Le Juif Errant

| 16.15 - La bonne nouvelle.

 

 

 

À l’altération des traits du père d’Aigrigny ; à sa pâleur, à la faiblesse de sa démarche, on voyait que la terrible scène du parvis Notre-Dame avait eu sur sa santé une réaction violente. Néanmoins, sa physionomie devint radieuse et triomphante lorsque, entrant dans la chambre de Rodin, il s’écria :
 
– Excellente nouvelle !
 
À ces mots, Rodin tressaillit ; malgré son accablement, il redressa brusquement la tête ; ses yeux brillèrent, curieux, inquiets, pénétrants ; de sa main décharnée faisant signe au père d’Aigrigny d’approcher de son lit, il lui dit d’une voix si entrecoupée, si faible, qu’on l’entendait à peine :
 
– Je me sens très mal… Le cardinal m’a presque achevé… Mais si cette excellente nouvelle… avait trait à l’affaire Rennepont… dont la pensée me dévore… et dont on ne me parle pas… il me semble… que je serais sauvé.
 
– Soyez donc sauvé ! s’écria le père d’Aigrigny, oubliant les recommandations du docteur Baleinier, qui s’était jusqu’alors opposé à ce que l’on entretînt Rodin de graves intérêts. Oui, répéta le père d’Aigrigny, soyez sauvé… lisez… et glorifiez-vous : ce que vous aviez annoncé commence à se réaliser.
 
Ce disant, il tira de sa poche un papier et le remit à Rodin, qui le saisit d’une main avide et tremblante. Quelques minutes auparavant, Rodin eût été réellement incapable de poursuivre son entretien avec le cardinal, lors même que la prudence lui eût permis de le continuer ; il eût été aussi incapable de lire une seule ligne, tant sa vue était troublée, voilée… Pourtant, aux paroles du père d’Aigrigny, il ressentit un tel élan, un tel espoir, que, par un tout-puissant effort d’énergie et de volonté, il se dressa sur son séant, et, l’esprit libre, le regard intelligent, animé, il lut rapidement le papier que le père d’Aigrigny venait de lui remettre.
 
Le cardinal, stupéfait de cette transfiguration soudaine, se demandait s’il voyait bien le même homme qui, quelques minutes auparavant, venait de tomber gisant sur son lit, presque sans connaissance.
 
À peine Rodin eut-il lu, qu’il poussa un cri de joie étouffé, en disant avec un accent impossible à rendre :
 
– Et d’UN !… Ça commence… ça va !…
 
Et, fermant les yeux dans une sorte de ravissement extatique, un sourire d’orgueilleux triomphe épanouit ses traits et les rendit plus hideux encore en découvrant ses dents jaunes et déchaussées. Son émotion fut si vive, que le papier qu’il venait de lire tomba de sa main frémissante.
 
– Il perd connaissance, s’écria le père d’Aigrigny avec inquiétude en se penchant vers Rodin. C’est ma faute, j’ai oublié que le docteur m’avait défendu de l’entretenir d’affaires sérieuses.
 
– Non… non… ne vous reprochez rien, dit Rodin à voix basse, en se relevant à demi sur son séant, afin de rassurer le révérend père. Cette joie si inattendue causera… peut-être… ma guérison ; oui… je ne sais ce que j’éprouve… mais tenez, regardez mes joues ; il me semble que, pour la première fois depuis que je suis cloué sur ce lit de misère, elles se colorent un peu… j’y sens presque de la chaleur.
 
Rodin disait vrai. Une moite et légère rougeur se répandit tout à coup sur ses joues livides et glacées ; sa voix même, quoique toujours bien faible, devint moins chevrotante, et il s’écria avec un accent de conviction si exalté, que le père d’Aigrigny et le prélat en tressaillirent :
 
– Ce premier succès répond à d’autres… je lis dans l’avenir… oui, oui… ajouta Rodin d’un air de plus en plus inspiré, notre cause triomphera… tous les membres de l’exécrable famille Rennepont seront écrasés, et cela avant peu… vous verrez… vous…
 
Puis, s’interrompant, Rodin se rejeta sur son oreiller en disant :
 
– Oh ! la joie me suffoque… la voix me manque.
 
– De quoi s’agit-il donc ? demanda le cardinal au père d’Aigrigny.
 
Celui-ci répondit d’un ton hypocritement pénétré :
 
– Un des héritiers de la famille Rennepont, un misérable artisan, usé par les excès et par la débauche, est mort, il y a trois jours, à la suite d’une abominable orgie, dans laquelle on avait bravé le choléra avec une impiété sacrilège… Aujourd’hui seulement, à cause de l’indisposition qui m’a retenu chez moi… et d’une autre circonstance, j’ai pu avoir en ma possession l’acte de décès bien en règle de cette victime de l’intempérance et de l’irréligion. Du reste je le proclame, à la louange de Sa Révérence (il montra Rodin), qui avait dit : « Les pires ennemis que peuvent avoir les descendants de cet infâme renégat sont leurs passions mauvaises… Qu’elles soient donc nos auxiliaires contre cette race impie. » Il vient d’en être ainsi pour ce Jacques Rennepont.
 
– Vous le voyez, reprit Rodin d’une voix si épuisée qu’elle devint bientôt presque inintelligible, la punition commence déjà… un… des Rennepont est mort… et… songez-y bien… cet acte de décès… ajouta le jésuite en montrant le papier que le père d’Aigrigny tenait à la main, vaudra un jour quarante millions à la compagnie de Jésus… et cela… parce que… je vous… ai…
 
Les lèvres de Rodin achevèrent seules sa phrase. Depuis quelques instants le son de sa voix s’était tellement voilé, qu’il finit par n’être plus perceptible et s’éteignit complètement ; son larynx, contracté par une émotion violente, ne laissa sortir aucun accent. Le jésuite, loin de s’inquiéter de cet incident, acheva pour ainsi dire sa phrase par une pantomime expressive ; redressant fièrement la tête, la face hautaine et fière, il frappa deux ou trois fois son front du bout de son index, exprimant ainsi que c’était à son esprit, à sa direction, que l’on devait ce premier résultat si heureux.
 
Mais bientôt Rodin retomba brisé sur sa couche, épuisé, haletant, affaissé, en portant son mouchoir à ses lèvres desséchées ; cette heureuse nouvelle, ainsi que disait le père d’Aigrigny, n’avait pas guéri Rodin ; pendant un moment seulement il avait eu le courage d’oublier ses douleurs : aussi la légère rougeur dont ses joues s’étaient quelque peu colorées disparut bientôt ; son visage redevint livide ; ses souffrances, un moment suspendues, redoublèrent tellement de violence, qu’il se tordit convulsivement sous ses couvertures, se mit le visage à plat sur son oreiller en étendant au-dessus de sa tête ses bras crispés, roides comme des barres de fer.
 
Après cette crise aussi intense que rapide, pendant laquelle le père d’Aigrigny et le prélat s’empressèrent autour de lui, Rodin, dont la figure était baignée d’une sueur froide, leur fit signe qu’il souffrait moins, et qu’il désirait boire d’une potion qu’il indiqua du geste sur sa table de nuit. Le père d’Aigrigny alla la chercher, et pendant que le cardinal, avec un dégoût très évident, soutenait Rodin, le père d’Aigrigny administra au malade quelques cuillerées de potion dont l’effet immédiat fut assez calmant.
 
– Voulez-vous que j’appelle M. Rousselet ? dit le père d’Aigrigny à Rodin, lorsque celui-ci fut de nouveau étendu dans son lit.
 
Rodin secoua négativement la tête ; puis, faisant un nouvel effort, il souleva sa main droite, l’ouvrit toute grande, y promena son index gauche ; il fit signe au père d’Aigrigny, en lui montrant du regard un bureau placé dans un coin de la chambre, que, ne pouvant plus parler, il désirait écrire.
 
– Je comprends toujours Votre Révérence, lui dit le père d’Aigrigny ; mais d’abord, calmez-vous. Tout à l’heure, si besoin est, je vous donnerai ce qu’il vous faut pour écrire.
 
Deux coups frappés fortement, non pas à la porte de la chambre de Rodin, mais à la porte extérieure de la pièce voisine, interrompirent cette scène ; par prudence, et pour que son entretien avec Rodin fût plus secret, le père d’Aigrigny avait prié M. Rousselet de se tenir dans la première des trois chambres. Le père d’Aigrigny, après avoir traversé la seconde pièce, ouvrit la porte de l’antichambre, où il trouva M. Rousselet, qui lui remit une enveloppe assez volumineuse en lui disant :
 
– Je vous demande pardon de vous avoir dérangé, mon père, mais l’on m’a dit de vous remettre ces papiers à l’instant même.
 
– Je vous remercie, monsieur Rousselet, dit le père d’Aigrigny ; puis il ajouta : – Savez-vous à quelle heure M. Baleinier doit revenir ?
 
– Mais il ne tardera pas, mon père… car il veut faire avant la nuit l’opération si douloureuse qui doit avoir un effet décisif sur l’état du père Rodin, et je prépare ce qu’il faut pour cela, ajouta M. Rousselet en montrant un appareil étrange, formidable, que le père d’Aigrigny considéra avec une sorte d’effroi.
 
– Je ne sais si ce symptôme est grave, dit le jésuite, mais le révérend père vient d’être subitement frappé d’une extinction de voix.
 
– C’est la troisième fois depuis huit jours que cet accident se renouvelle, dit M. Rousselet, et l’opération de M. Baleinier agira sur le larynx comme sur les poumons.
 
– Et cette opération est-elle bien douloureuse ? demanda le père d’Aigrigny.
 
– Je ne crois pas qu’il y en ait de plus cruelle dans la chirurgie, dit l’élève ; aussi M. Baleinier en a caché l’importance au père Rodin.
 
– Veuillez continuer d’attendre ici M. Baleinier, et nous l’envoyer dès qu’il arrivera, reprit le père d’Aigrigny.
 
Et il retourna dans la chambre du malade. S’asseyant alors à son chevet, il lui dit en lui montrant la lettre :
 
– Voici plusieurs rapports contradictoires relatifs à différentes personnes de la famille Rennepont qui m’ont paru mériter une surveillance spéciale… mon indisposition ne m’ayant pas permis de rien voir par moi-même depuis quelques jours… car je me lève aujourd’hui pour la première fois… Mais je ne sais, mon père, ajouta-t-il en s’adressant à Rodin, si votre état vous permet d’entendre…
 
Rodin fit un geste à la fois si suppliant et si désespéré, que le père d’Aigrigny sentit qu’il y aurait au moins autant de danger à se refuser au désir de Rodin qu’à s’y rendre ; se tournant donc vers le cardinal, toujours inconsolable de n’avoir pu utiliser le secret du jésuite, il lui dit avec une respectueuse déférence en lui montrant la lettre :
 
– Votre Éminence permet-elle ?
 
Le prélat inclina la tête et répondit :
 
– Vos affaires sont aussi les nôtres, mon cher père, et l’Église doit toujours se réjouir de ce qui réjouit votre glorieuse compagnie.
 
Le père d’Aigrigny décacheta l’enveloppe ; plusieurs notes d’écritures différentes y étaient renfermées. Après avoir lu la première, ses traits se rembrunirent tout à coup, et il dit d’une voix grave et pénétrée :
 
– C’est un malheur… un grand malheur…
 
Rodin tourna vivement la tête vers lui, et le regarda d’un air inquiet et interrogatif…
 
– Florine est morte du choléra, reprit le père d’Aigrigny.
 
« Et ce qu’il y a de fâcheux, ajouta le révérend père en froissant la note entre ses mains, c’est qu’avant de mourir cette misérable créature a avoué à Mlle de Cardoville que depuis longtemps elle l’espionnait d’après les ordres de Votre Révérence… »
 
Sans doute la mort de Florine et les aveux qu’elle avait faits à sa maîtresse contrariaient les projets de Rodin, car il fit entendre une sorte de murmure inarticulé, et, malgré leur abattement, ses traits exprimèrent une violente contrariété.
 
Le père d’Aigrigny, passant à une autre note, la lut et dit :
 
– Cette note, relative au maréchal Simon, n’est pas absolument mauvaise ; mais elle est loin d’être satisfaisante, car, somme toute, elle annonce quelque amélioration dans sa position. Nous verrons d’ailleurs, par des renseignements d’une autre source, si cette note mérite toute créance.
 
Rodin, d’un geste impatient et brusque, fit signe au père d’Aigrigny de se hâter de lire. Et le révérend père lut ce qui suit :
 
« On assure que, depuis peu de jours, l’esprit du maréchal paraît moins inquiet, moins agité : il a passé dernièrement deux heures avec ses filles, ce qui, depuis assez longtemps, ne lui était pas arrivé. La dure physionomie de son soldat Dagobert se déridant de plus en plus… on peut regarder ce symptôme comme la preuve certaine d’une amélioration sensible dans l’état du maréchal… Reconnues à leur écriture, les dernières lettres anonymes ayant été rendues au facteur par le soldat Dagobert sans avoir été ouvertes par le maréchal, on avisera au moyen de les faire parvenir d’une autre manière. »
 
Puis, regardant Rodin, le père d’Aigrigny lui dit :
 
– Votre Révérence juge sans doute comme moi que cette note pourrait être plus satisfaisante…
 
Rodin baissa la tête. On lisait sur sa physionomie crispée combien il souffrait de ne pouvoir parler ; par deux fois il porta la main à son gosier en regardant le père d’Aigrigny avec angoisse.
 
– Ah !… s’écria le père d’Aigrigny avec colère et amertume après avoir parcouru une autre note, pour une heureuse chance, ce jour en a de bien funestes !
 
À ces mots, se tournant vivement vers le père d’Aigrigny, étendant vers lui ses mains tremblantes, Rodin l’interrogea du geste et du regard.
 
Le cardinal, partageant la même inquiétude, dit au père d’Aigrigny :
 
– Que vous apprend donc cette note, mon cher père ?
 
– On croyait le séjour de M. Hardy dans notre maison complètement ignoré, reprit le père d’Aigrigny, et l’on craint qu’Agricol Baudoin n’ait découvert la demeure de son ancien patron, et qu’il ne lui ait fait tenir une lettre par l’entremise d’un homme de la maison… Ainsi, ajouta le père d’Aigrigny avec colère, pendant ces trois jours où il m’a été impossible d’aller voir M. Hardy dans le pavillon qu’il habite, un de ses servants se serait donc laissé corrompre… Il y a parmi eux un borgne dont je me suis toujours défié… le misérable… Mais non, je ne veux pas croire à cette trahison ; ses suites seraient trop déplorables, car je sais mieux que personne où en sont les choses, et je déclare qu’une pareille correspondance pourrait tout perdre, en réveillant chez M. Hardy des souvenirs, des idées à grand’peine endormies ; on ruinerait peut-être ainsi en un seul jour tout ce que j’ai fait depuis qu’il habite notre maison de retraite… mais heureusement il s’agit seulement dans cette note de doutes, de craintes, et les autres renseignements, que je crois plus certains, ne les confirmeront pas, je l’espère.
 
– Mon cher père, dit le cardinal, il ne faut pas encore désespérer… la bonne cause a toujours l’appui du Seigneur.
 
Cette assurance semblait médiocrement rassurer le père d’Aigrigny, qui restait pensif, accablé, pendant que Rodin, étendu sur son lit de douleur, tressaillait convulsivement, dans un accès de colère muette, en songeant à ce nouvel échec.
 
– Voyons cette dernière note, dit le père d’Aigrigny, après un moment de silence méditatif. J’ai assez de confiance dans la personne qui me l’envoie pour ne pas douter de la rigoureuse exactitude des renseignements qu’elle contient. Puissent-ils contredire absolument les autres !
 
Afin de ne pas interrompre l’enchaînement des faits contenus dans cette dernière note, qui devait si terriblement impressionner les acteurs de cette scène, nous laisserons le lecteur suppléer par son imagination à toutes les exclamations de surprise, de rage, de haine, de crainte du père d’Aigrigny, et à l’effrayante pantomime de Rodin, pendant la lecture de ce document redoutable, résultat des observations d’un agent fidèle et secret des révérends pères.