Le Juif Errant

| 13.13 - La découverte.

 

 

 

Peu de temps avant que Florine se fût décidée à réparer son indigne abus de confiance, la Mayeux était revenue de la fabrique après avoir accompli jusqu’au bout un douloureux devoir. À la suite d’un long entretien avec Angèle, frappée comme Agricol de la grâce ingénue, de la sagesse et de la bonté dont semblait douée cette fille, la Mayeux avait la courageuse franchise d’engager le forgeron à ce mariage.
 
La scène suivante se passait donc, alors que Florine, achevant de parcourir le journal de la jeune ouvrière, n’avait pas encore pris la louable résolution de le rapporter.
 
Il était dix heures du soir. La Mayeux, de retour à l’hôtel de Cardoville, venait d’entrer dans sa chambre ; et, brisée par tant d’émotions, elle s’était jetée dans un fauteuil. Le plus profond silence régnait dans la maison ; il n’était interrompu çà et là que par le bruit d’un vent violent qui, au dehors, agitait les arbres du jardin. Une seule bougie éclairait la chambre, tendue d’une étoffe d’un vert sombre. Ces teintes obscures et les vêtements noirs de la Mayeux faisaient paraître sa pâleur plus grande encore. Assise sur un fauteuil au coin du feu, la tête baissée sur sa poitrine, ses mains croisées sur ses genoux, la jeune fille était mélancolique et résignée : on lisait sur sa physionomie l’austère satisfaction que laisse après soi la conscience du devoir accompli.
 
Ainsi que tous ceux qui, élevés à l’impitoyable école du malheur, n’apportent plus d’exagération dans le sentiment de leur chagrin, hôte trop familier, trop assidu, pour qu’on le traite avec luxe, la Mayeux était incapable de se livrer longtemps à des regrets vains et désespérés à propos d’un fait accompli. Sans doute, le coup avait été soudain, affreux ; sans doute, il devait laisser un douloureux et long retentissement dans l’âme de la Mayeux ; mais il devait bientôt passer, si cela peut se dire, à l’état de ses souffrances chroniques, devenues presque partie intégrante de sa vie. Et puis la noble créature, si indulgente envers le sort, trouvait encore des consolations à sa peine amère ; aussi elle s’était sentie vivement touchée des témoignages d’affection que lui avait donnés Angèle, la fiancée d’Agricol, et elle avait éprouvé une sorte d’orgueil de cœur en voyant avec quelle aveugle confiance, avec quelle joie ineffable le forgeron accueillait les heureux pressentiments qui semblaient consacrer son bonheur.
 
La Mayeux se disait encore :
 
– Au moins, je ne serai plus agitée malgré moi, non par des espérances, mais par des suppositions aussi ridicules qu’insensées. Le mariage d’Agricol met un terme à toutes les misérables rêveries de ma pauvre tête.
 
Et puis enfin, la Mayeux trouvait surtout une consolation réelle, profonde, dans la certitude où elle était d’avoir pu résister à cette terrible épreuve et cacher à Agricol l’amour qu’elle ressentait pour lui, car l’on sait combien étaient redoutables, effrayantes, pour l’infortunée, les idées de ridicule et de honte qu’elle croyait attachées à la découverte de sa folle passion. Après être restée quelque temps absorbée, la Mayeux se leva et se dirigea lentement vers son bureau.
 
– Ma seule récompense, dit-elle en apprêtant ce qui lui était nécessaire pour écrire, sera de confier au triste et muet témoin de mes peines cette nouvelle douleur ; j’aurai du moins tenu la promesse que je m’étais faite à moi-même ; croyant, au fond de mon âme, cette jeune fille capable d’assurer la félicité d’Agricol… je le lui ai dit, à lui, avec sincérité. Un jour, dans bien longtemps, lorsque je relirai ces pages, j’y trouverai peut-être une compensation à ce que je souffre maintenant.
 
Ce disant, la Mayeux retira le carton du casier… n’y trouvant pas son manuscrit, elle jeta d’abord un cri de surprise. Mais quel fut son effroi lorsqu’elle aperçut une lettre à son adresse remplaçant son journal !
 
La jeune fille devint d’une pâleur mortelle ; ses genoux tremblèrent ; elle faillit s’évanouir ; mais sa terreur croissante lui donna une énergie factice, elle eut la force de rompre le cachet de cette lettre. Un billet de cinq cents francs, qu’elle contenait, tomba sur la table, et la Mayeux lut ce qui suit :
 
« Mademoiselle,
 
« C’est quelque chose de si original et de si joli à lire, dans vos mémoires, que l’histoire de votre amour pour Agricol, que l’on ne peut résister au plaisir de lui faire connaître cette grande passion dont il ne se doute guère, et à laquelle il ne peut manquer de se montrer sensible. On profitera de cette occasion pour procurer à une foule d’autres personnes, qui en auraient été malheureusement privées, l’amusante lecture de votre journal. Si les copies et les extraits ne suffisent pas, on le fera imprimer ; on ne serait trop répandre les belles choses ; les uns pleureront, les autres riront ; ce qui paraîtra superbe à ceux-ci, fera éclater de rire ceux-là ; ainsi va le monde ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que votre journal fera du bruit, on vous le garantit.
 
« Comme vous êtes capable de vouloir vous soustraire à votre triomphe et que vous n’aviez que des guenilles sur vous lorsque vous êtes entrée, par charité, dans cette maison où vous voulez dominer et faire la dame, ce qui ne va pas à votre taille pour plus d’une raison, on vous fait tenir cinq cents francs par la présente lettre, pour vous payer votre papier, et afin que vous ne soyez pas sans ressources dans le cas où vous seriez assez modeste pour craindre les félicitations qui, dès demain, vous accableront, car, à l’heure qu’il est, votre journal est déjà en circulation.
 
« Un de vos confrères,
« Un vrai MAYEUX. »
 
Le ton grossièrement railleur et insolent de cette lettre, qui, à dessein, semblait écrite par un laquais jaloux de la venue de la malheureuse créature dans la maison, avait été calculé avec une infernale habileté, et devait immanquablement produire l’effet que l’on en espérait.
 
– Oh ! mon Dieu !…
 
Telles furent les paroles que put prononcer la jeune fille dans sa stupeur et dans son épouvante.
 
Maintenant, si l’on se rappelle en quels termes passionnés était exprimé l’amour de cette infortunée pour son frère adoptif, si l’on a remarqué plusieurs passages de ce manuscrit, où elle révélait les douloureuses blessures qu’Agricol lui avait souvent faites sans le savoir, si l’on se rappelle enfin quelle était sa terreur du ridicule, on comprendra son désespoir insensé, après la lecture de cette lettre infâme. La Mayeux ne songea pas un moment à toutes les nobles paroles, à tous les récits touchants que renfermait son journal ; la seule et horrible idée qui foudroya l’esprit égaré de cette malheureuse, fut que, le lendemain, Agricol, Mlle de Cardoville, et une foule insolente et railleuse, auraient connaissance et seraient instruits de cet amour d’un ridicule atroce, qui devait, croyait-elle, l’écraser de confusion et de honte. Ce nouveau coup fut si étourdissant, que la Mayeux plia un moment sous ce choc imprévu. Durant quelques minutes, elle resta complètement inerte, anéantie ; puis, avec la réflexion, lui vint tout à coup la conscience d’une nécessité terrible.
 
Cette maison si hospitalière, où elle avait trouvé un refuge assuré après tant de malheurs, il lui fallait la quitter à tout jamais. La timidité craintive, l’ombrageuse délicatesse de la pauvre créature, ne lui permettaient pas de rester une minute de plus dans cette demeure, où les plus secrets replis de son âme venaient d’être ainsi surpris, profanés et livrés sans doute aux sarcasmes et aux mépris. Elle ne songea pas à demander justice et vengeance à Mlle de Cardoville : apporter un ferment de trouble et d’irritation dans cette maison au moment de l’abandonner, lui eût semblé de l’ingratitude envers sa bienfaitrice. Elle ne chercha pas à deviner quel pouvait être l’auteur ou le motif d’une si odieuse soustraction et d’une lettre si insultante. À quoi bon… décidée qu’elle était à fuir les humiliations dont on la menaçait !
 
Il lui parut vaguement (ainsi qu’on l’avait espéré) que cette indignité devait être l’œuvre de quelque subalterne jaloux de l’affectueuse déférence que lui témoignait Mlle de Cardoville… ainsi pensait la Mayeux avec un désespoir affreux. Ces pages, si douloureusement intimes, qu’elle n’eût pas osé confier à la mère la plus tendre, la plus indulgente, parce que, écrites, pour ainsi dire, avec le sang de ses blessures, elles reflétaient avec une fidélité trop cruelle les mille plaies secrètes de son âme endolorie… ces pages allaient servir… servaient peut-être, à l’heure même, de jouet et de risée aux valets de l’hôtel.
 
* * * * *
 
L’argent qui accompagnait cette lettre et la façon insultante dont il lui était offert confirmaient encore ses soupçons. On voulait que la peur de la misère ne fût pas un obstacle à sa sortie de la maison.
 
Le parti de la Mayeux fut pris avec cette résignation calme et décidée qui lui était familière… Elle se leva ; ses yeux brillants et un peu hagards ne versaient pas une larme : depuis la veille elle avait trop pleuré ; d’une main tremblante et glacée elle écrivit ces mots sur un papier qu’elle laissa à côté du billet de cinq cents francs.
 
« Que Mlle de Cardoville soit bénie du bien qu’elle m’a fait, et qu’elle me pardonne d’avoir quitté sa maison, où je ne puis rester désormais. »
 
Ceci écrit, la Mayeux jeta au feu la lettre infâme, qui semblait lui brûler les mains… Puis, donnant un dernier regard à cette chambre meublée presque avec luxe, elle frémit involontairement en songeant à la misère qui l’attendait de nouveau, misère plus affreuse encore que celle dont jusqu’alors elle avait été victime, car la mère d’Agricol était partie avec Gabriel, et la malheureuse enfant ne devait même plus, comme autrefois, être consolée dans sa détresse par l’affection presque maternelle de la femme de Dagobert.
 
Vivre seule… absolument seule… avec la pensée que sa fatale passion pour Agricol était moquée par tous et peut-être aussi par lui… tel était l’avenir de la Mayeux. Cet avenir… cet abîme l’épouvanta… une pensée sinistre lui vint à l’esprit… elle tressaillit, et l’expression d’une joie amère contracta ses traits. Résolue à partir, elle fit quelques pas pour gagner la porte, et en passant devant la cheminée, elle se vit involontairement dans la glace, pâle comme une morte et vêtue de noir… Alors elle songea qu’elle portait un habillement qui ne lui appartenait pas… et se souvint du passage de la lettre où on lui reprochait les guenilles qu’elle portait avant d’entrer dans cette maison.
 
– C’est juste ! dit-elle avec un sourire déchirant, en regardant sa robe noire, ils m’appelleraient voleuse.
 
Et la jeune fille, prenant son bougeoir, entra dans le cabinet de toilette, et reprit les pauvres vieux vêtements qu’elle avait voulu conserver comme une sorte de pieux souvenir de son infortune. À cet instant seulement les larmes de la Mayeux coulèrent avec abondance… Elle pleurait, non de désespoir, de revêtir de nouveau la livrée de la misère, mais elle pleurait de reconnaissance, car cet entourage de bien-être auquel elle disait un éternel adieu lui rappelait à chaque pas les délicatesses et les bontés de Mlle de Cardoville ; aussi, cédant à un mouvement presque involontaire, après avoir repris ses pauvres habits, elle tomba à genoux au milieu de la chambre, et, s’adressant par la pensée à Mlle de Cardoville, elle s’écria d’une voix entrecoupée par des sanglots convulsifs :
 
– Adieu… pour toujours adieu !… vous qui m’appeliez votre amie… votre sœur.
 
Tout à coup la Mayeux se releva avec terreur ; elle avait entendu marcher doucement dans le corridor qui conduisait du jardin à l’une des portes de son appartement, l’autre porte s’ouvrant sur le salon. C’était Florine, qui, trop tard, hélas ! rapportait le manuscrit.
 
Éperdue, épouvantée du bruit de ces pas, se voyant déjà le jouet de la maison, la Mayeux, quittant sa chambre, se précipita dans le salon, le traversa en courant, ainsi que l’antichambre, gagna la cour, frappa aux carreaux du portier. La porte s’ouvrit et se referma sur elle.
 
Et la Mayeux avait quitté l’hôtel de Cardoville.
 
* * * * *
 
Adrienne était ainsi privée d’un gardien dévoué, fidèle et vigilant. Rodin s’était débarrassé d’une antagoniste active et pénétrante, qu’il avait toujours et avec raison redoutée. Ayant, on l’a vu, deviné l’amour de la Mayeux pour Agricol, la sachant poète, le jésuite supposa logiquement qu’elle devait avoir écrit secrètement quelques vers empreints de cette passion fatale et cachée. De là l’ordre donné à Florine de tâcher de découvrir quelques preuves écrites de cet amour ; de là cette lettre si horriblement bien calculée dans sa grossièreté, et dont, il faut le dire, Florine ignorait la substance, l’ayant reçue après avoir sommairement fait connaître le contenu du manuscrit qu’elle s’était une première fois contentée de parcourir sans le soustraire. Nous l’avons dit, Florine, cédant trop tard à un généreux repentir, était arrivée chez la Mayeux au moment où celle-ci, épouvantée, quitta l’hôtel. La camériste, apercevant une lumière dans le cabinet de toilette, y courut ; elle vit sur une chaise l’habillement noir que la Mayeux venait de quitter, et, à quelques pas, ouverte et vide, la mauvaise petite malle où elle avait jusqu’alors conservé ses pauvres vêtements. Le cœur de Florine se brisa ; elle courut au bureau : le désordre des cartons, le billet de cinq cents francs laissé à côté des deux lignes écrites à Mlle de Cardoville, tout lui prouva que son obéissance aux ordres de Rodin avait porté de funestes fruits, et que la Mayeux avait quitté la maison pour toujours. Florine, reconnaissant l’inutilité de sa tardive résolution, se résigna en soupirant à faire parvenir le manuscrit à Rodin ; puis, forcée par la fatalité de sa misérable position à se consoler du mal par le mal même, elle se dit que du moins sa trahison deviendrait moins dangereuse par le départ de la Mayeux.
 
* * * * *
 
Le surlendemain de ces événements, Adrienne reçut un billet de Rodin, en réponse à une lettre qu’elle lui avait écrite pour lui apprendre le départ inexplicable de la Mayeux :
 
« Ma chère demoiselle,
 
« Obligé de partir ce matin même pour la fabrique de l’excellent M. Hardy, où m’appelle une affaire fort grave, il m’est impossible d’aller vous présenter mes très humbles devoirs. Vous me demandez : que penser de la disparition de cette pauvre fille ? je n’en sais en vérité rien… L’avenir expliquera tout à son avantage… Je n’en doute pas… Seulement, souvenez-vous de ce que je vous ai dit chez le docteur Baleinier au sujet de certaine société et des secrets émissaires dont elle sait entourer si perfidement les personnes qu’elle a intérêt à faire épier.
 
« Je n’inculpe personne, mais rappelons simplement des faits. Cette pauvre fille m’a accusé… et je suis, vous le savez, le plus fidèle de vos serviteurs… elle ne possédait rien… et l’on a trouvé cinq cents francs dans son bureau. Vous l’avez comblée… et elle a abandonné votre maison sans oser expliquer la cause de sa fuite inqualifiable.
 
« Je ne conclus pas, ma chère demoiselle… il me répugne toujours, à moi, d’accuser sans preuve… mais réfléchissez et tenez-vous bien sur vos gardes ; vous venez peut-être d’échapper à un grand danger. Redoublez de circonspection et de défiance, c’est du moins le respectueux avis de votre très humble et très obéissant serviteur,
 
RODIN. »