Le Juif Errant

| 14.02 - La maison commune.

 
 
 
Pendant que les Loups, ainsi qu’on vient de le voir, se préparaient à une sauvage agression contre les Dévorants, la fabrique de M. Hardy avait, cette matinée-là, un air de fête parfaitement d’accord avec la sérénité du ciel ; car le vent était au nord et le froid assez piquant pour une belle journée de mars.
 
Neuf heures du matin venaient de sonner à l’horloge de la maison commune des ouvriers, séparée des ateliers par une large route plantée d’arbres. Le soleil levant inondait de ses rayons cette imposante masse de bâtiments situés à une lieue de Paris, dans une position aussi riante que salubre, d’où l’on apercevait les coteaux boisés et pittoresques qui, de ce côté, dominent la grande ville. Rien n’était d’un aspect plus simple et plus gai que la maison commune des ouvriers. Son toit de chalet en tuiles rouges s’avançait au-delà des murailles blanches, coupé çà et là par de larges assises de briques qui contrastaient agréablement avec la couleur verte des persiennes du premier et du second étage. Ces bâtiments, exposés au midi et au levant, étaient entourés d’un vaste jardin de dix arpents, ici planté d’arbres en quinconce, là distribué en potager et en verger.
 
Avant de continuer cette description, qui peut-être semblera quelque peu féerique, établissons d’abord que les merveilles dont nous allons esquisser le tableau ne doivent pas être considérées comme des utopies, comme des rêves ; rien, au contraire, n’était plus positif, et même, hâtons-nous de le dire et surtout de le prouver (de ce temps-ci, une telle affirmation donnera singulièrement de poids et d’intérêt à la chose), ces merveilles étaient le résultat d’une excellente spéculation, et, au résumé, représentaient un placement aussi lucratif qu’assuré.
 
Entreprendre une chose belle, utile et grande ; douer un nombre considérable de créatures humaines d’un bien-être idéal, si on le compare au sort affreux, presque homicide, auquel elles sont presque toujours condamnées ; les instruire, les relever à leurs propres yeux ; leur faire préférer aux grossiers plaisirs du cabaret, ou plutôt à ces étourdissements funestes que ces malheureux y cherchent fatalement pour échapper à la conscience de leur déplorable destinée : leur faire préférer à cela les plaisirs de l’intelligence, le délassement des arts ; moraliser, en un mot, l’homme par le bonheur ; enfin, grâce à une généreuse initiative, à un exemple d’une pratique facile, prendre place parmi les bienfaiteurs de l’humanité, et faire en même temps, pour ainsi dire forcément une excellente affaire… ceci paraît fabuleux. Tel était cependant le secret des merveilles dont nous parlons.
 
Entrons dans l’intérieur de la fabrique.
 
Agricol, ignorant la cruelle disparition de la Mayeux, se livrait aux plus heureuses pensées en songeant à Angèle, et achevait sa toilette avec une certaine coquetterie, afin d’aller trouver sa fiancée.
 
Disons deux mots du logement que le forgeron occupait dans la maison commune, à raison du prix incroyablement minime de soixante-quinze francs par an, comme les autres célibataires. Ce logement situé au deuxième étage, se composait d’une belle chambre et d’un cabinet exposés en plein midi et donnant sur le jardin ; le plancher, de sapin, était d’une blancheur parfaite ; le lit de fer, garni d’une paillasse de feuilles de maïs, d’un excellent matelas et de moelleuses couvertures ; un bec de gaz et la bouche d’un calorifère donnaient, selon le besoin, de la lumière et une douce chaleur dans la pièce, tapissée d’un joli papier perse, et ornée de rideaux pareils ; une commode, une table en noyer, quelques chaises, une petite bibliothèque, composaient l’ameublement d’Agricol ; enfin, dans le cabinet, fort grand et fort clair, se trouvaient un placard pour serrer les habits, une table pour les objets de toilette, et une large cuvette de zinc au-dessous d’un robinet donnant de l’eau à volonté. Si l’on compare ce logement agréable, salubre, commode, à la mansarde obscure, glaciale et délabrée que le digne garçon payait quatre-vingt-dix francs par an dans la maison de sa mère, et qu’il lui fallait aller gagner chaque soir en faisant plus d’une lieue et demie, on comprendra le sacrifice qu’il faisait à son affection pour cette excellente femme.
 
Agricol, après avoir jeté un dernier coup d’œil assez satisfait sur son miroir en peignant sa moustache et sa large impériale, quitta sa chambre pour aller rejoindre Angèle à la lingerie commune ; le corridor qu’il traversa était large, éclairé par le haut, et planchéié de sapin d’une extrême propreté. Malgré les quelques ferments de discorde jetés depuis peu par les ennemis de M. Hardy au milieu de l’association d’ouvriers si fraternellement unis, on entendait de joyeux chants dans presque toutes les chambres qui bordaient le corridor, et Agricol, en passant devant plusieurs portes ouvertes, échangea cordialement un bonjour matinal avec plusieurs de ses camarades. Le forgeron descendit prestement l’escalier, traversa la cour en boulingrin, plantée d’arbres au milieu desquels jaillissait une fontaine d’eau vive, et gagna l’autre aile du bâtiment. Là se trouvait l’atelier où une partie des femmes et des filles des ouvriers associés, qui n’étaient pas employées à la fabrique, confectionnaient les effets de lingerie. Cette main-d’œuvre, jointe à l’énorme économie provenant de l’achat des toiles en gros, fait directement dans les fabriques par l’association, réduisait incroyablement le prix de revient de chaque objet. Après avoir traversé l’atelier de lingerie, vaste salle donnant sur le jardin, bien aéré pendant l’été, bien chauffé pendant l’hiver, Agricol alla frapper à la porte de la mère d’Angèle.
 
Si nous disons quelques mots de ce logis, situé au premier étage, exposé au levant et donnant sur le jardin, c’est qu’il offrait pour ainsi dire le spécimen de l’habitation du ménage dans l’association, au prix toujours incroyablement minime de cent vingt-cinq francs par an. Une sorte de petite entrée donnant sur le corridor conduisait à une très grande chambre, de chaque côté de laquelle se trouvait une chambre un peu moins grande, destinée à leur famille, lorsque filles ou garçons étaient trop grands pour continuer de coucher dans l’un des deux dortoirs établis comme des dortoirs de pension et destinés aux enfants des deux sexes. Chaque nuit la surveillance de ces dortoirs était confiée à un père ou à une mère de famille appartenant à l’association. Le logement dont nous parlons se trouvant, comme tous les autres, complètement débarrassé de l’attirail de la cuisine, qui se faisait en grand et en commun dans une autre partie du bâtiment, pouvait être tenu dans une extrême propreté. Un assez grand tapis, un bon fauteuil, quelques jolies porcelaines sur une étagère en bois blanc bien ciré, plusieurs gravures pendues aux murailles, une pendule de bronze doré, un lit, une commode et un secrétaire d’acajou, annonçaient que les locataires de ce logis joignaient un peu de superflu à leur bien-être.
 
Angèle, que l’on pouvait dès ce moment appeler la fiancée d’Agricol, justifiait de tout point le portrait flatteur tracé par le forgeron dans son entretien avec la pauvre Mayeux ; cette charmante jeune fille, âgée de dix-sept ans au plus, vêtue avec autant de simplicité que de fraîcheur, était assise à côté de sa mère. Lorsque Agricol entra, elle rougit légèrement à sa vue.
 
– Mademoiselle, dit le forgeron, je viens remplir ma promesse, si votre mère y consent.
 
– Certainement, monsieur Agricol, j’y consens, répondit cordialement la mère de la jeune fille. Elle n’a pas voulu visiter la maison commune et ses dépendances, ni avec son père, ni avec son frère, ni avec moi, pour avoir le plaisir de la visiter avec vous aujourd’hui dimanche… C’est bien le moins que vous, qui parlez si bien, vous fassiez les honneurs de la maison à cette nouvelle débarquée : il y a déjà une heure qu’elle vous attend, et avec quelle impatience !
 
– Mademoiselle, excusez-moi, dit gaiement Agricol : en pensant au plaisir de vous voir, j’ai oublié l’heure… C’est là ma seule excuse.
 
– Ah ! maman… dit la jeune fille à sa mère d’un ton de doux reproche et en devenant vermeille comme une cerise, pourquoi avoir dit cela ?
 
– Est-ce vrai, oui ou non ? Je ne t’en fais pas un reproche au contraire ; va, mon enfant, M. Agricol t’expliquera mieux que moi encore ce que tous les ouvriers de la fabrique doivent à M. Hardy.
 
– Monsieur Agricol, dit Angèle en nouant les rubans de son joli bonnet, quel dommage que votre bonne petite sœur adoptive ne soit pas avec vous !
 
– La Mayeux ? Vous avez raison, mademoiselle ; mais ce ne sera que partie remise, et la visite qu’elle nous a faite hier ne sera pas la dernière.
 
La jeune fille, après avoir embrassé sa mère, sortit avec Agricol, dont elle prit le bras.
 
– Mon Dieu, monsieur Agricol, dit Angèle, si vous saviez combien j’ai été surprise en entrant dans cette belle maison, moi qui étais habituée à voir tant de misère chez les pauvres ouvriers de notre province… misère que j’ai partagée aussi… tandis qu’ici tout le monde a l’air si heureux, si content !… c’est comme une féerie ; en vérité, je crois rêver ; et quand je demande à ma mère l’explication de cette féerie, elle me répond : « M. Agricol t’expliquera cela. »
 
– Savez-vous pourquoi je suis si heureux de la douce tâche que je vais remplir, mademoiselle ? dit Agricol avec un accent à la fois grave et tendre, c’est que rien ne pouvait venir plus à propos.
 
– Comment cela, monsieur Agricol ?
 
– Vous montrer cette maison, vous faire connaître toutes les ressources de notre association, c’est pouvoir vous dire : Ici, mademoiselle, le travailleur, certain du présent, certain de l’avenir, n’est pas, comme tant de ses pauvres frères, obligé de renoncer aux plus doux besoins du cœur… au désir de choisir une compagne pour la vie… cela… dans la crainte d’unir sa misère à une autre misère.
 
Angèle baissa les yeux et rougit.
 
– Ici le travailleur peut se livrer sans inquiétude à l’espoir des douces joies de la famille, bien sûr de ne pas être déchiré plus tard par la vue des horribles privations de ceux qui lui sont chers ; ici, grâce à l’ordre, au travail, au sage emploi des forces de chacun, hommes, femmes, enfants, vivent heureux et satisfaits ; en un mot, vous expliquer tout cela, ajouta Agricol en souriant d’un air plus tendre, c’est vous prouver qu’ici, mademoiselle, l’on ne peut rien faire de plus raisonnable… que de s’aimer, et rien de plus sage… que de se marier.
 
– Monsieur… Agricol, répondit Angèle d’une voix doucement émue et en rougissant encore plus, si nous commencions notre promenade ?
 
– À l’instant, mademoiselle, répondit le forgeron, heureux du trouble qu’il fit naître dans cette âme ingénue. Mais tenez, nous sommes tout près du dortoir des petites filles. Ces oiseaux gazouilleurs sont dénichés depuis longtemps ; allons-y.
 
– Volontiers, monsieur Agricol.
 
Le jeune forgeron et Angèle entrèrent bientôt dans un vaste dortoir, pareil à celui d’une excellente pension. Les petits lits en fer étaient symétriquement rangés ; à chacune des extrémités se voyaient les lits des deux mères de famille qui remplissaient tour à tour le rôle de surveillante.
 
– Mon Dieu ! comme ce dortoir est bien distribué, monsieur Agricol ! et quelle propreté ! Qui donc soigne cela si parfaitement ?
 
– Les enfants eux-mêmes ; il n’y a pas ici de serviteurs ; il existe entre ces bambins une émulation incroyable ; c’est à qui aura mieux fait son lit ; cela les amuse au moins autant que de faire le lit de leur poupée. Les petites filles, vous le savez, adorent jouer au ménage. Eh bien, ici elles y jouent sérieusement, et le ménage se trouve merveilleusement fait…
 
– Ah ! je comprends… on utilise leurs goûts naturels pour toutes ces sortes d’amusements.
 
– C’est là tout le secret ; vous les verrez partout très utilement occupées, et ravies de l’importance que ces occupations leur donnent.
 
– Ah ! monsieur Agricol, dit timidement Angèle, quand on compare ces beaux dortoirs, si sains, si chauds, à ces horribles mansardes glacées où les enfants sont entassés pêle-mêle sur une mauvaise paillasse, grelottant de froid ainsi que cela est chez presque tous les ouvriers de notre pays !
 
– Et à Paris, donc ! mademoiselle… c’est peut-être pis encore.
 
– Ah ! combien il faut que M. Hardy soit bon, généreux, et riche surtout, pour dépenser tant d’argent à faire du bien !
 
– Je vais vous étonner beaucoup, mademoiselle, dit Agricol en souriant, vous étonner tellement que peut-être vous ne me croirez pas…
 
– Pourquoi donc cela, monsieur Agricol ?
 
– Il n’y a pas certainement au monde un homme d’un cœur meilleur et plus généreux que M. Hardy ; il fait le bien pour le bien, sans songer à son intérêt ; eh bien, figurez-vous, mademoiselle Angèle, qu’il serait l’homme le plus égoïste, le plus intéressé, le plus avare, qu’il trouverait encore un énorme profit à nous mettre à même d’être aussi heureux que nous le sommes.
 
– Cela est-il possible, monsieur Agricol ? Vous me le dites, je vous crois ; mais si le bien est si facile… et même si avantageux à faire, pourquoi ne le fait-on pas davantage ?
 
– Ah ! mademoiselle, c’est qu’il faut trois conditions bien rares à rencontrer chez la même personne :
 
– Savoir, pouvoir, vouloir.
 
– Hélas ! oui, ceux qui savent… ne peuvent pas.
 
– Et ceux qui peuvent ne savent pas.
 
– Mais, M. Hardy, comment trouve-t-il tant d’avantages au bien dont il vous fait jouir ?
 
– Je vous expliquerai cela tout à l’heure, mademoiselle.
 
– Ah ! quelle bonne et douce odeur de fruits ! dit tout à coup Angèle.
 
– C’est que le fruitier commun n’est pas loin : je parie que vous allez trouver encore là plusieurs de nos petits oiseaux du dortoir occupés ici, non pas à picorer, mais à travailler, s’il vous plaît.
 
Et Agricol, ouvrant une porte, fit entrer Angèle dans une grande salle garnie de tablettes où des fruits d’hiver étaient symétriquement rangés ; plusieurs enfants de sept à huit ans, proprement et chaudement vêtus, rayonnant de santé, s’occupaient gaiement, sous la surveillance d’une femme, de séparer et de trier les fruits gâtés.
 
– Vous voyez, dit Agricol, partout autant que possible, nous utilisons les enfants ; ces occupations sont des amusements pour eux, répondent aux besoins de mouvement, d’activité de leur âge, et de la sorte, on ne demande pas aux jeunes filles et aux femmes un temps bien mieux employé.
 
– C’est vrai, monsieur Agricol ; combien tout cela est sagement ordonné !
 
– Et si vous les voyiez, ces bambins, à la cuisine, quels services ils rendent ! Dirigés par une ou deux femmes, ils font la besogne de huit ou dix servantes.
 
– Au fait, dit Angèle en souriant, à cet âge on aime tant à jouer à la dînette ! ils doivent être ravis.
 
– Justement et de même, sous le prétexte de jouer au jardinet, ce sont eux qui, au jardin, sarclent la terre, font la cueillette des fruits et des légumes, arrosent les fleurs, passent le râteau dans les allées, etc. ; en un mot, cette armée de bambins travailleurs, qui ordinairement restent jusqu’à l’âge de dix à douze ans sans rendre aucun service, ici est très utile ; sauf trois heures d’école, bien suffisantes pour eux, depuis l’âge de six ou sept ans, leurs récréations sont très sérieusement employées, et certes ces chers petits êtres, par l’économie de grands bras que procurent leurs travaux, gagnent beaucoup plus qu’ils ne coûtent, et puis, enfin, mademoiselle, ne trouvez-vous pas qu’il y a dans la présence de l’enfance, ainsi mêlée à tous les labeurs, quelque chose de doux, de pur, de presque sacré, qui impose aux paroles, aux actions, une réserve toujours salutaire ? L’homme le plus grossier respecte l’enfance…
 
– À mesure que l’on réfléchit, comme on voit en effet ici que tout est calculé pour le bonheur de tous ! dit Angèle avec admiration.
 
– Et cela n’a pas été sans peine : il a fallu vaincre les préjugés, la routine… Mais tenez, mademoiselle Angèle… nous voici devant la cuisine commune, ajouta le forgeron en souriant, voyez si cela n’est pas aussi imposant que la cuisine d’une caserne ou d’une grande pension.
 
En effet, l’officine culinaire de la maison commune était immense ; tous ses ustensiles étincelaient de propreté ; puis, grâce aux procédés aussi merveilleux qu’économiques de la science moderne (toujours inabordables aux classes pauvres auxquelles ils seraient indispensables, parce qu’ils ne peuvent se pratiquer que sur une grande échelle) non seulement le foyer et les fourneaux étaient alimentés avec une quantité de combustible deux fois moindre que celle que chaque ménage eût individuellement dépensée, mais l’excédent de calorique suffisait, au moyen d’un calorifère parfaitement organisé, à répandre une chaleur égale dans toutes les chambres de la maison commune. Là encore, des enfants, sous la direction des deux ménagères, rendaient de nombreux services. Rien de plus comique que le sérieux qu’ils mettaient à remplir leurs fonctions culinaires ; il en était de même de l’aide qu’ils apportaient à la boulangerie où se confectionnait, à un rabais extraordinaire (on achetait la farine en gros), cet excellent pain de ménage, salubre et nourrissant, mélange de pur froment et de seigle, si préférable à ce pain blanc et léger qui n’obtient souvent ses qualités qu’à l’aide de substances malfaisantes.
 
– Bonjour, madame Bertrand, dit gaiement Agricol à une digne matrone qui contemplait gravement les lentes évolutions de plusieurs tournebroches dignes des noces de Gamache, tant ils étaient glorieusement chargés de morceaux de bœuf, de mouton et de veau, qui commençaient à prendre une couleur d’un brun doré des plus appétissantes ; bonjour, madame Bertrand, reprit Agricol ; selon le règlement, je ne dépasse pas le seuil de la cuisine ; je veux seulement la faire admirer à mademoiselle, qui est arrivée ici depuis peu de jours.
 
– Admirez, mon garçon, admirez… et surtout voyez comme cette marmaille est sage et travaille bien…
 
Et, ce disant, la matrone indique du bout de la grande cuiller de lèchefrite qui lui servait de sceptre une quinzaine de marmots des deux sexes, assis autour d’une table, profondément absorbés dans l’exercice de leurs fonctions, qui consistaient à pelurer les pommes de terre et à éplucher des herbes.
 
– Nous aurons donc un vrai festin de Balthazar, madame Bertrand ? demanda Agricol en riant.
 
– Ma foi ! un vrai festin comme toujours, mon garçon… Voilà la carte du dîner d’aujourd’hui : bonne soupe de légumes au bouillon, bœuf rôti avec des pommes de terre autour, salade, fruits, fromage, et pour extra du dimanche des tourtes au raisiné que fait la mère Denis à la boulangerie et, c’est le cas de le dire, à cette heure le four chauffe.
 
– Ce que vous me dites là, madame Bertrand, me met furieusement en appétit, dit gaiement Agricol. Du reste, on s’aperçoit bien quand c’est votre tour d’être de cuisine, ajouta-t-il d’un air flatteur.
 
– Allez, allez, grand moqueur ! dit gaiement le cordon bleu de service.
 
– C’est encore cela qui m’étonne tant, monsieur Agricol, dit Angèle à Agricol en continuant de marcher à côté de lui, c’est de comparer la nourriture si insuffisante, si malsaine, des ouvriers de notre pays, à celle que l’on a ici.
 
– Et pourtant nous ne dépensons pas plus de vingt-cinq sous par jour, pour être beaucoup mieux nourris que nous ne le serions pour trois francs à Paris.
 
– Mais c’est à n’y pas croire, monsieur Agricol. Comment est-ce donc possible ?
 
– C’est toujours grâce à la baguette de M. Hardy ! Je vous expliquerai cela tout à l’heure.
 
– Ah ! que j’ai aussi d’impatience de le voir, M. Hardy !
 
– Vous le verrez bientôt, peut-être aujourd’hui ; car on l’attend d’un moment à l’autre. Mais tenez, voici le réfectoire que vous ne connaissez pas, puisque votre famille, comme d’autres ménages, a préféré se faire apporter à manger chez elle… Voyez donc quelle belle pièce… et si gaie sur le jardin, en face de la fontaine !
 
En effet, c’était une vaste salle bâtie en forme de galerie et éclairée par dix fenêtres ouvrant sur le jardin ; des tables recouvertes de toile cirée bien luisante étaient rangées près des murs : de sorte que, pendant l’hiver, cette pièce servait le soir, après les travaux, de salle de réunion et de veillée, pour les ouvriers qui préféraient passer la soirée en commun au lieu de la passer seuls chez eux ou en famille. Alors dans cette immense salle, bien chauffée par le calorifère, brillamment éclairée au gaz, les uns lisaient, d’autres jouaient aux cartes, ceux-là causaient ou s’occupaient de menus travaux.
 
– Ce n’est pas tout, dit Agricol à la jeune fille, vous trouverez, j’en suis sûr, cette pièce encore plus belle lorsque vous saurez que le jeudi et le dimanche elle se transforme en salle de bal, et le mardi et le samedi soir en salle de concert.
 
– Vraiment !…
 
– Certainement, répondit fièrement le forgeron. Nous avons parmi nous des musiciens exécutants, très capables de faire danser ; de plus, deux fois la semaine, nous chantons presque tous en chœur, hommes, femmes, enfants[1]. Malheureusement, cette semaine, quelques troubles survenus dans la fabrique ont empêché nos concerts.
 
– Autant de voix ! cela doit être superbe.
 
– C’est très beau, je vous assure… M. Hardy a toujours beaucoup encouragé chez nous cette distraction d’un effet si puissant, dit-il, et il a raison, sur l’esprit et sur les mœurs. Pendant un hiver, il a fait venir ici, à ses frais, deux élèves du célèbre M. Wilhem ; et, depuis, notre école a fait de grand progrès. Vraiment, je vous assure, mademoiselle Angèle, que, sans nous flatter, c’est quelque chose d’assez émouvant que d’entendre environ deux cents voix diverses chanter en chœur quelque hymne au travail ou à la liberté… Vous entendez cela, et vous trouverez, j’en suis sûr qu’il y a quelque chose de grandiose, et pour ainsi dire d’élevant pour le cœur, dans l’accord fraternel de toutes ces voix se fondant en un seul son, grave, sonore et imposant.
 
– Oh ! je le crois ; quel bonheur d’habiter ici ! Il n’y a que des joies, car le travail ainsi mélangé de plaisirs devient un bonheur.
 
– Hélas ! il y a ici comme partout des larmes et des douleurs, dit tristement Agricol. Voyez-vous là… ce bâtiment isolé, bien exposé ?
 
– Oui, quel est-il ?
 
– C’est notre salle de malades… Heureusement, grâce à notre régime sain et salubre, elle n’est pas souvent au complet ; une cotisation annuelle nous permet d’avoir un très bon médecin ; de plus, une caisse de secours mutuels est organisée de telle sorte qu’en cas de maladie chacun de nous reçoit les deux tiers de ce qu’il reçoit en santé.
 
– Comme tout cela est bien entendu ! Et là-bas, monsieur Agricol, de l’autre côté de la pelouse ?
 
– C’est la buanderie et le lavoir d’eau courante, chaude et froide, et puis, sous ce hangar, est le séchoir ; plus loin, les écuries et les greniers de fourrage pour les chevaux du service de la fabrique.
 
– Mais, enfin, monsieur Agricol, allez-vous me dire le secret de toutes ces merveilles ?
 
– En dix minutes vous allez comprendre cela, mademoiselle.
 
Malheureusement la curiosité d’Angèle fut à ce moment déçue : la jeune fille se trouvait avec Agricol près d’une barrière à claire voie servant de clôture au jardin, du côté de la grande allée qui séparait les ateliers de la maison commune. Tout à coup, une bouffée de vent apporta le bruit très lointain de fanfares guerrières et d’une musique militaire ; puis on entendit le galop retentissant de deux chevaux qui s’approchaient rapidement, et bientôt arriva, monté sur un beau cheval noir à longue queue flottante et à la housse cramoisie, un officier général ; ainsi que sous l’Empire, il portait des bottes à l’écuyère et une culotte blanche ; son uniforme bleu étincelait de broderie d’or, le grand cordon rouge de la Légion d’honneur était passé sur son épaulette droite quatre fois étoilée d’argent, et son chapeau largement bordé d’or était garni de plumes blanches, distinction réservée aux maréchaux de France. On ne pouvait voir un homme de guerre d’une tournure plus martiale, plus chevaleresque, et plus fièrement campé sur son cheval de bataille.
 
Au moment où le maréchal Simon, car c’était lui, arrivait devant Angèle et Agricol, il arrêta brusquement sa monture sur ses jarrets, en descendit lestement, et jeta ses rênes d’or à un domestique en livrée qui le suivait à cheval.
 
– Où faudra-t-il attendre monsieur le duc ? demanda le palefrenier.
 
– Au bout de l’allée, dit le maréchal.
 
Et se découvrant avec respect, il s’avança vivement, le chapeau à la main, au-devant d’une personne qu’Angèle et Agricol ne voyaient pas encore. Cette personne parut bientôt au détour de l’allée : c’était un vieillard à la figure énergique et intelligente : il portait une blouse fort propre, une casquette de drap sur ses longs cheveux blancs, et les mains dans ses poches, il fumait paisiblement une vieille pipe d’écume de mer.
 
– Bonjour, mon bon père, dit respectueusement le maréchal en embrassant avec effusion le vieil ouvrier, qui, après lui avoir rendu tendrement son étreinte, lui dit, voyant qu’il conservait son chapeau à la main :
 
– Couvre-toi donc, mon garçon… Mais comme te voilà beau ! ajouta-t-il en souriant.
 
– Mon père, c’est que je viens d’assister à une revue tout près d’ici… et j’ai profité de cette occasion pour être plus tôt près de vous.
 
– Ah ça ! est-ce que l’occasion m’empêchera d’embrasser mes petites filles comme tous les dimanches ?
 
– Non, mon père, elles vont venir en voiture, Dagobert les accompagnera.
 
– Mais… qu’as-tu donc ? Tu sembles soucieux.
 
– C’est qu’en effet, mon père, dit le maréchal d’un air péniblement ému, j’ai de graves choses à vous apprendre.
 
– Viens chez moi, alors, dit le vieillard assez inquiet.
 
Et le maréchal et son père disparurent au tournant de l’allée. Angèle était restée si stupéfaite de ce que ce brillant officier général, qu’on appelait M. le duc, avait pour père un vieil ouvrier en blouse, que, regardant Agricol d’un air interdit, elle lui dit :
 
– Comment ! monsieur Agricol… ce vieil ouvrier…
 
– Est le père de M. le maréchal duc de Ligny, l’ami… oui, je puis le dire, ajouta Agricol d’une voix émue, l’ami de mon père à moi, qui a fait la guerre pendant vingt ans sous ses ordres.
 
– Être si haut et se montrer si respectueux, si tendre pour son père ! dit Angèle. Le maréchal doit avoir un bien noble cœur, mais comment laisse-t-il son père ouvrier ?
 
– Parce que le père Simon ne quitterait son état et sa fabrique pour rien au monde, il est né ouvrier, il veut mourir ouvrier, quoiqu’il ait pour fils un duc, un maréchal de France.
 


[1] Nous serons compris de ceux qui ont entendu les admirables concerts de l’Orphéon, où plus de mille ouvriers, hommes, femmes et enfants, chantent avec un merveilleux ensemble.