Le Juif Errant

| Seizième partie : Le choléra / I.Le boyageur.

 

 

 

Il est nuit.
 
La lune brille, les étoiles scintillent au milieu d’un ciel d’une mélancolique sérénité ; les aigres sifflements d’un vent du nord, brise funeste, sèche, glacée, se croisent, serpentent, éclatent en violentes rafales ; de leur souffle âpre et strident… elles balayent les hauteurs de Montmartre.
 
Au sommet le plus élevé de cette colline, un homme est debout. Sa grande ombre se projette sur le terrain pierreux éclairé par la lune… Ce voyageur regarde la ville immense qui s’étend à ses pieds… PARIS…, dont la noire silhouette découpe ses tours, ses coupoles, ses dômes, ses clochers, sur la limpidité bleuâtre de l’horizon, tandis que du milieu de cet océan de pierre s’élève une vapeur lumineuse qui rougit l’azur étoilé du zénith… C’est la lueur lointaine des mille feux qui, le soir, à l’heure des plaisirs, éclairent joyeusement la bruyante capitale.
 
– Non, disait le voyageur, cela ne sera pas… le Seigneur ne le voudra pas. C’est assez de deux fois. Il y a cinq siècles, la main vengeresse du Tout-Puissant m’avait poussé du fond de l’Asie jusqu’ici… Voyageur solitaire, j’avais laissé derrière moi plus de deuil, plus de désespoir, plus de désastres, plus de morts… que n’en auraient laissé les armées de cent conquérants dévastateurs… Je suis entré dans cette ville… et elle a été aussi décimée… Il y a deux siècles, cette main inexorable qui me conduit à travers le monde m’a encore amené ici ; et cette fois comme l’autre, ce fléau que de loin en loin le Tout-Puissant attache à mes pas a ravagé cette ville et atteint d’abord mes frères, déjà épuisés par la fatigue et par la misère.
 
Mes frères à moi… l’artisan de Jérusalem, l’artisan maudit du Seigneur qui, dans ma personne, a maudit la race des travailleurs, race toujours souffrante, toujours déshéritée, toujours esclave, et qui, comme moi, marche, marche, sans trêve ni repos, sans récompense ni espoir, jusqu’à ce que les femmes, hommes, enfants, vieillards, meurent sous un joug de fer… joug homicide que d’autres reprennent à leur tour, et que les travailleurs portent ainsi d’âge en âge sur leur épaule docile et meurtrie. Et voici que, pour la troisième fois depuis cinq siècles, j’arrive au faîte d’une des collines qui dominent cette ville. Et peut-être j’apporte avec moi l’épouvante, la désolation, et la mort. Et cette ville, enivrée du bruit de ses joies, de ses fêtes nocturnes, ne sait pas… oh ! ne sait pas que je suis à sa porte…
 
Mais non, non, ma présence ne sera pas une calamité nouvelle… Le Seigneur, dans ses vues impénétrables, m’a conduit jusqu’ici à travers la France, en me faisant éviter sur ma route jusqu’au plus humble hameau ; aussi aucun redoublement de glas funèbre n’a signalé mon passage. Et puis le spectre m’a quitté… ce spectre livide… et vert… aux yeux profonds et sanglants… Quand j’ai foulé le sol de la France… sa main humide et glacée a abandonné la mienne… il a disparu.
 
Et pourtant… je le sens… l’atmosphère de mort m’entoure encore. Ils ne cessent pas, les sifflements aigus de ce vent sinistre qui, m’enveloppant de son tourbillon, semblait de son souffle empoisonné propager le fléau. Sans doute la colère du Seigneur s’apaise… Peut-être ma présence ici est une menace dont il donnera conscience à ceux qu’il doit intimider… Oui, car sans cela il voudrait donc, au contraire, frapper un coup d’un retentissement plus épouvantable… en jetant tout d’abord la terreur et la mort au cœur du pays, au sein de cette ville immense ! Oh non ! non ! le Seigneur aura pitié… Non… il ne me condamnera pas à ce nouveau supplice…
 
Hélas ! dans cette ville, mes frères sont plus nombreux et plus misérables qu’ailleurs… Et c’est moi… qui leur apporterais la mort !…
 
Non, le Seigneur aura pitié ; car hélas ! les sept descendants de ma sœur sont enfin réunis dans cette ville… Et c’est moi qui leur apporterais la mort !… la mort… au lieu du secours qu’ils réclament !…
 
Car cette femme qui comme moi erre d’un bout du monde à l’autre, après avoir une fois brisé les trames de leurs ennemis… cette femme a poursuivi sa marche éternelle… En vain elle a pressenti que de grands malheurs menaçaient de nouveau ceux-là qui me tiennent par le sang de ma sœur… La main invisible qui m’amène… chasse devant moi la femme errante… Comme toujours emportée par l’irrésistible tourbillon, en vain elle s’est écriée, suppliante, au moment d’abandonner les miens :
 
– Qu’au moins Seigneur… je finisse ma tâche !
 
– MARCHE !!!
 
– Quelques jours, par pitié ! rien que quelques jours !
 
– MARCHE !!!
 
– Je laisse ceux que je protège au bord de l’abîme.
 
– MARCHE !… MARCHE !!…
 
Et l’astre errant s’est élancé de nouveau dans sa route éternelle… Et sa voix a traversé l’espace, m’appelant au secours des miens…
 
– Quand sa voix est arrivée jusqu’à moi, je le sentais… les rejetons de ma sœur étaient encore exposés à d’effrayants périls… Ces périls augmentent encore…
 
– Oh ! dites, dites, Seigneur ! les descendants de ma sœur échapperont-ils à la fatalité qui depuis tant de siècles s’appesantit sur ma race ? Me pardonnerez-vous en eux ? me punirez-vous en eux ?
 
Oh ! faites qu’ils obéissent aux dernières volontés de leur aïeul ! Faites qu’ils puissent unir leurs cœurs charitables, leurs vaillantes forces, leurs grandes richesses ! Ainsi ils travailleront au bonheur futur de l’humanité… Ainsi ils rachèteront peut-être ma vie éternelle !
 
Ces mots de l’Homme-Dieu : AIMEZ-VOUS LES UNS LES AUTRES… seraient leur seule fin, leurs seuls moyens… À l’aide de ces paroles toutes puissantes ils combattraient, ils vaincraient ces faux ancêtres qui ont renié les préceptes d’amour, de paix et d’espérance de l’Homme-Dieu, pour des enseignements remplis de haine, de violence et de désespoir…
 
Ces faux prêtres… qui, soudoyés par les puissants et par les heureux de ce monde… leurs complices de tous les temps… au lieu de demander ici-bas un peu de bonheur pour mes frères qui souffrent, qui gémissent depuis tant de siècles, osent dire en votre nom, Seigneur, que le pauvre est à jamais voué aux tortures de ce monde… et que le désir ou l’espérance de moins souffrir sur cette terre est un crime à vos yeux… parce que le bonheur du petit nombre… et le malheur de presque toute l’humanité… telle est votre volonté. Ô blasphème !… N’est-ce pas le contraire de ces paroles homicides qui est digne de la volonté divine ?
 
Par pitié ! écoutez-moi, Seigneur… Arrachez à leurs ennemis les descendants de ma sœur… depuis l’artisan jusqu’au fils de roi… Ne laissez pas détruire le germe d’une puissante et féconde association, qui, grâce à vous, datera peut-être dans les fastes du bonheur de l’humanité. Laissez-moi, Seigneur, les réunir, puisqu’on les divise ; les défendre, puisqu’on les attaque… laissez-moi faire espérer ceux-là qui n’espèrent plus, donner du courage à ceux qui sont abattus, relever ceux dont la chute menace, soutenir ceux qui persévèrent dans le bien…
 
Et peut-être leur lutte, leur dévouement, leur vertu, leurs douleurs expieront ma faute… à moi que le malheur, oh ! que le malheur seul avait rendu injuste et méchant.
 
Seigneur ! puisque votre main toute-puissante m’a conduit ici… dans un but que j’ignore, désarmez enfin votre colère ; que je ne sois plus l’instrument de vos vengeances !… Assez de deuil sur la terre ! Depuis deux années, vos créatures tombent par milliers sur mes pas…
 
Le monde est décimé, un voile de deuil s’étend par tout le globe… Depuis l’Asie jusqu’aux glaces du pôle… j’ai marché… et l’on est mort… N’entendez-vous pas ce long sanglot qui de la terre monte vers vous, Seigneur ?… Miséricorde pour tous et pour moi… Qu’un jour, qu’un seul jour… je puisse réunir les descendants de ma sœur… et ils sont sauvés…
 
En disant ces paroles, le voyageur tomba à genoux… il levait vers le ciel ses mains suppliantes.
 
Tout à coup le vent rugit avec plus de violence ; ses sifflements aigus se changèrent en tourmente… Le voyageur tressaillit. D’une voix épouvantée, il s’écria :
 
– Seigneur, le vent de mort mugit avec rage… Il me semble que son tourbillon me soulève Seigneur, vous n’exaucez donc pas ma prière ! Le spectre… oh ! le spectre… le voilà encore… sa face verdâtre est agitée de mouvements convulsifs… ses yeux rouges tournent dans leur orbite… Va-t’en !… va-t’en… Sa main !… oh ! sa main glacée a saisi la mienne…
 
– MARCHE !
 
– Oh ! Seigneur… ce fléau, ce terrible fléau, le porter encore dans cette ville !… Mes frères vont périr les premiers !… eux, si misérables… Grâce !…
 
– MARCHE !
 
– Et les descendants de ma sœur… grâce, grâce !
 
– MARCHE !
 
– Oh !… Seigneur, pitié !… Je ne peux plus me retenir au sol… le spectre m’entraîne sur le penchant de cette colline… ma marche est rapide comme le vent de mort qui souffle derrière moi… Déjà je vois les murailles de la ville… Oh ! pitié, Seigneur, pitié pour les descendants de ma sœur ! Épargnez-les… faites que je ne sois pas leur bourreau, et qu’ils triomphent de leurs ennemis !
 
– MARCHE !… MARCHE !!
 
– Le sol fuit toujours derrière moi… Déjà la porte de la ville… oh ! déjà… Seigneur… Il est temps encore… Oh ! grâce pour cette ville endormie !… Que tout à l’heure elle ne se réveille pas à des cris d’épouvante, de désespoir et de mort !!… Seigneur, je touche au seuil de la porte… vous le voulez donc… C’en est fait… Paris !!… le fléau est dans ton sein !… Ah ! maudit, toujours maudit !
 
– MARCHE !… MARCHE !!… MARCHE !!![1]


[1] En 1346, la fameuse peste noire ravagea le globe ; elle offrait les mêmes symptômes que le choléra, et le même phénomène inexplicable de sa marche progressive et par étapes, selon une route donnée. En 1660, une autre épidémie analogue décima encore le monde.
On sait que le choléra s’est d’abord déclaré à Paris, en interrompant, si cela peut se dire, sa marche progressive, par un bond énorme et inexplicable. – On se souvient aussi que le vent du nord-est a constamment soufflé pendant les plus grands ravages du choléra.