout bas au prince en abandonnant sa main, qu’il avait jusqu’alors tenue :
 
– Monseigneur, le moment décisif approche… attendons ici quelques instants.
 
Un profond silence suivit ces mots du métis. L’obscurité était si complète, que Djalma ne distinguait rien ; au bout d’une minute, il entendit Faringhea s’éloigner de lui, puis tout à coup le bruit d’une porte brusquement ouverte et fermée à double tour.
 
Cette disparition subite commença par inquiéter Djalma. Par un mouvement machinal, il porta la main à son poignard, et fit vivement quelques pas à tâtons du côté où il supposait une issue.
 
Tout à coup la voix du métis frappa l’oreille du prince, et, sans qu’il lui fût possible de savoir où se trouvait alors celui qui lui parlait, ces mots arrivèrent jusqu’à lui :
 
– Monseigneur… vous m’avez dit : « Sois mon ami ; » j’agis en ami… J’ai employé la ruse pour vous conduire ici… L’aveuglement de votre funeste passion vous eût empêché de m’entendre et de me suivre… La princesse de Saint-Dizier vous a nommé Agricol Baudoin… l’amant d’Adrienne de Cardoville… Écoutez… voyez… jugez…
 
Et la voix se tut. Elle avait paru sortir de l’un des angles de cette chambre. Djalma, toujours dans les ténèbres, reconnaissant trop tard dans quel piège il était tombé, tressaillit de rage et presque d’effroi.
 
– Faringhea… s’écria-t-il, où suis-je ?… où es-tu ? Sur ta vie, ouvre-moi, je veux sortir à l’instant…
 
Et Djalma, étendant les mains en avant, fit précipitamment quelques pas, atteignit un mur tapissé d’étoffe et le suivit à tâtons, espérant trouver une porte ; il en trouva une en effet : elle était fermée… en vain il ébranla la serrure ; elle résista à tous ses efforts. Continuant ses recherches, il rencontra une cheminée dont le foyer était éteint, puis une seconde porte, également fermée ; en peu d’instants, il eut fait ainsi le tour de la chambre, et se retrouva près de la cheminée qu’il avait rencontrée.
 
L’anxiété du prince augmentait de plus en plus ; d’une voix tremblante de colère, il appela Faringhea.
 
Rien ne lui répondit.
 
Au dehors régnait le plus profond silence ; au dedans, les ténèbres les plus complètes.
 
Bientôt une sorte de vapeur parfumée d’une indicible suavité, mais très subtile, très pénétrante, se répandit insensiblement dans la petite chambre où se trouvait Djalma ; on eût dit que l’orifice d’un tube, passant à travers une des portes de cette pièce, y introduisait ce courant embaumé.
 
Djalma, au milieu de préoccupations terribles, frémissant de colère, ne fit aucune attention à cette senteur… mais bientôt les artères de ses tempes battirent avec plus de force, une chaleur profonde, brûlante, circula rapidement dans ses veines ; il éprouva une sensation de bien-être indéfinissable ; les violents ressentiments qui l’agitaient semblèrent s’éteindre peu à peu malgré lui, et s’engourdir dans une douce et ineffable torpeur, sans qu’il eût presque la conscience de l’espèce de transformation morale qu’il subissait malgré lui.
 
Cependant, par un dernier effort de sa volonté vacillante, Djalma s’avança au hasard pour essayer encore d’ouvrir une des portes, qu’il trouva, en effet ; mais, à cet endroit, la vapeur embaumée était si pénétrante, que son action redoubla, et bientôt Djalma, n’ayant plus la force de faire un mouvement, s’appuya contre la boiserie[1].
 
Alors il advint une chose étrange : une faible lueur se répandant graduellement dans une pièce voisine.
 
Djalma, plongé dans une hallucination complète, s’aperçut de l’existence d’une sorte d’œil-de-bœuf qui prenait ou donnait du jour dans la chambre où il se trouvait.
 
Du côté du prince, cette ouverture était défendue par un treillis de fer aussi léger que solide, et qui à peine interceptait la vue ; de l’autre côté, une épaisse vitre de glace, placée dans l’épaisseur de la cloison, était éloignée du treillis de deux à trois pouces.
 
La chambre, qu’à travers cette ouverture Djalma vit ainsi éclairée faiblement d’une lueur douce, incertaine et voilée, était assez richement meublée.
 
Entre deux fenêtres drapées de rideaux de soie cramoisie, il y avait une grande armoire à glace servant de psyché ; en face de la cheminée, seulement garnie de braise ardente, d’un rouge de sang, était un large et long divan garni de ses carreaux.
 
Au bout d’une seconde à peine, une femme entra dans cet appartement ; on ne pouvait distinguer ni sa figure ni sa taille, soigneusement enveloppée qu’elle était d’une longue mante à capuchon d’une forme particulière et de couleur foncée.
 
La vue de cette mante fit tressaillir Djalma : au bien-être qu’il avait d’abord ressenti succédait une agitation fiévreuse, pareille à celle des fumées croissantes de l’ivresse ; à ses oreilles bruissait ce bourdonnement étrange que l’on entend lorsque l’on plonge au fond des grandes eaux.
 
Djalma regardait toujours avec une sorte de stupeur ce qui se passait dans la chambre voisine.
 
La femme qui venait d’y apparaître était entrée avec précaution, presque avec crainte ; d’abord elle alla écarter un des rideaux fermés, et jeta au travers des persiennes un regard dans la rue ; puis elle revint lentement vers la cheminée, où elle s’accouda un moment, pensive, et toujours soigneusement enveloppée de sa mante.
 
Djalma, complètement livré à l’influence croissante de l’exhilarant qui troublait sa raison, ayant complètement oublié Faringhea et les circonstances qui l’avaient conduit dans cette maison, concentrait toute la puissance de son attention sur le spectacle qui s’offrait à sa vue, et auquel il assistait comme s’il eût été spectateur de l’un de ses rêves… les yeux toujours ardemment fixés sur cette femme.
 
Tout à coup Djalma la vit quitter la cheminée, s’avancer vers la psyché ; puis, faisant face à cette glace, cette femme laissa glisser jusqu’à ses pieds la mante qui l’enveloppait entièrement. Djalma resta foudroyé. Il avait devant les yeux Adrienne de Cardoville.
 
Oui, il croyait voir Adrienne de Cardoville telle qu’il l’avait encore vue la veille, et vêtue ainsi qu’elle l’était lors de son entrevue avec la princesse de Saint-Dizier… d’une robe vert tendre, tailladée de rose et rehaussée d’une garniture de jais blanc.
 
Une résille, aussi de jais blanc, cachait la natte qui se tordait derrière sa tête, et qui s’harmonisait si admirablement avec l’or bruni de ses cheveux… C’était enfin, autant que l’Indien pouvait en juger à travers une lueur presque crépusculaire et le treillis du vitrage, c’était la taille de nymphe d’Adrienne, ses épaules de marbre, son cou de cygne, si fier et si gracieux.
 
En un mot, c’était Mlle de Cardoville… il ne pouvait en douter, il n’en doutait pas.
 
Une sueur brûlante inondait le visage de Djalma ; son exaltation vertigineuse allait toujours croissant ; l’œil enflammé, la poitrine haletante, immobile, il regardait sans réfléchir, sans penser.
 
La jeune fille, tournant toujours le dos à Djalma, après avoir rajusté ses cheveux avec une coquetterie pleine de grâce, ôta la résille qui lui servait de coiffure, la déposa sur la cheminée, puis fit un mouvement pour dégrafer sa robe ; mais quittant alors la glace devant laquelle elle s’était d’abord tenue, elle disparut aux yeux de Djalma pendant un instant.
 
Elle attend Agricol Baudoin, son amant… dit alors dans l’ombre une voix qui semblait sortir de la muraille de la pièce où se trouvait le prince.
 
Malgré l’égarement de son esprit, ces paroles terribles : Elle attend Agricol Baudoin son amant… traversèrent le cerveau et le cœur de Djalma, aiguës, brûlantes comme un trait de feu…
 
Un nuage de sang passa devant sa vue ; il poussa un rugissement sourd, que l’épaisseur de la glace empêcha de parvenir jusqu’à la pièce voisine, et le malheureux se brisa les ongles en voulant arracher le treillis de fer de l’œil-de-bœuf…
 
Arrivé à ce paroxysme de rage délirante, Djalma vit la lumière, déjà si indécise, qui éclairait l’autre chambre, s’affaiblir encore, comme si on l’eût discrètement ménagée ; puis, à travers ce vaporeux clair-obscur, il vit revenir la jeune fille, vêtue d’un long peignoir blanc, qui laissait voir ses bras et ses épaules nus ; sur celles-ci flottaient les longues boucles de ses cheveux d’or.
 
Elle s’avançait avec précaution, se dirigeant vers une porte que Djalma ne pouvait apercevoir…
 
À ce moment, une des issues de l’appartement où se trouvait le prince, pratiquée dans la même cloison que l’œil-de-bœuf, fut doucement ouverte par une main invisible. Djalma s’en aperçut au bruit de la serrure et au courant d’air plus frais qui le frappa au visage, car aucune clarté n’arriva jusqu’à lui.
 
Cette issue, que l’on venait de laisser à Djalma, donnait, ainsi qu’une des portes de la pièce voisine, où se trouvait la jeune fille, sur une antichambre communiquant à l’escalier, où l’on entendit bientôt monter quelqu’un qui, s’arrêtant au dehors, frappa deux fois à la porte extérieure.
 
– C’est Agricol Baudoin… Écoute et regarde… dit dans l’obscurité la voix que le prince avait déjà entendue.
 
Ivre, insensé, mais ayant la résolution et l’idée fixe de l’homme ivre et de l’insensé, Djalma tira le poignard que lui avait laissé Faringhea… puis immobile, il attendit.
 
À peine les deux coups avaient-ils été frappés au dehors, que la jeune fille, sortant de sa chambre, d’où s’échappa une faible lumière, courut à la porte de l’escalier, de sorte que quelque clarté arriva jusqu’au réduit entr’ouvert où Djalma se tenait blotti, son poignard à la main.
 
Ce fut de là qu’il vit la jeune fille traverser l’antichambre et s’approcher de la porte de l’escalier en disant tout bas :
 
– Qui est là ?
 
– Moi ! Agricol Baudoin, répondit du dehors une voix mâle et forte.
 
Ce qui se passa ensuite fut si rapide, si foudroyant, que la pensée pourrait seule le rendre. À peine le jeune fille eut-elle tiré le verrou de la porte, à peine Agricol Baudoin eut-il franchi le seuil, que Djalma, bondissant comme un tigre, frappa pour ainsi dire à la fois, tant ses coups furent précipités, et la jeune fille, qui tomba morte, et Agricol, qui, sans être mortellement blessé, chancela et roula auprès du corps inanimé de cette malheureuse.
 
Cette scène de meurtre, rapide comme l’éclair, avait eu lieu au milieu d’une demi-obscurité ; tout à coup la faible lumière qui éclairait la chambre d’où était sortie la jeune fille s’éteignit brusquement, et une seconde après, Djalma sentit dans les ténèbres un poignet de fer saisir son bras, et il entendit la voix de Faringhea lui dire :
 
– Tu es vengé ! viens… la retraite est sûre.
 
Djalma, ivre, inerte, hébété par le meurtre, ne fit aucune résistance, et se laissa entraîner par le métis dans l’intérieur de l’appartement qui avait deux issues.
 
* * * * *
 
Lorsque Rodin s’était écrié, en admirant la succession générale des pensées que le mot COLLIER avait été le germe du projet infernal qu’alors il entrevoyait vaguement, le hasard venait de rappeler à son souvenir la trop fameuse affaire du collier, dans lequel une femme, grâce à sa vague ressemblance avec la reine Marie-Antoinette, et s’étant d’ailleurs habillée comme cette princesse, avait, à la faveur d’une demi-obscurité, joué si habilement le rôle de cette malheureuse reine… que le cardinal prince de Rohan, familier de la cour, fut dupe de cette illusion.
 
Une fois son exécrable dessein bien arrêté, Rodin avait dépêché Jacques Dumoulin à la Sainte-Colombe, sans lui dire le véritable but de sa mission, qui se bornait à demander à cette femme expérimentée si elle ne connaîtrait pas une jeune fille, belle, grande et rousse ; cette fille trouvée, un costume en tout pareil à celui que portait Adrienne, et dont la princesse de Saint-Dizier avait fait le récit devant Rodin (il faut le dire, la princesse ignorait cette trame), devait compléter l’illusion.
 
On sait ou l’on devine le reste : la malheureuse fille, Sosie d’Adrienne, avait joué le rôle qu’on lui avait tracé, croyant qu’il s’agissait d’une plaisanterie.
 
Quant à Agricol, il avait reçu une lettre dans laquelle on l’engageait à se rendre à une entrevue qui pouvait être d’une grande importance pour Mlle de Cardoville.
 


[1] Voir les effets étranges du wambay, gomme résineuse provenant d’un arbuste de l’Himalaya, dont la vapeur a des propriétés exhilarantes d’une énergie extraordinaire et beaucoup plus puissantes que celle de l’opium, du hachisch, etc. On attribue à l’effet de cette gomme l’espèce d’hallucination qui frappait les malheureux dont le prince des Assassins (le Vieux de la Montagne) faisait les instruments de ses vengeances.