| 16.63 - Un message.
Pendant que Rodin restait plongé dans une ambitieuse extase en contemplant le portrait de Sixte-Quint, le bon petit père Caboccini, dont les chaudes et pétulantes embrassades avaient si fort impatienté Rodin, était allé trouver mystérieusement Faringhea, et, lui remettant un fragment du crucifix d’ivoire, lui avait dit ces deux mots, avec son air de bonhomie et de joyeuseté habituel : – Son Excellence le cardinal Malipieri, à mon départ de Rome, m’a chargé de vous remettre ceci, seulement aujourd’hui… 31 mai. Le métis, qui ne s’émouvait guère, tressaillit brusquement, presque avec douleur ; sa figure s’assombrit encore, et, attachant sur le petit père un regard perçant, il répondit. – Vous devez encore me dire quelques paroles ? – Il est vrai, reprit le père Caboccini. Ces paroles les voici : Souvent de la coupe aux lèvres… il y a loin. – C’est bien, dit le métis. Et poussant un profond soupir, il rapprocha le fragment du crucifix d’ivoire du fragment qu’il possédait déjà ; le tout s’ajustait à merveille. Le père Caboccini le regardait faire avec curiosité, car le cardinal ne lui avait rien dit autre chose, sinon de remettre ce morceau d’ivoire à Faringhea, et de lui répéter les mots précédents, afin de bien établir l’authenticité de sa mission ; le révérend père, assez intrigué, dit au métis : – Et qu’allez-vous faire de ce crucifix maintenant complet ? – Rien… dit Faringhea, toujours absorbé dans une méditation pénible. – Rien ! reprit le révérend père étonné. Mais à quoi bon vous l’apporter de si loin ? Sans satisfaire à cette curieuse demande, le métis lui dit : – À quelle heure le révérend père Rodin se rend-il demain rue Saint-François ? – De très bon matin. – Avant de sortir, il ira à la chapelle faire sa prière ? – Oui, selon l’habitude de tous nos révérends pères. – Vous couchez près de lui ? – Comme son socius, j’occupe une chambre contiguë à la sienne. – Il se pourrait, dit Faringhea après un moment de silence, que le révérend père, absorbé par les grands intérêts qui l’occupent… oubliât de se rendre à la chapelle… Rappelez-lui ce devoir pieux. – Je n’y manquerai pas. – Non… n’y manquez pas, ajouta Faringhea avec insistance. – Soyez tranquille, dit le bon petit père, je vois que vous vous intéressez à son salut… – Beaucoup… – Cette préoccupation est louable… continuez ainsi, et vous pourrez appartenir un jour tout à fait à notre compagnie, dit affectueusement le père Caboccini. – Je ne suis encore qu’un pauvre membre auxiliaire et affilié, dit humblement Faringhea ; mais nul plus que moi n’est dévoué, âme, corps, esprit, à la société, dit le métis avec une sourde exclamation. Bohwanie n’est rien auprès d’elle !… – Bohwanie !… qu’est-ce que cela, mon bon ami ? – Bohwanie fait des cadavres qui pourrissent… et la sainte société fait des cadavres qui marchent… – Ah ! oui… Perinde ac cadaver… c’est le dernier mot de notre grand saint Ignace de Loyola ; mais qu’est-ce que c’est que Bohwanie ? – Bohwanie est à la sainte société ce que l’enfant est à l’homme… répondit le métis de plus en plus exalté. Gloire à la Compagnie ! gloire !! Mon père serait son ennemi… que je frapperais mon père… L’homme dont le génie m’inspirerait le plus d’admiration, de respect et de terreur, serait son ennemi… que je frapperais cet homme malgré l’admiration, le respect et la terreur qu’il m’inspirerait, dit le métis avec effort ; puis, après un instant de silence, il ajouta en regardant en face le père Caboccini : – Je parle ainsi, pour que vous reportiez mes paroles au cardinal Malipieri, en le priant de les rapporter… au… Faringhea s’arrêta court. – À qui le cardinal rapportera-t-il vos paroles ? – Il le sait, dit brusquement le métis. Bonsoir. – Bonsoir, mon bon ami ; je ne puis que vous louer de vos sentiments à l’endroit de notre compagnie. Hélas ! elle a besoin de défenseurs énergiques… car il se glisse, dit-on, des traîtres jusque dans son sein… – Pour ceux-là, dit Faringhea, il faut surtout être sans pitié. – Sans pitié, dit le bon père… nous nous entendons. – Peut-être, dit le métis ; n’oubliez pas surtout de faire songer au révérend père Rodin à aller à la chapelle avant de sortir. – Je n’y manquerai pas, dit le révérend père Caboccini. Et les deux hommes se séparèrent. En rentrant, le père Caboccini apprit qu’un courrier, arrivé de Rome la nuit même, venait d’apporter des dépêches à Rodin.
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