Le Juif Errant

| 11.09 - La donation entre vifs.

 

 

 

Le père d’Aigrigny ne reconnaissait pas Dagobert, et n’avait jamais vu Agricol ; aussi ne se rendit-il pas d’abord compte de l’espèce d’effroi courroucé manifesté par Rodin ; mais le révérend père comprit tout, lorsqu’il eut entendu Gabriel pousser un cri de joie et qu’il le vit se jeter entre les bras du forgeron en disant :
 
– Toi… mon frère ! et vous… mon second père !… Ah ! c’est Dieu qui vous envoie…
 
Après avoir serré la main de Gabriel, Dagobert s’avança vers le père d’Aigrigny d’un pas rapide quoiqu’un peu chancelant.
 
Remarquant la physionomie menaçante du soldat, le révérend père, fort des droits acquis et se sentant après tout chez lui depuis midi, recula d’un pas, et dit impérieusement au vétéran :
 
– Qui êtes-vous, monsieur ? que voulez-vous ?
 
Au lieu de lui répondre, le soldat fit encore quelques pas ; puis, s’arrêtant et se mettant bien en face du père d’Aigrigny, il le contempla, pendant une seconde, avec un si effrayant mélange de curiosité, de mépris, d’aversion et d’audace, que l’ex-colonel de hussards, un moment interdit, baissa les yeux devant la figure pâle et devant le regard étincelant du vétéran.
 
Le notaire et Samuel, frappés de surprise, restaient muets spectateurs de cette scène, tandis qu’Agricol et Gabriel suivaient avec anxiété les moindres mouvements de Dagobert.
 
Quant à Rodin, il avait feint de s’appuyer sur la cassette, afin de pouvoir toujours la couvrir de son corps.
 
Surmontant enfin l’embarras que lui causait le regard inflexible du soldat, le père d’Aigrigny redressa la tête et répéta :
 
– Je vous demande, monsieur, qui vous êtes et ce que vous voulez ?
 
– Vous ne me reconnaissez donc pas ? dit Dagobert en se contenant à peine.
 
– Non, monsieur…
 
– Au fait, reprit le soldat avec un profond dédain, vous baissiez les yeux de honte lorsqu’à Leipzig, où vous vous battiez avec les Russes contre les Français, le général Simon, criblé de blessures, vous a répondu, à vous, renégat, qui lui demandiez son épée : Je ne rends pas mon épée à un traître ; et il s’est traîné jusqu’à un grenadier russe, à qui il l’a rendue… À côté du général Simon, il y avait un soldat aussi blessé… ce soldat, c’était moi…
 
– Enfin, monsieur… que voulez-vous ? dit le père d’Aigrigny se contenant à peine.
 
– Je veux vous démasquer, vous qui êtes un prêtre aussi infâme, aussi exécré de tous, que Gabriel, que voilà, est un prêtre admirable et béni de tous.
 
– Monsieur !… s’écria le marquis devenu livide de colère et d’émotion.
 
– Je vous dis que vous êtes un infâme ! reprit le soldat avec plus de force. Pour dépouiller les filles du maréchal Simon, Gabriel et Mlle de Cardoville, de leur héritage, vous vous êtes servi des moyens les plus affreux.
 
– Que dites-vous ? s’écria Gabriel, les filles du maréchal Simon ?…
 
– Sont tes parentes, mon brave enfant, ainsi que cette digne demoiselle de Cardoville… la bienfaitrice d’Agricol ; aussi… ce prêtre, et il montra le père d’Aigrigny, a fait enfermer l’une comme folle dans une maison de santé… et séquestrer les orphelines dans un couvent… Quant à toi, mon brave enfant, je n’espérais pas te voir ici, croyant qu’on t’aurait empêché, ainsi que les autres, de t’y trouver ce matin ; mais, Dieu merci, tu es là… et j’arrive à temps : je ne suis pas venu plus tôt à cause de ma blessure. J’ai tant perdu de sang que j’ai eu toute la matinée des défaillances.
 
– En effet, s’écria Gabriel avec inquiétude, je n’avais pas remarqué votre bras en écharpe… Cette blessure, quelle est-elle ?
 
À un signe d’Agricol, Dagobert reprit :
 
– Ce n’est rien… la suite d’une chute… Mais me voilà… et bien des infamies vont se dévoiler…
 
Il est impossible de peindre la curiosité, les angoisses, la surprise ou les craintes des différents acteurs de cette scène en entendant ces menaçantes paroles de Dagobert.
 
Mais de tous, le plus atterré était Gabriel. Son angélique figure se bouleversait, ses genoux tremblaient. Foudroyé par la révélation de Dagobert, apprenant ainsi l’existence d’autres héritiers, pendant quelques minutes il ne put prononcer une parole ; enfin, il s’écria d’une voix déchirante :
 
– Et c’est moi… mon Dieu… c’est moi… qui suis cause de la spoliation de cette famille !
 
– Toi, mon frère ? s’écria Agricol.
 
– N’a-t-on pas aussi voulu te dépouiller ? ajouta Dagobert.
 
– Le testament, reprit Gabriel avec une angoisse croissante, portait que l’héritage appartiendrait à ceux des héritiers qui se présenteraient avant midi.
 
– Et bien ? dit Dagobert effrayé de l’émotion du jeune prêtre.
 
– Midi a sonné, reprit celui-ci. Seul de la famille, j’étais ici à présent ; comprenez-vous maintenant ?… Le délai est passé… Les héritiers sont dépossédés par moi !…
 
– Par toi ! dit Dagobert en balbutiant de joie ; par toi, mon brave enfant… tout est sauvé alors !…
 
– Oui, mais…
 
– Tout est sauvé ! reprit Dagobert radieux en interrompant Gabriel ; tu partageras avec les autres… Je te connais.
 
– Mais tous ces biens, je les ai abandonnés d’une manière irrévocable, s’écria Gabriel avec désespoir.
 
– Abandonnés… ces biens !… dit Dagobert pétrifié ; mais à qui… à qui ?
 
– À monsieur… dit Gabriel en désignant le père d’Aigrigny.
 
– À lui ! répéta Dagobert anéanti, à lui !… au renégat… toujours le démon de cette famille !
 
– Mais, mon frère, s’écria Agricol, tu connaissais donc tes droits à cet héritage ?
 
– Non, répondit le jeune prêtre avec accablement, non… je l’ai seulement appris ce matin même par le père d’Aigrigny… Il avait été, m’a-t-il dit, récemment instruit de mes droits par des papiers de famille autrefois trouvés sur moi et envoyés par notre mère à son confesseur.
 
Le forgeron parut frappé d’un trait de lumière, et s’écria :
 
– Je comprends tout maintenant… on aura vu dans ces papiers que tu pouvais être riche un jour… alors on s’est intéressé à toi… on t’a attiré dans ce collège, nous ne pouvions jamais te voir… et plus tard on a trompé ta vocation par d’indignes mensonges, afin de t’obliger à te faire prêtre et de t’amener ensuite à faire cette donation… Ah ! monsieur, reprit Agricol en se tournant vers le père d’Aigrigny avec indignation, mon père a raison, une telle machination est infâme !…
 
Pendant cette scène, le révérend père et son socius, d’abord effrayés et ébranlés dans leur audace, avaient peu à peu repris un sang-froid parfait. Rodin, toujours accoudé sur la cassette, avait dit quelques mots à voix basse au père d’Aigrigny. Aussi lorsque Agricol, emporté par l’indignation, avait reproché à ce dernier ses machinations infâmes, celui-ci avait baissé la tête et modestement répondu :
 
– Nous devons pardonner les injures et les offrir au Seigneur comme preuve de notre humilité.
 
Dagobert, étourdi, écrasé par tout ce qu’il venait d’apprendre, sentait presque sa raison se troubler ; après tant d’angoisses, ses forces lui manquaient devant ce nouveau et terrible coup.
 
Les paroles justes et sensées d’Agricol, rapprochés de certains passages du testament, éclairèrent tout à coup Gabriel sur le but que s’était proposé le père d’Aigrigny en se chargeant d’abord de son éducation et en l’attirant ensuite dans la compagnie de Jésus. Pour la première fois de sa vie, Gabriel put contempler d’un coup d’œil tous les ressorts de la ténébreuse intrigue dont il était victime ; alors, l’indignation, le désespoir surmontant sa timidité habituelle, le missionnaire, l’œil éclatant, les joues enflammées d’un noble courroux, s’écria en s’adressant au père d’Aigrigny :
 
– Ainsi, mon père, lorsque vous m’avez placé dans l’un de vos collèges, ce n’était pas pour intérêt ou par commisération, c’était seulement dans l’espoir de m’amener un jour à renoncer en faveur de votre ordre à ma part de cet héritage… et il ne vous suffisait pas de me sacrifier à votre cupidité… il fallait encore me rendre l’instrument involontaire d’une indigne spoliation ! S’il ne s’agissait que de moi… que de mes droits sur ces richesses que vous convoitiez… je ne réclamerais pas ; je suis ministre d’une religion qui a glorifié, sanctifié la pauvreté ; la donation à laquelle j’ai consenti vous est acquise, je n’y prétends, je n’y prétendrai jamais rien… mais il s’agit de biens qui appartiennent à de pauvres orphelines amenées du fond d’un lieu d’exil par mon père adoptif ; et je ne veux pas que vous les dépossédiez… mais il s’agit de la bienfaitrice de mon frère adoptif, et je ne veux pas que vous la dépossédiez… mais il s’agit des dernières volontés d’un mourant qui, dans son ardent amour de l’humanité, a légué à ses descendants une mission évangélique, une admirable mission de progrès, d’amour, d’union, de liberté, et je ne veux pas que cette mission soit étouffée dans son germe. Non… non… et je vous dis, moi, que cette mission s’accomplira, dussé-je révoquer la donation que j’ai faite.
 
À ces mots, le père d’Aigrigny et Rodin se regardèrent en haussant légèrement les épaules.
 
Sur un signe du socius, le révérend père prit la parole avec un calme imperturbable, et parla d’une voix lente, onctueuse, ayant soin de tenir ses yeux constamment baissés :
 
– Il se présente, à propos de l’héritage de M. de Rennepont, plusieurs incidents en apparence très compliqués, plusieurs fantômes en apparence très menaçants ; rien cependant de plus simple, de plus naturel que tout ceci… Procédons par ordre… laissons de côté les imputations calomnieuses ; nous y reviendrons. M. Gabriel de Rennepont, et je le supplie humblement de contredire ou de rectifier mes paroles, si je m’écartais le moins du monde de la plus rigoureuse vérité, M. l’abbé Gabriel, pour reconnaître les soins qu’il a autrefois reçus de la compagnie à laquelle je m’honore d’appartenir, m’avait fait, comme représentant de cette compagnie, librement, volontairement, don des biens qui pourraient lui revenir un jour, et dont, ainsi que moi, il ignorait la valeur.
 
Le père d’Aigrigny interrogea Gabriel du regard, comme pour le prendre à témoin de ces paroles.
 
– Cela est vrai, dit le jeune prêtre, j’ai fait librement ce don.
 
– C’est donc en suite de cette conversation particulièrement intime, et dont je tairai le sujet, certain d’avance de l’approbation de M. l’abbé Gabriel…
 
– En effet, répondit généreusement Gabriel ; peu importe le sujet de cet entretien…
 
– C’est donc en suite de cette conversation, que M. l’abbé Gabriel m’a de nouveau manifesté le désir de maintenir cette donation… je ne dirai pas en ma faveur… car les biens terrestres me touchent fort peu… mais en faveur d’œuvres saintes et charitables, dont notre compagnie serait la dispensatrice… J’en appelle à la loyauté de M. l’abbé Gabriel, en le suppliant de déclarer s’il est ou non engagé, non seulement par le serment le plus formidable, mais encore par un acte parfaitement légal, passé devant Me Dumesnil, que voici…
 
– Il est vrai, répondit Gabriel.
 
– L’acte a été dressé par moi, ajouta le notaire.
 
– Mais Gabriel ne vous faisait abandon que de ce qui lui appartenait ! s’écria Dagobert. Ce brave enfant ne pouvait supposer que vous vous serviez de lui pour dépouiller les autres !
 
– Faites-moi la grâce, monsieur, de me permettre de m’expliquer, reprit courtoisement le père d’Aigrigny, vous répondrez ensuite.
 
Dagobert contint avec peine un mouvement de douloureuse impatience. Le révérend père continua :
 
– M. l’abbé Gabriel a donc, par le double engagement d’un acte et d’un serment, confirmé sa donation, bien plus, reprit le père d’Aigrigny, lorsqu’à son profond étonnement, comme au nôtre, le chiffre énorme de l’héritage a été connu, M. l’abbé Gabriel, fidèle à son admirable générosité, loin de se repentir de ses dons, les a pour ainsi dire consacrés de nouveau par un pieux mouvement de reconnaissance envers la Providence, car M. le notaire se rappellera sans doute qu’après avoir embrassé M. l’abbé Gabriel avec effusion, en lui disant qu’il était pour la charité un second saint Vincent de Paul, je l’ai pris par la main, et qu’il s’est ainsi que moi agenouillé, pour remercier le ciel de lui avoir inspiré la pensée de faire servir ces biens immenses à la plus grande gloire du Seigneur.
 
– Cela est vrai, répondit loyalement Gabriel ; tant qu’il s’est agi seulement de moi, malgré un moment d’étourdissement causé par la révélation d’une fortune si énorme, je n’ai pas songé un instant à revenir sur la donation que j’ai librement faite.
 
– Dans ces circonstances, reprit le père d’Aigrigny, l’heure à laquelle la succession devait être fermée est venue à sonner ; M. l’abbé Gabriel, étant le seul héritier présent, s’est trouvé nécessairement… forcément, le seul et légitime possesseur de ces biens immenses… énormes… sans doute, et je m’en réjouis dans ma charité, qu’ils soient énormes, puisque, grâce à eux, beaucoup de misères vont être secourues, beaucoup de larmes vont être taries. Mais voilà que tout à coup monsieur – et le père d’Aigrigny désigna Dagobert – monsieur, dans un égarement que je lui pardonne du plus profond de mon âme, et qu’il se reprochera, j’en suis sûr, accourt, l’injure, la menace à la bouche, et m’accuse d’avoir fait séquestrer, je ne sais où, je ne sais quels parents, afin de les empêcher de se trouver ici… en temps utile…
 
– Oui, je vous accuse de cette infamie ! s’écria le soldat exaspéré par le calme et l’audace du révérend père. Oui… et je vais…
 
– Encore une fois, monsieur, je vous en conjure, soyez assez bon pour me laisser continuer… vous me répondrez ensuite, dit humblement le père d’Aigrigny de la voix la plus douce et la plus mielleuse.
 
– Oui, je vous répondrai et vous confondrai ! s’écria Dagobert.
 
– Laisse… laisse… mon père, dit Agricol ; tout à l’heure tu parleras.
 
Le soldat se tut.
 
Le père d’Aigrigny continua avec une nouvelle assurance :
 
– Sans doute, s’il existe réellement d’autres héritiers que M. l’abbé Gabriel, il est fâcheux pour eux de n’avoir pu se présenter ici en temps utile. Eh ! mon Dieu ! si au lieu de défendre la cause des souffrants et des nécessiteux, je défendais mes intérêts, je serais loin de me prévaloir de cet avantage dû au hasard ; mais comme mandataire de la grande famille des pauvres, je suis obligé de maintenir mes droits absolus à cet héritage, et je ne doute pas que M. le notaire ne reconnaisse la validité de mes réclamations en me mettant en possession de ces valeurs qui, après tout, m’appartiennent légitimement.
 
– Ma seule mission, reprit le notaire d’une voix émue, est de faire exécuter fidèlement la volonté du testateur. M. l’abbé Gabriel de Rennepont s’est seul présenté avant le dernier délai fixé pour la clôture de la succession. L’acte de donation est en règle, je ne puis donc refuser de lui remettre dans la personne du donataire le montant de l’héritage…
 
À ces mots, Samuel cacha sa figure dans ses mains en poussant un gémissement profond ; il était obligé de reconnaître la justesse rigoureuse des observations du notaire.
 
– Mais, monsieur ! s’écria Dagobert en s’adressant à l’homme de loi, cela ne peut pas être… vous ne pouvez pas laisser ainsi dépouiller deux pauvres orphelines. C’est au nom de leur père, de leur mère, que je vous parle… Je vous jure sur l’honneur, sur mon honneur de soldat, qu’on a abusé de la confiance et de la faiblesse de ma femme pour conduire les filles du maréchal Simon au couvent et m’empêcher aussi de les amener ici ce matin. Cela est si vrai que j’ai porté ma plainte devant un magistrat.
 
– Eh bien, que vous a-t-il répondu ? dit le notaire.
 
– Que ma déposition ne suffisait pas pour enlever ces jeunes filles du couvent où elles étaient, et que la justice informerait…
 
– Oui, monsieur, reprit Agricol. Il en était ainsi au sujet de Mlle de Cardoville, que l’on retient comme folle dans une maison de santé, et qui pourtant jouit de toute sa raison, elle a, comme les filles du maréchal Simon, des droits à cet héritage. J’ai fait pour elle les mêmes démarches que mon père a faites pour les filles du maréchal Simon.
 
– Eh bien ? demanda le notaire.
 
– Malheureusement, monsieur, répondit Agricol, on m’a dit, comme à mon père, que, sur ma simple déposition, l’on ne pouvait agir… et qu’on aviserait.
 
À ce moment Bethsabée ayant entendu sonner à la porte du bâtiment de la rue, sortit du salon rouge à un signe de Samuel.
 
Le notaire reprit, en s’adressant à Agricol et à son père :
 
– Loin de moi, messieurs, la pensée de mettre en doute votre loyauté, mais il m’est impossible, à mon grand regret, d’accorder à vos accusations, dont rien ne me prouve la réalité, assez d’importance pour suspendre la marche légale des choses ; car enfin, messieurs, de votre propre aveu, le pouvoir judiciaire, auquel vous vous êtes adressés, n’a pas cru devoir donner suite à vos dépositions, et vous a dit qu’on s’informerait, qu’on aviserait ; or, en bonne conscience, je m’adresse à vous, messieurs : puis-je, dans une circonstance aussi grave, prendre sur moi une responsabilité que des magistrats n’ont pas osé prendre ?
 
– Oui, au nom de la justice, de l’honneur, vous le devez ! s’écria Dagobert.
 
– Peut-être à votre point de vue, monsieur ; mais au mien, je reste fidèle à la justice et à l’honneur en exécutant fidèlement ce qui est prescrit par la volonté sacrée d’un mourant. Du reste, rien n’est pour vous désespéré. Si les personnes dont vous prenez les intérêts se croient lésées, cela pourra donner lieu plus tard à une procédure, à un recours contre le donataire de M. l’abbé Gabriel… Mais, en attendant, il est de mon devoir de le mettre en possession immédiate des valeurs… Je me compromettrais gravement si j’agissais autrement.
 
Les observations du notaire paraissaient tellement selon le droit rigoureux, que Samuel, Dagobert et Agricol restèrent consternés.
 
Gabriel, après un moment de réflexion, parut prendre une résolution désespérée et dit au notaire d’une voix ferme :
 
– Puisque la loi est, dans cette circonstance, impuissante à soutenir le bon droit, je prendrai, monsieur, un parti extrême : avant de m’y résoudre, je demande une dernière fois à M. l’abbé d’Aigrigny s’il veut se contenter de ce qui me revient de ces biens, à la condition que les autres parts de l’héritage resteront entre des mains sûres, jusqu’à ce que les héritiers au nom desquels on réclame aient pu justifier de leurs titres.
 
– À cette proposition, je répondrai ce que j’ai dit, reprit le père d’Aigrigny. Il ne s’agit pas ici de moi, mais d’un immense intérêt de charité ; je suis donc obligé de refuser l’offre partielle de M. l’abbé Gabriel, et de lui rappeler ses engagements de toutes sortes.
 
– Ainsi, monsieur, vous refusez cet arrangement ? dit Gabriel d’une voix émue.
 
– La charité me l’ordonne.
 
– Vous refusez… absolument ?
 
– Je pense à toutes les œuvres saintes que ces trésors vont fonder pour la plus grande gloire du Seigneur, et je ne me sens ni le courage ni la volonté de faire la moindre concession.
 
– Alors, monsieur, reprit le jeune prêtre d’une voix émue, puisque vous m’y forcez, je révoque ma donation ; j’ai entendu engager seulement ce qui m’appartenait et non ce qui appartient aux autres.
 
– Prenez garde, monsieur l’abbé, dit le père d’Aigrigny, je vous ferai observer que j’ai entre les mains un serment écrit… formel.
 
– Je le sais, monsieur, vous avez un écrit par lequel je fais serment de ne jamais révoquer cette donation, sous quelque prétexte que ce soit, sous peine d’encourir l’aversion et le mépris des honnêtes gens. Eh bien, monsieur, soit… dit Gabriel avec une profonde amertume, je m’exposerai à toutes les conséquences de mon parjure, vous le proclamerez partout ; je serai en butte aux dédains, à l’aversion de tous… mais Dieu me jugera…
 
Et le jeune prêtre essuya une larme qui roula dans ses yeux.
 
– Oh ! rassure-toi, mon brave enfant ! s’écria Dagobert renaissant à l’espérance, tous les honnêtes gens seront pour toi !
 
– Bien ! bien ! mon frère, dit Agricol.
 
– Monsieur le notaire, dit alors Rodin de sa petite voix aigre, monsieur le notaire, faites donc comprendre à M. l’abbé Gabriel qu’il peut se parjurer tant qu’il lui plaît, mais que le Code civil est moins commode à violer qu’une promesse simplement… et seulement… sacrée !!!
 
– Parlez, monsieur, dit Gabriel.
 
– Apprenez donc à M. l’abbé Gabriel, dit Rodin, qu’une donation entre vifs, comme celle qu’il a faite au révérend père d’Aigrigny, est révocable seulement pour trois raisons, n’est-ce pas ?
 
– Oui, monsieur, trois raisons, dit le notaire.
 
– La première, pour survenance d’enfant, dit Rodin, et je rougirais de parler à M. l’abbé de ce cas de nullité. Le second motif d’annulation serait l’ingratitude du donataire… Or, M. l’abbé Gabriel peut être certain de notre profonde et éternelle reconnaissance. Enfin le troisième cas de nullité est l’inexécution des vœux du donateur relativement à l’emploi de ses dons. Or, si mauvaise opinion que M. l’abbé Gabriel ait tout à coup prise de nous, il nous accordera du moins quelque temps d’épreuve pour le convaincre que ses dons, ainsi qu’il le désire, seront appliqués à des œuvres qui auront pour but la plus grande gloire du Seigneur.
 
– Maintenant, monsieur le notaire, reprit le père d’Aigrigny, c’est à vous de prononcer et de dire si M. l’abbé Gabriel peut ou non révoquer la donation qu’il m’a faite.
 
Au moment où le notaire allait répondre, Bethsabée rentra précédant deux nouveaux personnages qui se présentèrent dans le salon rouge, à peu de distance l’un de l’autre.
 
Le premier des deux personnages dont l’arrivée avait interrompu la réponse du notaire, était Faringhea.
 
À la vue de cet homme à figure sinistre, Samuel s’approcha, et lui dit :
 
– Qui êtes-vous, monsieur ? Après avoir jeté un regard perçant sur Rodin, qui tressaillit imperceptiblement et reprit bientôt son sang-froid habituel, Faringhea répondit à Samuel :
 
– Le prince Djalma est arrivé depuis peu de temps de l’Inde, afin de se trouver ici aujourd’hui, ainsi que cela lui était recommandé par l’inscription d’une médaille qu’il portait au cou…
 
– Lui aussi ! s’écria Gabriel, qui, on le sait, avait été le compagnon de navigation de l’Indien depuis les Açores, où le bâtiment venant d’Alexandrie avait relâché, lui aussi héritier !… En effet… pendant la traversée, le prince m’a dit que sa mère était d’origine française… Mais sans doute il a cru devoir me cacher le but de son voyage… Oh ! c’est un noble et courageux jeune homme que cet Indien ; où est-il ?
 
L’Étrangleur jeta un nouveau regard sur Rodin, et dit en accentuant lentement ses paroles :
 
– J’ai quitté le prince hier soir… il m’a confié que, quoiqu’il eût un assez grand intérêt à se trouver ici, il se pourrait qu’il sacrifiât cet intérêt à d’autres circonstances… j’ai passé la nuit dans le même hôtel que lui… Ce matin, lorsque je me suis présenté pour le voir, on m’a appris qu’il était déjà sorti… Mon amitié pour lui m’a engagé à venir dans cette maison, espérant que les informations que je pouvais donner sur le prince seraient peut-être utiles.
 
En ne disant pas un mot du guet-apens où il était tombé la veille, en se taisant sur les machinations de Rodin à l’égard de Djalma, en attribuant surtout l’absence de ce dernier à une cause volontaire, l’Étrangleur voulait évidemment servir le socius, comptant bien que celui-ci saurait récompenser sa discrétion. Il est inutile de dire que Faringhea mentait effrontément. Après être parvenu dans la matinée à s’échapper de sa prison, par un prodige de ruse, d’adresse et d’audace, il avait couru à l’hôtel où il avait su qu’un homme et une femme d’un âge et d’une physionomie des plus respectables, se disant les parents du jeune Indien, avaient demandé à le voir, et qu’effrayés de l’état de dangereuse somnolence où il paraissait plongé ils l’avaient fait transporter dans leur voiture, afin de l’emmener chez eux et de lui donner les soins nécessaires.
 
– Il est fâcheux, dit le notaire, que cet héritier ne se soit pas non plus présenté ; mais il est malheureusement déchu de ses droits à l’immense héritage dont il s’agit.
 
– Ah !… il s’agissait d’un immense héritage, dit Faringhea en regardant fixement Rodin, qui détourna prudemment la vue.
 
Le second des deux personnages dont nous avons parlé entrait en ce moment. C’était le père du maréchal Simon, un vieillard de haute stature, encore alerte et vigoureux pour son âge ; ses cheveux étaient blancs et ras ; sa figure, légèrement colorée, exprimait à la fois la finesse, la douceur et l’énergie. Agricol alla vivement à sa rencontre.
 
– Vous ici, monsieur Simon, s’écria-t-il.
 
– Oui, mon garçon, dit le père du maréchal en serrant cordialement la main d’Agricol, j’arrive à l’instant de voyage. M. Hardy devait se trouver ici pour affaire d’héritage, à ce qu’il suppose ; mais comme il est encore absent de Paris pour quelque temps, il m’a chargé de…
 
– Lui aussi… héritier… M. François Hardy… s’écria Agricol en interrompant le vieil ouvrier.
 
– Mais comme tu es pâle et bouleversé !… mon garçon. Qu’y a-t-il donc ? reprit le père du maréchal en regardant autour de lui avec étonnement, de quoi s’agit-il donc ?
 
– De quoi il s’agit ? de vos petites filles que l’on vient de dépouiller, s’écria Dagobert désespéré en s’approchant du chef d’atelier. Et c’est pour assister à cette indignité que je les ai amenées du fond de la Sibérie !
 
– Vous… reprit le vieil ouvrier en cherchant à reconnaître les traits du soldat ; mais vous êtes donc…
 
– Dagobert…
 
– Vous… vous… si généreusement dévoué à mon fils, s’écria le père du maréchal ; et il serra les mains de Dagobert entre les siennes avec effusion. Mais n’avez-vous pas parlé de la fille de Simon ?…
 
– De ses filles… car il est plus heureux qu’il ne le croit, dit Dagobert, ces pauvres enfants sont jumelles.
 
– Et où sont-elles ? demanda le vieillard.
 
– Au couvent…
 
– Au couvent !
 
– Oui, par la trahison de cet homme qui, en les y retenant, les a fait déshériter.
 
– Quel homme ?
 
– Le marquis d’Aigrigny…
 
– Le plus mortel ennemi de mon fils, s’écria le vieil ouvrier en jetant un regard d’aversion sur le père d’Aigrigny, dont l’audace ne se démentait pas.
 
– Et ce n’est pas tout, reprit Agricol ; M. Hardy, mon digne et brave patron, est aussi malheureusement déchu de ses droits à cet immense héritage.
 
– Que dis-tu ? s’écria le père du maréchal Simon ; mais M. Hardy ignorait qu’il s’agissait pour lui d’intérêts aussi importants… Il est parti précipitamment pour aller rejoindre un de ses amis qui avait besoin de lui.
 
À chacune de ses révélations successives Samuel sentait augmenter son désespoir ; mais il ne pouvait que gémir, car malheureusement la volonté du testateur était formelle.
 
Le père d’Aigrigny, impatient de mettre fin à cette scène qui l’embarrassait cruellement, malgré son calme apparent, dit au notaire d’une voix grave et pénétrée :
 
– Il faut pourtant que tout ceci ait un terme, monsieur ; si la calomnie pouvait m’atteindre, j’y répondrais victorieusement par les faits qui viennent de se produire… Pourquoi attribuer à d’odieuses combinaisons l’absence des héritiers au nom desquels ce soldat et son fils réclament si injurieusement ? Pourquoi leur absence serait-elle moins explicable que celle de ce jeune Indien ? que celle de M. Hardy, qui, ainsi que le dit cet homme de confiance, ignorait l’importance des intérêts qui l’appelaient ici ? N’est-il pas plus probable que les filles de M. le maréchal Simon et que Mlle de Cardoville, par des raisons très naturelles, n’ont pu se présenter ici ce matin ? Encore une fois, ceci a trop duré ; je crois que M. le notaire pensera comme moi que cette révélation de nouveaux héritiers ne change absolument rien à la question que j’avais l’honneur de lui poser tout à l’heure, à savoir que, comme mandataire des pauvres, auxquels M. l’abbé Gabriel a fait don de tout ce qu’il possédait, je demeure, malgré sa tardive et illégale opposition, seul possesseur de ces biens, que je me suis engagé et que je m’engage encore, à la face de tous dans ce moment solennel, à employer pour la plus grande gloire du Seigneur… Veuillez répondre nettement, monsieur le notaire, et terminer ainsi une scène pénible pour tous…
 
– Monsieur, reprit le notaire d’une voix solennelle, en mon âme et conscience, au nom de la justice et de la loi, fidèle et impartial exécuteur des dernières volontés de M. Marius de Rennepont, je déclare que, par le fait de la donation de M. l’abbé Gabriel de Rennepont, vous êtes, vous, monsieur l’abbé d’Aigrigny, seul possesseur de ces biens, dont à l’heure même je vous mets en jouissance afin que vous en disposiez selon les vœux du donateur.
 
Ces mots, prononcés avec conviction et gravité, renversèrent les dernières et vagues espérances que les défenseurs des héritiers auraient encore pu conserver.
 
Samuel devint plus pâle qu’il ne l’était habituellement ; il serra convulsivement la main de Bethsabée, qui s’était rapprochée de lui, et de grosses larmes coulèrent lentement sur les joues des deux vieillards.
 
Dagobert et Agricol étaient plongés dans un morne accablement ; frappés du raisonnement du notaire, qui disait ne pouvoir accorder plus de créance et d’autorité à leur réclamation que les magistrats eux-mêmes ne leur en avaient accordées, ils se voyaient forcés de renoncer à tout espoir.
 
Gabriel souffrait plus que personne ; il éprouvait de terribles remords en songeant que, par son aveuglement, il était la cause et l’instrument involontaire de cette abominable spoliation. Aussi, lorsque le notaire, après s’être assuré de la quantité des valeurs renfermées dans le coffre de cèdre, dit au père d’Aigrigny : « Prenez possession de cette cassette, monsieur, » Gabriel s’écria avec un découragement amer, un désespoir profond :
 
– Hélas ! l’on dirait que, dans ces circonstances, une inexorable fatalité s’appesantit sur tous ceux qui sont dignes d’intérêt, d’affection ou de respect… Oh ! mon Dieu ! ajouta le jeune prêtre en joignant les mains avec ferveur, votre souveraine justice ne peut pas permettre le triomphe d’une pareille iniquité !!!
 
On eût dit que le ciel exauçait la prière du missionnaire… À peine eut-il parlé qu’il se passa une chose étrange.
 
Rodin, sans attendre la fin de l’invocation de Gabriel, avait, selon l’autorisation du notaire, enlevé la cassette entre ses bras, sans pouvoir retenir une violente aspiration de joie et de triomphe.
 
À ce moment même où le père d’Aigrigny et le socius se croyaient enfin possesseurs du trésor, la porte de l’appartement dans lequel on avait entendu sonner la pendule s’ouvrit tout à coup.
 
Une femme apparut sur le seuil. À sa vue Gabriel poussa un grand cri et resta foudroyé.
 
Samuel et Bethsabée tombèrent à genoux les mains jointes. Les deux Israélites se sentirent ranimés par une inexprimable espérance.
 
Tous les autres acteurs de cette scène restèrent frappés de stupeur.
 
Rodin… Rodin lui-même… recula de deux pas et replaça sur la table la cassette d’une main tremblante.
 
Quoiqu’il n’y eût rien que de très naturel dans cet incident, une femme apparaissant sur le seuil d’une porte qu’elle vient d’ouvrir, il se fit un moment de silence profond, solennel. Toutes les poitrines étaient oppressées, haletantes. Tous enfin, à la vue de cette femme, éprouvaient une surprise mêlée d’une sorte de frayeur, d’une angoisse indéfinissable… car cette femme semblait être le vivant original du portrait placé dans le salon depuis cent cinquante ans. C’était la même coiffure, la même robe à plis un peu traînants, la même physionomie empreinte d’une tristesse poignante et résignée.
 
Cette femme s’avança lentement, et sans paraître s’apercevoir de la profonde impression que causait sa présence. Elle s’approcha de l’un des meubles incrustés de cuivre et d’étain, poussa un ressort dissimulé dans les moulures de bronze doré, ouvrit ainsi le tiroir supérieur de ce meuble, y prit une enveloppe de parchemin cacheté ; puis, s’avançant auprès de la table, plaça ce papier devant le notaire, qui, jusqu’alors immobile et muet, le prit machinalement. Après avoir jeté sur Gabriel, qui semblait fasciné par sa présence, un long regard mélancolique et doux, cette femme se dirigea vers la porte du vestibule restée ouverte. En passant auprès de Samuel et de Bethsabée, toujours agenouillés, elle s’arrêta un instant, inclina sa belle tête vers les deux vieillards, les contempla avec une tendre sollicitude ; puis, après leur avoir donné ses mains à baiser, elle disparut aussi lentement qu’elle avait apparu… après avoir jeté un dernier regard sur Gabriel.
 
Le départ de cette femme sembla rompre le charme sous lequel tous les assistants étaient restés pendant quelques minutes.
 
Gabriel rompit le premier le silence, en murmurant d’une voix altérée :
 
– C’est elle !… encore elle… ici… dans cette maison !
 
– Qui… elle… mon frère ? dit Agricol, inquiet de la pâleur et de l’air presque égaré du missionnaire ; car le forgeron, n’ayant pas remarqué jusqu’alors l’étrange ressemblance de cette femme avec le portrait, partageait cependant, sans pouvoir s’en rendre compte, la stupeur générale.
 
Dagobert et Faringhea se trouvaient dans une pareille situation d’esprit.
 
– Cette femme, quelle est-elle ?… reprit Agricol en prenant la main de Gabriel, qu’il sentit humide et glacée.
 
– Regarde !… dit le jeune prêtre ; il y a plus d’un siècle et demi que ces tableaux sont là…
 
Et du geste il indiqua les deux portraits devant lesquels il était alors assis.
 
Au mouvement de Gabriel, Agricol, Dagobert et Faringhea levèrent les yeux sur les deux portraits placés de chaque côté de la cheminée.
 
Trois exclamations se firent entendre à la fois.
 
– C’est elle… c’est la même femme ! s’écria le forgeron stupéfait ; et depuis cent cinquante ans son portrait est ici !…
 
– Que vois-je ?… l’ami et l’émissaire du maréchal Simon ! s’écria Dagobert en contemplant le portrait de l’homme. Oui, c’est bien la figure de celui qui est venu nous trouver en Sibérie l’an passé… Oh ! je le reconnais à son air triste et doux, et aussi à ses sourcils noirs qui n’en font qu’un.
 
– Mes yeux ne me trompent pas… non… c’est bien l’homme au front rayé de noir que nous avons étranglé et enterré au bord du Gange, se disait tout bas Faringhea en frémissant d’épouvante, l’homme que l’un des fils de Bohwanie, l’an passé, à Java, dans les ruines de Tchandi… assurait avoir rencontré depuis le meurtre près de l’une des portes de Bombay… cet homme maudit, qui, disait-il, laissait partout après lui la mort sur son passage… Et il y a un siècle et demi que cette peinture existe !
 
Et ainsi que Dagobert et Agricol, l’Étrangleur ne pouvait détacher ses yeux de ce portrait étrange.
 
– Quelle mystérieuse ressemblance ! pensait le père d’Aigrigny… puis, comme frappé d’une idée subite, il dit à Gabriel :
 
– Mais cette femme est celle qui vous a sauvé la vie en Amérique ?
 
– C’est elle-même… répondit Gabriel en tressaillant, et pourtant elle m’avait dit qu’elle s’en allait vers le nord de l’Amérique… ajouta le jeune prêtre en se parlant à lui-même.
 
– Mais comment se trouve-t-elle ici dans cette maison ? dit le père d’Aigrigny en s’adressant à Samuel. Répondez, gardien… Cette femme s’était donc introduite ici avant nous ou avec vous ?
 
– Je suis entré ici le premier et seul, lorsque pour la première fois, depuis un siècle et demi, la porte a été ouverte, dit gravement Samuel.
 
– Alors, comment expliquez-vous la présence de cette femme ici ? ajouta le père d’Aigrigny.
 
– Je ne cherche pas à expliquer, dit le juif. Je vois… je crois… et maintenant j’espère, ajouta-t-il en regardant Bethsabée avec une expression indéfinissable.
 
– Mais, encore une fois, vous devez expliquer la présence de cette femme, dit le père d’Aigrigny, qui se sentait vaguement inquiet ; qui est-elle ? comment est-elle ici ?
 
– Tout ce que je sais, monsieur, c’est que d’après ce que m’a souvent dit mon père, il existe des communications souterraines entre cette maison et des endroits éloignés de ce quartier.
 
– Ah ! maintenant rien de plus simple, dit le père d’Aigrigny ; il me reste seulement à savoir quel était le but de cette femme en s’introduisant ainsi dans cette maison. Quant à cette singulière ressemblance avec ce portrait, c’est un jeu de la nature.
 
Rodin avait partagé l’émotion générale lors de l’apparition de cette femme mystérieuse ; mais lorsqu’il l’eut vue remettre au notaire un paquet cacheté, le socius, au lieu de se préoccuper de l’étrangeté de cette apparition, ne fut plus préoccupé que du violent désir de quitter cette maison avec le trésor désormais acquis à la compagnie ; il éprouvait une vague inquiétude à l’aspect de l’enveloppe cachetée de noir, que la protectrice de Gabriel avait remise au notaire, et que celui-ci tenait machinalement entre ses mains. Le socius, jugeant donc très opportun et très à propos de disparaître avec la cassette au milieu de la stupeur et du silence qui duraient encore, poussa légèrement du coude le père d’Aigrigny, lui fit un signe d’intelligence, et, prenant le coffret de cèdre sous son bras, se dirigea vers la porte.
 
– Un moment, monsieur, lui dit Samuel en se levant et lui barrant le passage. Je prie M. le notaire d’examiner l’enveloppe qui vient de lui être remise… vous sortirez ensuite.
 
– Mais, monsieur, dit Rodin en essayant de forcer le passage, la question est définitivement jugée en faveur du père d’Aigrigny… Ainsi, permettez…
 
– Je vous dis, monsieur, reprit le vieillard d’une voix retentissante, que ce coffret ne sortira pas d’ici avant que M. le notaire ait pris connaissance de l’enveloppe que l’on vient de lui remettre.
 
Ces mots de Samuel attirèrent l’attention de tous. Rodin fut forcé de revenir sur ses pas. Malgré sa fermeté, le juif frissonna au regard implacable qu’à ce moment lui lança Rodin. Le notaire, s’étant rendu au vœu de Samuel, examinait l’enveloppe avec attention.
 
– Ciel !… s’écria-t-il tout à coup, que vois-je ?… Ah ! tant mieux.
 
À l’exclamation du notaire, tous les yeux se tournèrent vers lui.
 
– Oh ! lisez, lisez, monsieur, s’écria Samuel en joignant les mains, mes pressentiments ne m’auront peut-être pas trompé !
 
– Mais, monsieur, dit le père d’Aigrigny au notaire, commençant à partager les anxiétés de Rodin, mais, monsieur… quel est ce papier ?
 
– Un codicille, reprit le notaire, un codicille qui remet tout en question.
 
– Comment, monsieur, s’écria le père d’Aigrigny en fureur en s’approchant vivement du notaire, tout est remis en question ? Et de quel droit ?
 
– C’est impossible, ajouta Rodin, nous protestons.
 
– Gabriel… mon père… Écoutez donc, s’écria Agricol ; tout n’est pas perdu… il y a de l’espoir. Gabriel, entends-tu ? il y a de l’espoir.
 
– Que dis-tu ?… reprit le jeune prêtre en se levant et croyant à peine ce que lui disait son frère adoptif.
 
– Messieurs, dit le notaire, je dois vous donner lecture de la suscription de cette enveloppe. Elle change ou plutôt elle ajourne toutes les dispositions testamentaires.
 
– Gabriel, s’écria Agricol en sautant au cou du missionnaire, tout est ajourné, rien n’est perdu !!!
 
– Messieurs, écoutez, reprit le notaire, et il lut ce qui suit :
 
« Ceci est un codicille qui, pour des raisons que l’on trouvera déduites sous ce pli, ajourne et prolonge au 1er juin 1832, mais sans les changer aucunement, toutes les dispositions contenues dans le testament fait par moi aujourd’hui à une heure élevée… Ma maison sera refermée et les fonds seront toujours laissés au dépositaire, pour être, le 1er juin 1832, distribués aux ayants droits.
 
« Villetaneuse… ce jourd’hui 13 février 1682, à onze heures du soir.
 
« MARIUS DE RENNEPONT. »
 
– Je m’inscris en faux contre ce codicille ! s’écria le père d’Aigrigny livide de désespoir et de rage.
 
– La femme qui l’a remis aux mains du notaire nous est suspecte… ajouta Rodin. Ce codicille est faux.
 
– Non, monsieur, dit sévèrement le notaire ; car je viens de comparer les deux signatures, et elles sont absolument semblables… Du reste… ce que je disais ce matin pour les héritiers non présents vous est applicable… vous pouvez attaquer l’authenticité de ce codicille, mais tout demeure en suspens et comme non avenu, puisque le délai pour la clôture de la succession est prorogé à trois mois et demi.
 
Lorsque le notaire eut prononcé ces derniers mots, les ongles de Rodin étaient saignants… pour la première fois, ses lèvres blafardes parurent rouges.
 
– Ô mon Dieu ! vous m’avez entendu… vous m’avez exaucé… s’écria Gabriel agenouillé et joignant les mains avec une religieuse ferveur et en tournant vers le ciel son angélique figure ; votre souveraine justice ne pouvait laisser l’iniquité triomphante.
 
– Que dis-tu, mon brave enfant ? s’écria Dagobert, qui, dans le premier étourdissement de la joie, n’avait pas bien compris la portée de ce codicille.
 
– Tout est reculé, mon père, s’écria le forgeron ; le délai pour se présenter est fixé à trois mois et demi, à dater d’aujourd’hui… Et maintenant que ces gens-là sont démasqués… – Agricol désigna Rodin et le père d’Aigrigny – il n’y a plus rien à craindre d’eux, on sera sur ses gardes, et les orphelines, Mlle de Cardoville, mon digne patron M. Hardy et le jeune Indien rentreront dans leurs biens.
 
Il faut renoncer à peindre l’ivresse, le délire de Gabriel et d’Agricol, de Dagobert et du père du maréchal Simon, de Samuel et de Bethsabée.
 
Faringhea seul resta morne et sombre devant le portrait de l’homme au front rayé de noir.
 
Quant à la fureur du père d’Aigrigny et de Rodin en voyant Samuel reprendre le coffret de cèdre, il faut aussi renoncer à la peindre…
 
Sur l’observation du notaire, qui emporta le codicille pour le faire ouvrir selon les formules de la loi, Samuel comprit qu’il était plus prudent de déposer à la Banque de France les immenses valeurs dont on le savait détenteur.
 
Pendant que tous les cœurs généreux qui avaient tant souffert débordaient de bonheur, d’espérance et d’allégresse, le père d’Aigrigny et Rodin quittaient cette maison la rage et la mort dans l’âme. Le révérend père monta dans sa voiture et dit à ses gens :
 
– À l’hôtel Saint-Dizier !
 
Puis, éperdu, anéanti, il tomba sur ses coussins en cachant sa figure dans ses mains et poussant un long gémissement.
 
Rodin s’assit auprès de lui et contempla avec un mélange de courroux et de mépris cet homme ainsi abattu et affaissé.
 
– Le lâche ! se dit-il tout bas, il désespère pourtant !
 
* * * *
 
Au bout d’un quart d’heure la voiture arriva rue de Babylone et entra dans la cour de l’hôtel Saint-Dizier.
 
La voiture du père d’Aigrigny arriva rapidement à l’hôtel de Saint-Dizier. Pendant toute la route Rodin resta muet, se contentant d’observer et d’écouter attentivement le père d’Aigrigny, qui exhala les douleurs et les furies de ses déceptions dans un long monologue entrecoupé d’exclamations, de lamentations, d’indignations, à l’endroit des impitoyables coups de la destinée qui ruinent en un moment les espérances les mieux fondées. Lorsque la voiture du père d’Aigrigny entra dans la cour et s’arrêta devant le péristyle de l’hôtel de Saint-Dizier, on put apercevoir derrière les vitres d’une fenêtre, et à demi cachée par les plis d’un rideau, la figure de la princesse ; dans son ardente anxiété, elle venait voir si c’était le père d’Aigrigny qui arrivait. Bien plus, au mépris de toute convenance, cette grande dame d’apparences ordinairement si réservées, si formalistes, sortit précipitamment de son appartement et descendit quelques-unes des marches de l’escalier pour courir au-devant du père d’Aigrigny, qui gravissait les degrés d’un air abattu. La princesse, à l’aspect de la physionomie livide, bouleversée du révérend père, s’arrêta brusquement et pâlit… elle soupçonna que tout était perdu… Un regard rapidement échangé avec son ancien amant ne lui laissa aucun doute sur l’issue qu’elle redoutait.
 
Rodin suivait humblement le révérend père. Tous deux, précédés de la princesse, entrèrent bientôt dans son cabinet. La porte fermée, la princesse, s’adressant au père d’Aigrigny avec une angoisse indicible, s’écria :
 
– Que s’est-il donc passé ?…
 
Au lieu de répondre à cette question, le révérend père, les yeux étincelants de rage, les lèvres blanches, les traits contractés, regarda la princesse en face et lui dit :
 
– Savez-vous à combien s’élève cet héritage que nous croyions de quarante millions ?…
 
– Je comprends, s’écria la princesse, on nous a trompés… cet héritage se réduit à rien… vous avez agi en pure perte.
 
– Oui, nous avons agi en pure perte, répondit le révérend père, les dents serrées de colère. En pure perte !! et il ne s’agissait pas de quarante millions… mais de deux cent douze millions…
 
– Deux cent douze millions !… répéta la princesse avec stupeur en reculant d’un pas, c’est impossible !…
 
– Je les ai vus, vous dis-je, en valeurs renfermées dans un coffret inventorié par le notaire.
 
– Deux cent douze millions ! reprit la princesse avec accablement ; mais c’était une puissance immense, souveraine… Et vous avez renoncé… et vous n’avez pas lutté, par tous les moyens possibles, jusqu’aux derniers moments ?…
 
– Eh madame, j’ai fait tout ce que j’ai pu ! Malgré la trahison de Gabriel, qui, ce matin même, a déclaré qu’il nous reniait, qu’il se séparait de la compagnie…
 
– L’ingrat ! dit naïvement la princesse.
 
– L’acte de donation que j’avais eu la précaution de faire légaliser par le notaire était en si bonne forme que, malgré les réclamations de cet enragé de soldat et de son fils, le notaire m’avait mis en possession de ce trésor.
 
– Deux cent douze millions ! répéta la princesse en joignant les mains. En vérité… c’est comme un rêve !
 
– Oui, répondit amèrement le père d’Aigrigny, pour nous cette possession a été un rêve, car on a découvert un codicille qui prorogeait à trois mois et demi toutes les dispositions testamentaires ; or, maintenant l’éveil est donné par nos précautions mêmes à cette bande d’héritiers… ils connaissent l’énormité de la somme… ils sont sur leurs gardes ; tout est perdu.
 
– Mais ce codicille, quel est donc l’être maudit qui l’a fait connaître ?
 
– Une femme.
 
– Quelle femme ?
 
– Je ne sais quelle créature nomade que ce Gabriel a, dit-il, rencontrée déjà en Amérique, et qui lui a sauvé la vie…
 
– Et comment cette femme se trouvait-elle là ? Comment savait-elle l’existence de ce codicille ?
 
– Tout ceci, je le crois, était convenu avec un misérable juif, gardien de cette maison, et dont la famille est dépositaire des fonds depuis trois générations ; il avait sans doute quelque instruction secrète… dans le cas où l’on soupçonnerait les héritiers d’être retenus ; car, dans son testament… ce Marius de Rennepont avait prévu que la compagnie surveillerait sa race.
 
– Mais ne peut-on plaider sur la valeur de ce codicille ?
 
– Plaider… dans ce temps-ci ? plaider pour une affaire de testament ? il est déjà bien assez fâcheux que tout ceci doive s’ébruiter… Ah ! c’est affreux !… et au moment de toucher au but… après tant de peines ! une affaire poursuivie avec tant de soins, tant de persistance, depuis un siècle et demi !
 
– Deux cent douze millions… dit la princesse. Ce n’était plus en pays étranger que l’ordre s’établissait ; c’est en France, au cœur de la France, qu’il s’imposait avec de telles ressources…
 
– Oui, reprit le père d’Aigrigny avec amertume, et, par l’éducation, nous nous emparions de toute la génération naissante… C’était politiquement d’une portée incalculable…
 
Puis, frappant du pied, il reprit :
 
– Je vous dis que c’est à en devenir fou de rage, une affaire si sagement, si habilement, si patiemment conduite ?…
 
– Ainsi, aucun espoir ?
 
– Le seul est que ce Gabriel ne rétracte pas sa donation en ce qui le concerne. Ce qui serait déjà considérable… car sa part s’élèverait seule à trente millions.
 
– Mais c’est énorme !… mais c’est presque tout ce que vous espériez, s’écria la princesse ; alors pourquoi vous désespérer ?
 
– Parce que Gabriel plaidera contre cette donation ; si légale qu’elle soit, il trouvera moyen de la faire annuler maintenant que le voilà libre, éclairé sur nous, et il ne reste aucun espoir. Je crois même prudent d’écrire à Rome pour obtenir de quitter Paris pendant quelque temps. Cette ville m’est odieuse.
 
– Oh ! oui, je le vois… il faut qu’il n’y ait plus d’espoir… pour que vous, mon ami, vous vous décidiez presque à fuir…
 
Et le père d’Aigrigny restait complètement anéanti, démoralisé ; ce coup terrible avait brisé en lui tout ressort, toute énergie ; il se jeta dans un fauteuil avec accablement.
 
Pendant l’entretien précédent, Rodin était modestement resté debout auprès de la porte, tenant son vieux chapeau à la main. Deux ou trois fois, à certains passages de la conversation du père d’Aigrigny et de la princesse, la face cadavéreuse du socius, qui paraissait en proie à un courroux concentré, s’était légèrement colorée, ses flasques paupières étaient devenues rouges comme si le sang lui eût monté à la tête par suite d’une violente lutte intérieure… puis son morne visage avait repris sa teinte blafarde.
 
– Il faut que j’écrive à l’instant à Rome pour annoncer cet échec… qui devient un événement de la plus haute importance, puisqu’il renverse d’immenses espérances, dit le père d’Aigrigny avec abattement.
 
Le révérend père était resté assis ; montrant d’un geste une table à Rodin, il lui dit d’une voix brusque et hautaine :
 
– Écrivez…
 
Le socius posa son chapeau par terre, répondit par un salut respectueux à l’ordre du révérend père et, le cou tors, la tête basse, la démarche oblique, il alla s’asseoir sur le bord du fauteuil placé devant le bureau ; puis, prenant du papier et une plume, silencieux et immobile, il attendit la dictée de son supérieur.
 
– Vous permettez, princesse ? dit le père d’Aigrigny à madame de Saint-Dizier.
 
Celle-ci répondit par un mouvement d’impatience, qui semblait reprocher au père d’Aigrigny sa demande formaliste.
 
Le révérend père s’inclina et dicta ces mots d’une voix sourde et oppressée :
 
« Toutes nos espérances, devenues récemment presque des certitudes viennent d’être déjouées subitement. L’affaire Rennepont, malgré tous les soins, toute l’habileté employés jusqu’ici, a échoué complètement et sans retour. Au point où en sont les choses, c’est malheureusement plus qu’un insuccès… c’est un événement des plus désastreux pour la compagnie, dont les droits étaient d’ailleurs moralement évidents sur ces biens, distraits frauduleusement d’une confiscation faite en sa faveur… J’ai du moins la conscience d’avoir tout fait, jusqu’au dernier moment, pour défendre et assurer nos droits. Mais il faut, je le répète, considérer cette importante affaire comme absolument et à jamais perdue, et n’y plus songer. »
 
Le père d’Aigrigny dictait ceci en tournant le dos à Rodin. Au brusque mouvement que fit le socius en se levant et en jetant sa plume sur la table, au lieu de continuer à dicter, le révérend père se tourna, et regardant Rodin avec un profond étonnement, il lui dit :
 
– Eh bien… ! que faites-vous ?
 
– Il faut en finir… cet homme extravague ! dit Rodin en se parlant à lui-même et en s’avançant lentement vers la cheminée.
 
– Comment ! vous quittez votre place… vous n’écrivez pas ? dit le révérend père stupéfait.
 
Puis, s’adressant à la princesse, qui partageait son étonnement, il ajouta en désignant le socius d’un coup d’œil méprisant :
 
– Pardonnez-lui, reprit madame de Saint-Dizier, c’est sans doute le souci que lui cause la ruine de cette affaire.
 
– Remerciez Mme la princesse, retournez à votre place et continuez d’écrire, dit le père d’Aigrigny à Rodin d’un air de compassion dédaigneuse ; et d’un doigt impérieux il lui montra la table.
 
Le socius, parfaitement indifférent à ce nouvel ordre, s’approcha de la cheminée, et se tournant il redressa son dos voûté, se campa ferme sur ses jarrets, frappant le tapis du talon de ses gros souliers huilés, croisa ses mains derrière les pans de sa vieille redingote graisseuse, et, redressant la tête, regarda fixement le père d’Aigrigny. Le socius n’avait pas dit un mot, mais ses traits hideux, alors légèrement colorés, révélaient tout à coup une telle conscience de sa supériorité, un si souverain mépris pour le père d’Aigrigny, une audace si calme, et pour ainsi dire si sereine, que le révérend père et la princesse restèrent confondus. Ils se sentaient étrangement dominés et imposés par ce vieux petit homme si laid et si sordide.
 
Le père d’Aigrigny connaissait trop les coutumes de sa compagnie pour croire son humble secrétaire capable de prendre subitement, sans motif ou plutôt sans un droit positif, ces airs de supériorité transcendante… Bien tard, trop tard, le révérend père comprit que ce subordonné pouvait bien être à la fois un espion et une sorte d’auxiliaire expérimenté qui, selon les Constitutions de l’ordre, avait pouvoir de mission, dans certains cas urgents, de destituer et de remplacer provisoirement l’agent incapable auprès duquel on le plaçait préalablement comme surveillant. Le révérend père ne se trompait pas : depuis le général jusqu’aux provinciaux, jusqu’aux recteurs des collèges, tous les membres supérieurs de la compagnie ont auprès d’eux, souvent tapis, à leur insu, dans les fonctions en apparence les plus infimes, des hommes très capables de remplir leurs fonctions à un moment donné, et qui, à cet effet, correspondent incessamment et directement avec Rome.
 
Du moment où Rodin se fut ainsi posé, les manières ordinairement hautaines du père d’Aigrigny changèrent à l’instant ; quoiqu’il lui en coûtât beaucoup, il lui dit avec une hésitation remplie de déférence :
 
– Vous avez sans doute pouvoir de me commander… à moi… qui vous ai jusqu’ici commandé…
 
Rodin, sans répondre, tira de son portefeuille gras et éraillé un pli timbré des deux côtés, où étaient écrites quelques lignes en latin.
 
Après avoir lu, le père d’Aigrigny approcha respectueusement, religieusement ce papier de ses lèvres, puis il le rendit à Rodin, en s’inclinant profondément devant lui. Lorsque le père d’Aigrigny releva la tête, il était pourpre de dépit et de honte ; malgré son habitude d’obéissance passive et d’immuable respect pour les volontés de l’ordre, il éprouvait un amer, un violent courroux de se voir si brusquement dépossédé… Ce n’était pas tout encore… Quoique depuis très longtemps toute relation de galanterie eût cessé entre lui et Mme de Saint-Dizier, celle-ci n’en était pas moins pour lui une femme… et souffrir cet humiliant échec devant une femme lui était doublement cruel, car malgré son entrée dans l’ordre, il n’avait pas complètement dépouillé l’homme du monde. De plus, la princesse, au lieu de paraître peinée, révoltée, de cette transformation subite du supérieur en subalterne et du subalterne en supérieur, regardait Rodin avec une sorte de curiosité mêlée d’intérêt. Comme femme… et comme femme âprement ambitieuse, cherchant à s’attacher à toutes les hautes influences, la princesse aimait ces sortes de contrastes, elle trouvait à bon droit curieux et intéressant de voir cet homme presque en haillons, chétif et d’une laideur ignoble, naguère encore le plus humble des subordonnés, dominer de toute l’élévation de l’intelligence qu’on lui savait nécessairement, dominer, disons-nous, le père d’Aigrigny, grand seigneur par sa naissance, par l’élégance de ses manières, et naguère si considérable dans sa compagnie. De ce moment, comme personnage important, Rodin effaça complètement le père d’Aigrigny dans l’esprit de la princesse.
 
Le premier mouvement d’humiliation passé, le révérend père d’Aigrigny, quoique son orgueil saignât à vif, mit au contraire tout son amour-propre, tout son savoir-vivre d’homme de bonne compagnie à redoubler de courtoisie envers Rodin, devenu son supérieur par un si brusque revirement de fortune. Mais l’ex-socius, incapable d’apprécier ou plutôt de reconnaître ces nuances délicates, s’établit carrément, brutalement et impérieusement dans sa nouvelle position, non par réaction d’orgueil froissé, mais par conscience de ce qu’il valait ; une longue pratique du père d’Aigrigny lui avait révélé l’infériorité de ce dernier.
 
– Vous avez jeté la plume, dit le père d’Aigrigny à Rodin avec une extrême déférence, lorsque je vous dictais cette note pour Rome… me ferez-vous la grâce de m’apprendre en quoi… j’ai mal agi ?
 
– À l’instant même, reprit Rodin de sa voix aiguë et incisive. Pendant longtemps, quoique cette affaire me parût au-dessus de vos forces… je me suis abstenu… et pourtant que de fautes !… quelle pauvreté d’invention !… quelle grossièreté dans les moyens employés par vous pour la mener à bonne fin !…
 
– J’ai peine à comprendre… vos reproches… répondit le père d’Aigrigny, quoiqu’une secrète amertume perçât dans son apparente soumission. Le succès n’était-il pas certain sans ce codicille ?… N’avez-vous pas contribué vous-même… à ces mesures que vous blâmez à cette heure ?
 
– Vous commandiez alors… et j’obéissais… vous étiez d’ailleurs sur le point de réussir… non à cause des moyens dont vous vous êtes servi… mais malgré ces moyens, d’une maladresse, d’une brutalité révoltantes…
 
– Monsieur… vous êtes sévère dit le père d’Aigrigny.
 
– Je suis juste… Faut-il donc des prodiges d’habileté pour enfermer quelqu’un dans une chambre et fermer ensuite la porte à double tour ?… hein !… Eh bien ! avez-vous fait autre chose ?… Non… certes ! Les filles du général Simon ? à Leipzig emprisonnées, à Paris enfermées au couvent ; Adrienne de Cardoville ? enfermée ; Couche-tout-Nu ? en prison… Djalma ? un narcotique… Un seul moyen ingénieux et mille fois plus sûr, parce qu’il agissait moralement et non matériellement, a été employé pour éloigner M. Hardy… Quant à vos autres procédés… allons donc !… mauvais, incertains, dangereux… Pourquoi ? parce qu’ils étaient violents, et qu’on répond à la violence par la violence ; alors ce n’est plus une lutte d’hommes fins, habiles, opiniâtres, voyant dans l’ombre, où ils marchent toujours… c’est un combat de crocheteurs au grand soleil. Comment ! bien qu’en agissant sans cesse, nous devons avant tout nous effacer, disparaître, et vous ne trouvez rien de plus intelligent que d’appeler l’attention sur nous par des moyens d’une sauvagerie et d’un retentissement déplorables. Pour plus de mystère, c’est la garde, c’est le commissaire de police, ce sont des geôliers que vous prenez pour complices… Mais cela fait pitié, monsieur… Un succès éclatant pouvait seul faire pardonner ces pauvretés… et ce succès, vous ne l’avez pas eu !…
 
– Monsieur, dit le père d’Aigrigny vivement blessé, – car Mme de Saint-Dizier, ne pouvant cacher l’espèce d’admiration que lui causait la parole nette et cassante de Rodin, regardait son ancien amant d’un air qui semblait dire : « Il a raison ; » – monsieur, vous êtes plus que sévère… dans votre jugement… et malgré la déférence que je vous dois, je vous dirai que je ne suis pas habitué…
 
– Il y a bien d’autres choses, ma foi, auxquelles vous n’êtes pas habitué, dit rudement Rodin en interrompant le révérend père ; mais vous vous y habituerez… Vous vous êtes fait jusqu’ici une fausse idée de votre savoir ; il y a en vous un vieux levain de batailleur et de mondain qui toujours fermente, et ôte à votre raison le froid, la lucidité, la pénétration qu’elle doit avoir… Vous avez été un beau militaire, fringant et musqué : vous avez couru les guerres, les fêtes, les plaisirs, les femmes… Ces choses vous ont usé à moitié. Vous ne serez jamais maintenant qu’un subalterne ; vous êtes jugé. Il vous manquera toujours cette vigueur, cette concentration d’esprit qui dominent hommes et événements. Cette vigueur, cette concentration d’esprit, je l’ai moi ! et je l’ai… savez-vous pourquoi ? c’est que, uniquement voué au service de notre compagnie, j’ai toujours été laid, sage et vierge… oui, vierge… toute ma virilité est là…
 
En prononçant ces mots d’un orgueilleux cynisme, Rodin était effrayant. La princesse de Saint-Dizier le trouva presque beau d’audace et d’énergie.
 
Le père d’Aigrigny, se sentant dominé d’une manière invincible, inexorable, par cet être diabolique, voulut tenter un dernier effort et s’écria :
 
– Eh ! monsieur, ces forfanteries ne sont pas des preuves de valeur et de puissance… on vous verra à l’œuvre.
 
– On m’y verra… reprit froidement Rodin… et savez-vous à quelle œuvre ?
 
Rodin affectionnait cette formule interrogative. À celle que vous abandonnez si lâchement.
 
– Que dites-vous ? s’écria la princesse de Saint-Dizier, car le père d’Aigrigny, stupéfait de l’audace de Rodin, ne trouvait pas une parole.
 
– Je dis, reprit lentement Rodin, je dis que je me charge de faire réussir l’affaire de l’héritage Rennepont, que vous regardez comme désespérée.
 
– Vous ? s’écria le père d’Aigrigny, vous ?
 
– Moi…
 
– Mais on a démasqué nos manœuvres.
 
– Tant mieux, on sera obligé d’en inventer de plus habiles…
 
– Mais l’on se défiera de nous.
 
– Tant mieux, les succès les plus difficiles sont les plus certains.
 
– Comment ! vous espérez faire consentir Gabriel à ne pas révoquer sa donation… qui d’ailleurs est peut-être entachée d’illégalité ?
 
– Je ferai rentrer dans les coffres de la compagnie les deux cent douze millions dont on veut la frustrer. Est-ce clair ?
 
– C’est aussi clair qu’impossible.
 
– Et je vous dis, moi, que cela est possible… et qu’il faut que cela soit possible… entendez-vous ! Mais vous ne comprenez donc pas, esprit de courte vue… s’écria Rodin en s’animant à ce point que sa face cadavéreuse se colora légèrement. Vous ne comprenez donc pas que maintenant il n’y a plus à balancer ?… ou les deux cent douze millions seront à nous, et alors ce sera le rétablissement assuré de notre souveraine influence en France, car avec de telles sommes, par la vénalité qui court, on achète un gouvernement, et s’il est trop cher ou mal accommodant, on allume la guerre civile, on le renverse et l’on restaure la légitimité, qui, après tout, est notre véritable milieu, et qui, nous devant tout, nous livrera tout.
 
– C’est évident, dit la princesse en joignant les mains avec admiration.
 
– Si, au contraire, reprit Rodin, ces deux cent douze millions restent entre les mains de la famille Rennepont, c’est notre ruine, c’est notre perte ; c’est faire une souche d’ennemis acharnés, implacables… Vous n’avez donc pas entendu les vœux exécrables de ce Rennepont, au sujet de cette association qu’il recommande, et que, par une fatalité inouïe, sa race maudite peut merveilleusement réaliser ?… Mais songez donc aux forces immenses qui se grouperaient lors autour de ces millions : c’est le maréchal Simon agissant au nom de ses filles, c’est-à-dire l’homme du peuple fait duc sans en être plus vain, ce qui assure son influence sur les masses, car l’esprit militaire et le bonapartisme incarné représentent encore, aux yeux du peuple, la tradition d’honneur et de gloire nationale. C’est ensuite ce François Hardy, le bourgeois libéral indépendant éclairé, type du grand manufacturier, amoureux du progrès et du bien-être des artisans !… Puis, c’est Gabriel, le bon prêtre, comme ils disent, l’apôtre de l’Évangile primitif, le représentant de la démocratie de l’Église contre l’aristocratie de l’Église, du pauvre curé de campagne contre le riche évêque, c’est-à-dire, dans leur jargon, le travailleur de la sainte vigne contre l’oisif despote, le propagateur né de toutes les idées de fraternité, d’émancipation et de progrès… comme ils disent encore, et cela non pas au nom d’une politique révolutionnaire, incendiaire, mais au nom du Christ, au nom d’une religion toute de charité, d’amour et de paix… pour parler comme ils parlent. Après, vient Adrienne de Cardoville, le type de l’élégance, de la grâce, de la beauté, la prêtresse de toutes les sensualités qu’elle prétend diviniser à force de les raffiner et de les cultiver. Je ne vous parle pas de son esprit, de son audace ; vous ne les connaissez que trop. Aussi rien ne peut nous être aussi dangereux que cette créature, patricienne par le sang, peuple par le cœur, poète par l’imagination. C’est enfin ce prince Djalma, chevaleresque, hardi, prêt à tout, parce qu’il ne sait rien de la vie civilisée, implacable dans sa haine comme dans son affection, instrument terrible pour qui saura s’en servir… Il n’y a pas enfin dans cette famille détestable jusqu’à ce misérable Couche-tout-Nu, qui isolément n’a aucune valeur, mais qui, épuré, relevé, régénéré par le contact de ces natures généreuses et expansives, comme ils appellent cela, peut avoir une large part dans l’influence de cette association, comme représentant de l’artisan… Maintenant, croyez-vous que tous ces gens-là, déjà exaspérés contre nous, parce que, disent-ils, nous avons voulu les spolier, suivent, et ils les suivront, j’en réponds, les détestables conseils de ce Rennepont, croyez-vous que s’ils associent toutes les forces, toute l’action dont ils disposent autour de cette fortune énorme, qui en centuplera la puissance, croyez-vous que, s’ils nous déclarent une guerre acharnée, à nous et à nos principes, ils ne seront pas les ennemis les plus dangereux que nous ayons jamais eus ? Mais je vous dis, moi, que jamais la compagnie n’aurait été plus sérieusement menacée ; oui, et c’est maintenant pour elle une question de vie ou de mort ; il ne s’agit plus à cette heure de se défendre, mais d’attaquer afin d’arriver à l’annihilation de l’ambition de cette maudite race de Rennepont et à la possession de ces millions.
 
À ce tableau, présenté par Rodin avec une animation fébrile d’autant plus influente qu’elle était plus rare, la princesse et le père d’Aigrigny se regardèrent interdits.
 
– Je l’avoue, dit le révérend à Rodin, je n’avais pas songé à toutes les dangereuses conséquences de cette association en bien, recommandée par M. de Rennepont ; je crois qu’en effet ses héritiers, d’après le caractère que nous leur connaissons, auront à cœur de réaliser cette utopie… Le péril est très grand, très menaçant ; mais pour le conjurer… que faire ?
 
– Comment, monsieur ! vous avez à agir sur des natures ignorantes, héroïques et exaltées comme Djalma ; sensuelles et excentriques comme Adrienne de Cardoville ; naïves et ingénues comme Rose et Blanche Simon ; loyales et franches comme François Hardy ; angéliques et pures comme Gabriel ; brutales et stupides comme Couche-tout-Nu, et vous demandez : que faire ?
 
– En vérité, je ne vous comprends pas, dit le père d’Aigrigny.
 
– Je le crois bien ; votre conduite passée, dans tout ceci, me le prouve assez, reprit dédaigneusement Rodin… Vous avez eu recours à des moyens grossiers, matériels, au lieu d’agir sur tant de passions nobles, généreuses, élevées, qui, réunies un jour, formeraient un faisceau redoutable, mais qui, maintenant divisées, isolées, prêteront à toutes les surprises, à toutes les séductions, à tous les entraînements, à toutes les attaques ! Comprenez-vous enfin ?… Non, pas encore ?
 
Et Rodin haussa les épaules.
 
– Voyons, meurt-on de désespoir ?
 
– Oui.
 
– La reconnaissance de l’amour heureux peut-elle aller jusqu’aux dernières limites de la générosité la plus folle ?
 
– Oui.
 
– N’est-il pas de si horribles déceptions que le suicide est le seul refuge contre d’affreuses réalités ?
 
– Oui.
 
– L’accès des sensualités peut-il nous conduire au tombeau dans une lente et voluptueuse agonie ?
 
– Oui.
 
– Est-il dans la vie des circonstances si terribles que les caractères les plus mondains, les plus fermes ou les plus impies… viennent aveuglément se jeter, brisés, anéantis, entre les bras de la religion, et abandonnent les plus grands biens de ce monde pour le cilice, la prière et l’extase ?
 
– Oui.
 
– N’est-il pas enfin mille circonstances dans lesquelles la réaction des passions amène les transformations les plus extraordinaires, les dénouements les plus tragiques dans l’existence de l’homme ou de la femme ?
 
– Sans doute.
 
– Eh bien ! pourquoi me demander : « Que faire ? » et que diriez-vous si, par exemple, les membres les plus dangereux de cette famille Rennepont venaient, avant trois mois, à genoux, implorer la faveur d’entrer dans cette compagnie dont ils ont horreur, et dont Gabriel s’est aujourd’hui séparé ?
 
– Une telle conversion est impossible ! s’écria le père d’Aigrigny.
 
– Impossible… Et qu’étiez-vous donc, il y a quinze ans, monsieur ? dit Rodin, un mondain impie et débauché… et vous êtes venu à nous, et vos biens sont devenus les nôtres… Comment ! nous avons dompté des princes, des rois, des papes ; nous avons absorbé, éteint dans notre unité de magnifiques intelligences, qui, en dehors de nous, rayonnaient de trop de clarté ; nous avons dominé presque les deux mondes ; nous nous sommes perpétués vivaces, riches et redoutables jusqu’à ce jour à travers toutes les haines, toutes les proscriptions, et nous n’aurons pas raison d’une famille qui nous menace si dangereusement, et dont les biens, dérobés à notre compagnie, nous sont d’une nécessité capitale ? Comment ! nous ne serons pas assez habiles pour obtenir ce résultat sans maladroites violences, sans crimes compromettants ?… Mais vous ignorez donc les immenses ressources d’anéantissement mutuel ou partiel que peut offrir le jeu des passions humaines, habilement combinées, opposées, contrariées, surexcitées… et surtout lorsque peut-être, grâce à un tout-puissant auxiliaire, ajouta Rodin avec un sourire étrange, ces passions peuvent doubler d’ardeur et de violence ?…
 
– Et cet auxiliaire… quel est-il ? demanda le père d’Aigrigny, qui, ainsi que la princesse de Saint-Dizier, ressentait alors une sorte d’admiration mêlée de frayeur.
 
– Oui, reprit Rodin sans répondre au révérend père, car ce formidable auxiliaire, s’il nous vient en aide, peut amener des transformations foudroyantes, rendre pusillanimes les plus indomptables, crédules les plus impies, féroces les plus angéliques…
 
– Mais cet auxiliaire, s’écria la princesse oppressée par une vague frayeur, cet auxiliaire si puissant, si redoutable… quel est-il ?
 
– S’il arrive enfin, reprit Rodin, toujours impassible et livide, les plus jeunes, les plus vigoureux… seront à chaque minute du jour en danger de mort… aussi imminent que l’est un moribond à sa dernière minute…
 
– Mais cet auxiliaire ? reprit le père d’Aigrigny de plus en plus épouvanté, car plus Rodin assombrissait ce terrible tableau, plus sa figure devenait cadavéreuse.
 
– Cet auxiliaire enfin pourra bien décimer des populations, emporter dans le linceul, qu’il traîne après lui, toute une famille maudite ; mais il sera forcé de respecter la vie de ce grand corps immuable, que la mort de ses membres n’affaiblit jamais… parce que son esprit… l’esprit de la société de Jésus, est impérissable…
 
– Enfin… cet auxiliaire.
 
– Eh bien ! cet auxiliaire, reprit Rodin, cet auxiliaire, qui s’avance… à pas lents, et dont de lugubres pressentiments, répandus partout, annoncent la venue terrible…
 
– C’est ?
 
– Le choléra.
 
À ce mot, prononcé par Rodin d’une voix brève et stridente, la princesse et le père d’Aigrigny pâlirent et frissonnèrent… Le regard de Rodin était morne, glacé ; on eût dit un spectre. Pendant quelques moments, un silence de tombe régna dans le salon. Rodin l’interrompit le premier. Toujours impassible, il montra d’un geste impérieux au père d’Aigrigny la table où, quelques moments auparavant, il était lui, Rodin, modestement assis et lui dit d’une voix brève :
 
     Écrivez !
 
Le révérend père tressaillit d’abord de surprise ; puis, se souvenant que de supérieur il était devenu subalterne, il se leva, s’inclina devant Rodin en passant devant lui, alla s’asseoir à la table, prit la plume et, se retournant vers Rodin, lui dit :
 
– Je suis prêt…
 
Rodin dicta ce qui suit, et le révérend père écrivit :
 
« Par l’inintelligence du révérend père d’Aigrigny, l’affaire de l’héritage Rennepont a été gravement compromise aujourd’hui. La succession se monte à deux cent douze millions. Malgré cet échec, on croit pouvoir formellement s’engager à mettre la famille Rennepont hors d’état de nuire à la compagnie, et à faire restituer à ladite compagnie les deux cent douze millions qui lui appartiennent légitimement… On demande seulement les pouvoirs les plus complets et les plus étendus. »
 
Un quart d’heure après cette scène, Rodin sortait de l’hôtel de Saint-Dizier, brossant du coude son vieux chapeau graisseux, qu’il ôta pour répondre par un salut profond au salut du portier.
 
FIN DU TOME PREMIER