Le Juif Errant

| Neuvième partie : La reine Bacchanal / I. La mascarade.

 

 

 

Le lendemain du jour où la femme de Dagobert avait été conduite par le commissaire de police auprès du juge d’instruction, une scène bruyante et animée se passait sur la place du Châtelet, en face d’une maison dont le premier étage et le rez-de-chaussée étaient alors occupés par les vastes salons d’un traiteur à l’enseigne du Veau-qui-tette.
 
La nuit du jeudi gras venait de finir. Une assez grande quantité de masques grotesquement et pauvrement accoutrés sortaient des bals de cabarets situés dans le quartier de l’Hôtel-de-Ville, et traversaient, en chantant, la place du Châtelet ; mais en voyant accourir sur le quai une seconde troupe de gens déguisés, les premiers masques s’arrêtèrent pour attendre les nouveaux en poussant des cris de joie dans l’espoir d’une de ces luttes de paroles graveleuses et de lazzi poissards qui ont illustré Vadé. Cette foule, plus ou moins avinée, bientôt augmentée de beaucoup de gens que leur état obligeait à circuler dans Paris de très grand matin, cette foule s’était tout à coup concentrée dans l’un des angles de la place, de sorte qu’une jeune fille pâle et contrefaite, qui la traversait en ce moment, fut enveloppée de toutes parts. Cette jeune fille était la Mayeux ; levée avec le jour, elle allait chercher plusieurs pièces de lingerie chez la personne qui l’employait. On conçoit les craintes de la pauvre ouvrière lorsque, involontairement engagée au milieu de cette foule joyeuse, elle se rappela la cruelle scène de la veille ; mais malgré tous ses efforts, hélas ! bien chétifs, elle ne put faire un pas, car la troupe de masques qui arrivait s’étant ruée sur les premiers venus, une partie de ceux-ci s’écartèrent, d’autres refluèrent en avant, et la Mayeux, se trouvant parmi ces derniers, fut pour ainsi dire portée par ce flot de peuple et jetée parmi les groupes les plus rapprochés de la maison du traiteur. Les nouveaux masques étaient beaucoup mieux costumés que les autres : ils appartenaient à cette classe turbulente et gaie qui fréquente habituellement la Chaumière, le Prado, le Colisée et autres réunions dansantes plus ou moins échevelées, composées généralement d’étudiants, de demoiselles de boutique, de commis marchands, de grisettes, etc.
 
Cette troupe, tout en ripostant aux plaisanteries des autres masques, semblait attendre avec une grande impatience l’arrivée d’une personne singulièrement désirée. Les paroles suivantes, échangées entre pierrots et pierrettes, débardeurs et débardeuses, turcs et sultanes ou autres couples assortis, donneront une idée de l’importance des personnages si ardemment désirés.
 
– Leur repas est commandé pour sept heures du matin. Leurs voitures devraient déjà être arrivées.
 
– Oui… mais la reine Bacchanal aura voulu conduire la dernière course du Prado.
 
– Si j’avais su cela… je serais resté pour la voir, ma reine adorée.
 
– Gobinet, si vous l’appelez encore votre reine adorée, je vous égratigne ; en attendant, je vous pince !…
 
– Céleste, finis donc !… tu me fais des noirs sur le satin naturel dont maman m’a orné en naissant.
 
– Pourquoi appelez-vous cette Bacchanal votre reine adorée ? Qu’est-ce que je vous suis donc, moi ?
 
– Tu es mon adorée, mais pas ma reine… car comme il n’y a qu’une lune dans les nuits de la nature, il n’y a qu’une reine Bacchanal dans les nuits du Prado.
 
– Oh ! que c’est joli… gros rien du tout, allez !
 
– Gobinet a raison, elle était superbe, cette nuit, la reine !
 
– Et en train !
 
– Jamais je ne l’ai vue plus gaie.
 
– Et quel costume… étourdissant !
 
– Renversant !!!
 
– Ébouriffant !!!
 
– Pulvérisant !!!
 
– Fulminant !!!
 
– Il n’y a qu’elle pour en inventer de pareils.
 
– Et quelle danse !
 
– Oh oui ! Voilà qui est à la fois déchaîné, onduleux et serpenté. Il n’y a pas une bayadère pareille sous la calotte des cieux.
 
– Gobinet, rendez-moi tout de suite mon châle… vous me l’avez déjà assez abîmé en vous en faisant une ceinture autour de votre gros corps : je n’ai pas besoin de périr mes effets pour de gros êtres qui appellent les autres femmes des bayadères.
 
– Voyons, Céleste, calme ta fureur… je suis déguisé en Turc ; en parlant de bayadères, je reste dans mon rôle ou à peu près.
 
– Ta Céleste est comme les autres, va, Gobinet, elle est jalouse de la reine Bacchanal.
 
– Jalouse ! moi ? Ah ! par exemple… Si je voulais être aussi effrontée qu’elle, on parlerait de moi tout autant… Après tout, qu’est-ce qui fait sa réputation ? C’est qu’elle a un sobriquet.
 
– Quant à cela, tu n’as rien à lui envier… puisqu’on t’appelle Céleste !
 
– Vous savez bien, Gobinet, que Céleste est mon nom…
 
– Oui, mais il a l’air d’un sobriquet quand on te regarde.
 
– Gobinet, je mettrai encore ça sur votre mémoire…
 
– Et Oscar t’aidera à faire l’addition… n’est-ce pas ?
 
– Certainement, et vous verrez le total… Je poserai l’un, et je retiendrai l’autre… et l’autre, ça ne sera pas vous.
 
– Céleste, vous me faites de la peine… Je voulais vous dire que votre nom angélique est en bisbille avec votre ravissante petite mine bien autrement lutine que celle de la reine Bacchanal.
 
– C’est çà ! maintenant, câlinez-moi, scélérat.
 
– Je te jure sur la tête abhorrée de mon propriétaire que si tu voulais, tu aurais autant d’aplomb que la reine Bacchanal, ce qui n’est pas peu dire !
 
– Le fait est que, pour avoir de l’aplomb, la Bacchanal en a… et un fier.
 
– Sans compter qu’elle fascine les municipaux.
 
– Et qu’elle magnétise les sergents de ville.
 
– Ils ont beau vouloir se fâcher… elle finit toujours par les faire rire…
 
– Et ils l’appellent tous : ma Reine.
 
– Cette nuit encore… elle a charmé un municipal, une vraie rosière, ou plutôt un rosier, dont la pudeur s’était gendarmée (gendarmée ! avant les glorieuses, ça aurait été un joli mot). Je disais donc que la pudeur d’un municipal s’était gendarmée pendant que la reine dansait son fameux pas de la Tulipe orageuse.
 
– Quelle contredanse !… Couche-tout-nu et la reine Bacchanal ayant pour vis-à-vis Rose-Pompon et Nini-Moulin !
 
– Et tous quatre frétillant des tulipes de plus en plus orageuses.
 
– À propos, est-ce que c’est vrai ce qu’on dit de Nini-Moulin ?
 
– Quoi donc ?
 
– Que c’est un homme de lettres qui fait des brochures pour la religion ?
 
– Oui, c’est vrai ; je l’ai vu souvent chez mon patron, où il se fournit. Mauvais payeur… mais farceur !
 
– Et il fait le dévot ?
 
– Je crois bien, quand il le faut ; alors c’est M. Dumoulin gros comme le bras, il roule des yeux, marche le cou de travers et les pieds en dedans… Mais, une fois qu’il a fait sa parade, il s’évapore dans les bals-cancans qu’il idolâtre, et où les femmes l’ont surnommé Nini-Moulin… joignez à ce signalement qu’il boit comme un poisson, et vous connaîtrez le gaillard. Ce qui ne l’empêche pas d’écrire dans les journaux religieux ; aussi les cagots, qu’il met encore plus souvent dedans qu’il ne s’y met lui-même, ne jurent que par lui. Faut voir ses articles ou ses brochures (seulement les voir… pas les lire) ; on y parle à chaque page du diable et de ses cornes… des fritures désolantes qui attendent les impies et les révolutionnaires… de l’autorité des évêques, du pouvoir du pape… est-ce que je sais, moi ? Soiffard de Nini-Moulin… va !… Il leur en donne pour leur argent…
 
– Le fait est qu’il est soiffard et crânement chicard… Quels avant-deux il bombardait avec la petite Rose-Pompon dans la contredanse de la Tulipe orageuse !
 
– Et quelle bonne tête il avait… avec son casque romain et ses bottes à revers !…
 
– Rose-Pompon danse joliment bien aussi ; c’est poétiquement tortillé…
 
– Et idéalement cancané !!
 
– Oui, mais la reine Bacchanal est à six mille pieds au-dessus du niveau du cancan ordinaire… J’en reviens toujours à son pas de cette nuit, la Tulipe orageuse.
 
– C’était à l’adorer.
 
– À la vénérer.
 
– C’est-à-dire que si j’étais père de famille, je lui confierais l’éducation de mes fils !!
 
– C’est à propos de ce pas-là que le municipal s’est fâché d’un ton de rosière gendarmée.
 
– Le fait est que le pas était un peu raide.
 
– Raide et raidissime ; aussi le municipal s’approche d’elle et lui dit : « Ah ! çà, voyons, ma reine, est-ce que c’est pour de bon, ce pas-là ? Mais non ! guerrier pudique, répond la reine ; je l’essaye seulement une fois tous les soirs afin de le bien danser dans ma vieillesse. C’est un vœu que j’ai fait pour que vous deveniez brigadier… » Quelle drôle de fille !
 
– Moi, je ne comprends pas que ça dure toujours avec Couche-tout-nu.
 
– Parce qu’il a été ouvrier ?
 
– Quelle bêtise ! Ça nous irait bien, à nous autres étudiants ou garçons de magasin, de faire les fiers !… Non, je m’étonne de la fidélité de la reine…
 
– Le fait est que voilà trois ou quatre bons mois…
 
– Elle en est folle, et il en est bête.
 
– Ça doit leur faire une drôle de conversation.
 
– Quelquefois je me demande où diable Couche-tout-nu prend l’argent qu’il dépense… Il paraît que c’est lui qui a payé les frais de cette nuit, trois voitures à quatre chevaux, et le réveille-matin pour vingt personnes, à dix francs par tête.
 
– On dit qu’il a hérité… Aussi Nini-Moulin qui flaire les festins et les bamboches, a fait connaissance avec lui cette nuit… sans compter qu’il doit avoir des vues malhonnêtes sur la reine Bacchanal.
 
– Lui ! ah bien, oui ! il est trop laid ; les femmes aiment à l’avoir pour danseur… parce qu’il fait pouffer de rire la galerie ; mais voilà tout. La petite Rose-Pompon, qui est si gentille, l’a pris comme chaperon peu compromettant en l’absence de son étudiant.
 
– Ah !… les voitures ! voilà les voitures ! cria la foule tout d’une voix.
 
La Mayeux, forcée de rester auprès des masques, n’avait pas perdu un mot de cet entretien pénible pour elle, car il s’agissait de sa sœur, qu’elle ne voyait plus depuis longtemps ; non que la reine Bacchanal eût mauvais cœur, mais le tableau de la profonde misère de la Mayeux, misère qu’elle avait partagée, mais qu’elle n’avait pas eu la force de supporter bien longtemps, causait à cette joyeuse fille des accès de tristesse amère ; elle ne s’y exposait plus, ayant en vain voulu faire accepter à sa sœur des secours que celle-ci avait toujours refusés, sachant que leur source ne pouvait être honorable.
 
– Les voitures !… les voitures !… cria de nouveau la foule en se portant en avant avec enthousiasme, de sorte que la Mayeux, sans le vouloir, se trouva portée, au premier rang, parmi les gens empressés de voir défiler cette mascarade.
 
C’était en effet un curieux spectacle. Un homme à cheval, déguisé en postillon, veste bleue brodée d’argent, queue énorme d’où s’échappaient des flots de poudre, chapeau orné de rubans immenses, précédait la première voiture, en faisant claquer son fouet et criant à tue-tête :
 
– Place ! place à la reine Bacchanal et à sa cour !
 
Dans ce landau découvert, traîné par quatre chevaux étiques montés par deux vieux postillons vêtus en diables, s’élevait une véritable pyramide d’hommes et de femmes, assis, debout, perchés, tous dans les costumes les plus fous, les plus grotesques, les plus excentriques : c’était un incroyable fouillis de couleurs éclatantes, de fleurs, de rubans, d’oripeaux et de paillettes. De ce monceau de formes et d’accoutrements bizarres sortaient des têtes grotesques ou gracieuses, laides ou jolies ; mais toutes animées par l’excitation fébrile d’une folle ivresse, mais toutes tournées par une expression d’admiration fanatique vers la seconde voiture, où la reine Bacchanal trônait en souveraine, pendant qu’on la saluait de ces cris répétés par la foule : Vive la reine Bacchanal !!!
 
Cette seconde voiture, landau découvert comme la première, ne contenait que les quatre coryphées du pas de la Tulipe orageuse, Nini-Moulin, Rose-Pompon, Couche-tout-nu et la reine Bacchanal.
 
Dumoulin, cet écrivain religieux qui voulait disputer Mme de Sainte-Colombe à l’influence des amis de M. Rodin, son patron ; Dumoulin, surnommé Nini-Moulin, debout sur les coussins de devant, eût offert un magnifique sujet d’étude à Callot ou à Gavarni, cet éminent artiste qui joint à la verve mordante et à la merveilleuse fantaisie de l’illustre caricaturiste la grâce, la poésie et la profondeur d’Hogarth. Nini-Moulin, âgé de trente-cinq ans environ, portait très en arrière de la tête un casque romain en papier d’argent ; un plumeau à manche de bois rouge, surmonté d’une volumineuse touffe de plumes noires, était planté sur le côté de cette coiffure, dont il rompait agréablement les lignes peut-être trop classiques. Sous ce casque s’épanouissait la face la plus rubiconde, la plus réjouissante qui ait jamais été empourprée par les esprits subtils d’un vin généreux. Un nez très saillant, dont la forme primitive se dissimulait modestement sous une luxuriante efflorescence de bourgeons irisés de rouge et de violet, accentuait très drolatiquement cette figure absolument imberbe, à laquelle une large bouche à lèvres épaisses et évasées en rebord donnait une expression de jovialité surprenante, qui rayonnait dans ses gros yeux gris à fleur de tête.
 
En voyant ce joyeux bonhomme à panse de Silène, on se demandait comment il n’avait pas cent fois noyé dans le vin ce fiel, cette bile, ce venin dont dégouttaient ses pamphlets contre les ennemis de l’ultramontanisme, et comment ses croyances catholiques pouvaient surnager au milieu de ses débordements bachiques et chorégraphiques. Cette question eût paru insoluble si l’on n’eût réfléchi que les comédiens chargés des rôles les plus noirs, les plus odieux, sont souvent, au demeurant, les meilleurs fils du monde.
 
Le froid étant assez vif, Nini-Moulin portait un carrick entr’ouvert qui laissait voir sa cuirasse à écailles de poisson et son maillot couleur de chair, tranché brusquement au-dessous du mollet par le revers jaune de ses bottes. Penché en avant de la voiture, il poussait des cris de sauvage entrecoupés de ces mots : « Vive la reine Bacchanal ! » Après quoi il faisait grincer et évoluer rapidement une énorme crécelle qu’il tenait à la main.
 
Couche-tout-nu, debout à côté de Nini-Moulin, faisait flotter un étendard de soie blanche où étaient écrits ces mots : Amour et joie à la reine Bacchanal ! Couche-tout-nu avait vingt-cinq ans environ ; sa figure intelligente et gaie, encadrée d’un collier de favoris châtains, amaigrie par les veilles et par les excès, exprimait un singulier mélange d’insouciance, de hardiesse, de nonchaloir et de moquerie ; mais aucune passion basse ou méchante n’y avait encore laissé sa fatale empreinte. C’était le type parfait du Parisien, dans le sens qu’on donne à cette appellation, soit à l’armée, soit en province, soit à bord des bâtiments de guerre ou de commerce. Ce n’est pas un compliment, et pourtant c’est bien loin d’être une injure ; c’est une épithète qui tient à la fois du blâme, de l’admiration et de la crainte ; car si, dans cette acception, le Parisien est souvent paresseux et insoumis, il est habile à l’œuvre, résolu dans le danger, et toujours terriblement railleur et goguenard. Couche-tout-nu était costumé, comme on le dit vulgairement, en fort : veste de velours noir à boutons d’argent, gilet écarlate, pantalon à larges raies bleues, châle façon cachemire pour ceinture à longs bouts flottants, chapeau couvert de fleurs et de rubans. Ce déguisement seyait à merveille à sa tournure dégagée. Au fond de la voiture, debout sur les coussins, se tenaient Rose-Pompon et la reine Bacchanal.
 
Rose-Pompon, ex-frangeuse de dix-sept ans, avait la plus gentille et la plus drôle de petite mine que l’on pût voir ; elle était coquettement vêtue d’un costume de débardeur ; sa perruque poudrée à blanc, sur laquelle était crânement posé de côté un bonnet de police orange et vert galonné d’argent, rendait encore plus vif l’éclat de ses grands yeux noirs et l’incarnat de ses joues potelées ; elle portait au cou une cravate orange comme sa ceinture flottante ; sa veste juste, ainsi que son étroit gilet en velours vert clair, garni de tresses d’argent, mettaient dans toute sa valeur une taille charmante dont la souplesse devait se prêter merveilleusement aux évolutions du pas de la Tulipe orageuse. Enfin son large pantalon, de même étoffe et de même couleur que la veste, était suffisamment indiscret.
 
La reine Bacchanal s’appuyait d’une main sur l’épaule de Rose-Pompon, qu’elle dominait de toute la tête. La sœur de la Mayeux présidait véritablement en souveraine à cette folle ivresse que sa seule présence semblait inspirer, tant son entrain, sa bruyante animation, avaient d’influence sur son entourage. C’était une grande fille de vingt ans environ, leste et bien tournée, aux traits réguliers, à l’air joyeux et tapageur ; ainsi que sa sœur, elle avait de magnifiques cheveux châtains et de grands yeux bleus ; mais au lieu d’être doux et timides comme ceux de la jeune ouvrière, ils brillaient d’une infatigable ardeur pour le plaisir. Telle était l’énergie de cette organisation vivace, que, malgré plusieurs nuits et plusieurs jours passés en fêtes continuelles, son teint était aussi pur, sa joue aussi rose, son épaule aussi fraîche, que si elle fût sortie le matin même de quelque paisible retraite. Son déguisement, quoique bizarre et d’un caractère singulièrement saltimbanque, lui seyait pourtant à merveille. Il se composait d’une sorte de corsage juste en drap d’or et à longue taille, garni de grosses bouffettes de rubans incarnats qui flottaient sur ses bras nus, et d’une courte jupe, aussi en velours incarnat, ornée de passequilles et de paillettes d’or, laquelle jupe ne descendait qu’à moitié d’une jambe à la fois fine et robuste, chaussée de bas de soie blancs et de brodequins rouges à talons de cuivre. Jamais danseuse espagnole n’a eu de taille plus hardiment cambrée, plus élastique et, pour ainsi dire, plus frétillante que cette singulière fille, qui semblait possédée du démon de la danse et du mouvement, car presque à chaque instant un gracieux petit balancement de la tête, accompagné d’une légère ondulation des épaules et des hanches, semblait suivre la cadence d’un orchestre invisible dont elle marquait la mesure du bout de son pied droit posé sur le rebord de la portière de la façon la plus provocante, car la reine Bacchanal se tenait debout et fièrement campée sur les coussins de la voiture. Une sorte de diadème doré, emblème de sa bruyante royauté, orné de grelots retentissants, ceignait son front ; ses cheveux, nattés en deux grosses tresses, s’arrondissaient autour de ses joues vermeilles et allaient se tordre derrière sa tête ; sa main gauche reposait sur l’épaule de Rose-Pompon, et de la main droite elle tenait un énorme bouquet dont elle saluait la foule en riant aux éclats.
 
Il serait difficile de rendre ce tableau si bruyant, si animé, si fou, complété par une troisième voiture, remplie comme la première d’une pyramide de masques grotesques et extravagants.
 
Parmi cette foule réjouie, une seule personne contemplait cette scène avec une tristesse profonde : c’était la Mayeux, toujours maintenue au premier rang des spectateurs, malgré ses efforts pour sortir de la foule. Séparée de sa sœur depuis bien longtemps, elle la revoyait pour la première fois dans toute la pompe de son singulier triomphe, au milieu des cris de joie, des bravos de ses compagnons de plaisir. Pourtant les yeux de la jeune ouvrière se voilèrent de larmes : quoique la reine Bacchanal parût partager l’étourdissante gaieté de ceux qui l’entouraient, quoique sa figure fût radieuse, quoiqu’elle parût jouir de tout l’éclat d’un luxe passager, elle la plaignait sincèrement… elle… pauvre malheureuse, presque vêtue de haillons, qui venait au point du jour chercher du travail pour la journée et pour la nuit… La Mayeux avait oublié la foule pour contempler sa sœur, qu’elle aimait tendrement, d’autant plus tendrement qu’elle la croyait à plaindre… Les yeux fixés sur cette joyeuse et belle fille, sa pâle et douce figure exprimait une pitié touchante, un intérêt profond et douloureux.
 
Tout à coup, le brillant et gai coup d’œil que la reine Bacchanal promenait sur la foule rencontra le triste et humide regard de la Mayeux…
 
– Ma sœur !! s’écria Céphyse. (Nous l’avons dit, c’était le nom de la reine Bacchanal.) Ma sœur !…
 
Et, leste comme une danseuse, d’un saut, la reine Bacchanal abandonna son trône ambulant, heureusement alors immobile, et se trouva devant la Mayeux, qu’elle embrassa avec effusion.
 
Tout ceci s’était passé si rapidement, que les compagnons de la reine Bacchanal, encore stupéfaits de la hardiesse de son saut périlleux, ne savaient à quoi l’attribuer ; les masques qui entouraient la Mayeux s’écartèrent frappés de surprise, et la Mayeux, toute au bonheur d’embrasser sa sœur, à qui elle rendait ses caresses, ne songea pas au singulier contraste qui devait bientôt exciter l’étonnement et l’hilarité de la foule. Céphyse y songea la première, et, voulant épargner une humiliation à sa sœur, elle se retourna vers la voiture et dit :
 
– Rose-Pompon, jette-moi mon manteau… et vous, Nini-Moulin, ouvrez vite la portière.
 
La reine Bacchanal reçut le manteau. Elle en enveloppa prestement la Mayeux, avant que celle-ci, stupéfaite, eût pu faire un mouvement ; puis la prenant par la main, elle lui dit :
 
– Viens… viens…
 
– Moi !… s’écria la Mayeux avec effroi, tu n’y penses pas ?…
 
– Il faut absolument que je te parle… je demanderai un cabinet… où nous serons seules… Dépêche-toi… bonne petite sœur… Devant tout le monde… ne résiste pas… viens…
 
La crainte de se donner en spectacle décida la Mayeux, qui d’ailleurs, tout étourdie de l’aventure, tremblante, effrayée, suivit presque machinalement sa sœur, qui l’entraîna dans la voiture, dont la portière venait d’être ouverte par Nini-Moulin. Le manteau de la reine Bacchanal cachant les pauvres vêtements et l’infirmité de la Mayeux, la foule n’eut pas à rire, et s’étonna seulement de cette rencontre pendant que les voitures arrivaient à la porte d’un traiteur de la place du Châtelet.