Le Juif Errant

| 16.23 - Les rivales.

 

 

 

Rose-Pompon, dont la présence causait une si vive émotion à Mlle de Cardoville, était mise avec le mauvais goût le plus coquet et le plus crâne. Son bibi de satin rose, à passe très étroite, posé en avant, et, comme elle disait, à la chien, descendait presque jusqu’au bout de son petit nez, et découvrait en revanche la moitié de son soyeux et blond chignon ; sa robe écossaise, à carreaux extravagants, était ouverte par devant, et c’est à peine si sa guimpe transparente, peu hermétiquement fermée, et pas assez jalouse des rondeurs charmantes qu’elle accusait avec trop de probité, gazait suffisamment l’échancrure effrontée de son corsage. La grisette s’était hâtée de monter l’escalier, tenait les deux coins de son grand châle bleu à palmes, qui, ayant quitté ses épaules, avait glissé jusqu’au bas de sa taille de guêpe, où il s’était enfin trouvé arrêté par un obstacle naturel.
 
Si nous insistons sur ces détails, c’est qu’à la vue de cette gentille créature mise d’une façon très impertinente et très débraillée, Mlle de Cardoville, retrouvant en elle une rivale qu’elle croyait heureuse, sentit redoubler son indignation, sa douleur et sa honte… Mais que l’on juge de la surprise et de la confusion d’Adrienne, lorsque Mlle Rose-Pompon lui dit d’un air leste et dégagé :
 
– Je suis ravie de vous trouver ici, madame ; nous aurons à causer ensemble… Seulement, je veux auparavant embrasser cette pauvre Mayeux, si vous le permettez… madame.
 
Pour s’imaginer le ton et l’accent dont fut articulé le mot madame, il faut avoir assisté à des discussions plus ou moins orageuses entre deux Rose-Pompon, jalouses et rivales ; alors on comprendra tout ce que ce mot madame, prononcé dans ces grandes circonstances, renferme de provocante hostilité.
 
Mlle de Cardoville, stupéfaite de l’impudence de Mlle Rose-Pompon, restait muette, pendant qu’Agricol, distrait par l’attention qu’il portait à la Mayeux, dont les regards ne quittaient pas les siens depuis son arrivée, distrait aussi par le souvenir de la scène douloureuse à laquelle il venait d’assister, disait tout bas à Adrienne, sans remarquer l’effronterie de la grisette :
 
– Hélas ! mademoiselle… c’est fini… Céphyse vient de rendre le dernier soupir… sans avoir repris connaissance.
 
– Malheureuse fille ! dit Adrienne avec émotion, oubliant un moment Rose-Pompon.
 
– Il faudra cacher cette triste nouvelle à la Mayeux, et la lui apprendre plus tard avec les plus grands ménagements, reprit Agricol ; heureusement, la petite Rose-Pompon n’en sait rien.
 
Et du regard il montra à Mlle de Cardoville la grisette qui s’était accroupie auprès de la Mayeux.
 
En entendant Agricol traiter si familièrement Rose-Pompon, la stupeur d’Adrienne redoubla ; ce qu’elle ressentit est impossible à rendre… car, chose qui semble fort étrange, il lui sembla qu’elle souffrait moins… et que ses angoisses diminuaient à mesure qu’elle entendait dans quels termes s’exprimait la grisette.
 
– Ah ! ma bonne Mayeux, disait celle-ci avec autant de volubilité que d’émotion, car ses jolis yeux bleus se mouillèrent de larmes, c’est-y donc possible de faire une bêtise pareille !… Est-ce qu’entre pauvres gens on ne s’entr’aide pas ?… Vous ne pouviez donc pas vous adresser à moi ?… Vous saviez bien que ce qui est à moi est aux autres… j’aurais fait une dernière rafle sur le bazar de Philémon, ajouta cette singulière fille avec un redoublement d’attendrissement, sincère, à la fois touchant et grotesque ; j’aurais vendu ses trois bottes, ses pipes culottées, son costume de canotier flambard, son lit et jusqu’à son verre de grande tenue, et au moins vous n’auriez pas été réduite… à une si vilaine extrémité… Philémon ne m’en aurait pas voulu, car il est bon enfant ; après ça, il m’en aurait voulu, que ça aurait été tout de même : Dieu merci ! nous ne sommes pas mariés… C’est seulement pour vous dire qu’il fallait penser à la petite Rose-Pompon…
 
– Je sais que vous êtes obligeante et bonne, mademoiselle, dit la Mayeux, car elle avait appris par sa sœur que Rose-Pompon, comme tant de ses pareilles, avait le cœur généreux.
 
– Après cela, reprit la grisette en essuyant du revers de sa main le bout de son petit nez rose, où une larme avait roulé, vous me direz que vous ignoriez où je perchais depuis quelque temps… Drôle d’histoire, allez ; quand je dis drôle… au contraire. Et Rose-Pompon poussa un gros soupir. Enfin, c’est égal, reprit-elle, je n’ai pas à vous parler de ça ; ce qui est sûr, c’est que vous allez mieux… Vous ne recommencerez pas, ni Céphyse non plus, une pareille chose… On dit qu’elle est bien faible… et qu’on ne peut pas encore la voir, n’est-ce pas, monsieur Agricol ?
 
– Oui, dit le forgeron avec embarras, car la Mayeux ne détachait pas ses yeux des siens, il faut prendre patience…
 
– Mais je pourrai la voir, aujourd’hui, n’est-ce pas, Agricol ?… reprit la Mayeux.
 
– Nous parlerons de cela ; mais calme-toi, je t’en prie…
 
– Agricol a raison, il faut être raisonnable, ma bonne Mayeux, reprit Rose-Pompon ; nous attendrons… J’attendrai aussi en causant tout à l’heure avec madame (et Rose-Pompon jeta sur Adrienne un regard sournois de chatte en colère) ; oui, j’attendrai, car je veux dire à cette pauvre Céphyse qu’elle peut, comme vous, compter sur moi. Et Rose-Pompon se rengorgea gentiment. Soyez tranquilles. Tiens, c’est bien le moins, quand on se trouve dans une heureuse passe, que vos amies qui ne sont pas heureuses s’en ressentent ; ça serait encore gracieux de garder le bonheur pour soi toute seule ! C’est ça… Empaillez-le donc tout de suite, votre bonheur ; mettez-le donc sous verre ou dans un bocal pour que personne n’y touche !… Après ça… quand je dis mon bonheur… c’est encore une manière de parler ; il est vrai que, sous un rapport… Ah bien, oui ! mais aussi sous l’autre, voyez-vous ! ma bonne Mayeux, voilà la chose… Mais bah !… après tout, je n’ai que dix-sept ans… Enfin, c’est égal… je me tais, car je vous parlerais comme ça jusqu’à demain que vous n’en sauriez pas davantage… Laissez-moi donc encore une fois vous embrasser de bon cœur… et ne soyez plus chagrine… non plus… entendez-vous… car maintenant je suis là…
 
Et Rose-Pompon, assise sur ses talons, embrassa cordialement la Mayeux.
 
Il faut renoncer à exprimer ce qu’éprouva Mlle de Cardoville pendant l’entretien… ou plutôt pendant le monologue de la grisette, à propos de la tentative de suicide de la Mayeux ; le jargon excentrique de Mlle Rose-Pompon, sa libérale facilité à l’endroit du bazar de Philémon, avec qui, disait-elle, elle n’était heureusement pas mariée ; la bonté de son cœur, qui se révélait çà et là dans ses offres de service à la Mayeux ; ces contrastes, ces impertinences, ces drôleries, tout cela était si nouveau, si incompréhensible pour Mlle de Cardoville, qu’elle resta d’abord muette et immobile de surprise.
 
Telle était donc la créature à qui Djalma l’avait sacrifiée ? Si le premier mouvement d’Adrienne avait été horriblement pénible à la vue de Rose-Pompon, la réflexion ne tarda pas à éveiller chez elle des doutes qui devinrent bientôt d’ineffables espérances ; se rappelant de nouveau l’entretien qu’elle avait surpris entre Rodin et Djalma, lorsque, cachée dans la serre chaude, elle venait s’assurer de la fidélité du jésuite, Adrienne ne se demandait plus s’il était possible et raisonnable de croire que le prince, dont les idées sur l’amour semblaient si poétiques, si élevées, si pures, eût pu trouver le moindre charme au babil impudent et saugrenu de cette petite fille… Adrienne, cette fois, n’hésitait plus ; elle regardait avec raison la chose comme impossible, alors qu’elle voyait pour ainsi dire de près cette étrange rivale, alors qu’elle l’entendait s’exprimer en termes si vulgaires, façons et langage qui, sans nuire à la gentillesse de ses traits, leur donnaient un caractère trivial et peu attrayant.
 
Les doutes d’Adrienne au sujet du profond amour du prince pour une Rose-Pompon se changèrent donc bientôt en une incrédulité complète : douée de trop d’esprit, de trop de pénétration pour ne pas pressentir que cette apparente liaison, si inconcevable de la part du prince, devait cacher quelque mystère, Mlle de Cardoville se sentit renaître à l’espoir.
 
À mesure que cette consolante pensée se développait dans l’esprit d’Adrienne, son cœur, jusqu’alors si douloureusement oppressé, se dilatait ; de vagues aspirations vers un meilleur avenir s’épanouissaient en elle ; et pourtant, cruellement avertie par le passé, craignant de céder à une illusion trop facile, elle se rappelait les faits malheureusement avérés : le prince s’affichant en public avec cette jeune fille ; mais par cela même que Mlle de Cardoville pouvait alors complètement apprécier cette créature, elle trouvait la conduite du prince de plus en plus incompréhensible. Or, comment juger sainement, sûrement, ce qui est environné de mystères ? Et puis elle se rassurait ; malgré elle, un secret pressentiment lui disait que ce serait peut-être au chevet de la pauvre ouvrière qu’elle venait d’arracher à la mort que, par un hasard providentiel, elle apprendrait une révélation d’où dépendait le bonheur de sa vie.
 
Les émotions dont était agité le cœur d’Adrienne devenaient si vives, que son beau visage se colora d’un rose vif, son sein battit violemment, et ses grands yeux noirs, jusqu’alors tristement voilés, brillèrent doux et radieux à la fois ; elle attendait avec une impatience inexprimable. Dans l’entretien dont Rose-Pompon l’avait menacée, dans cette conversation que quelques instants auparavant, Adrienne eût repoussée de toute la hauteur de sa fière et légitime indignation, elle espérait trouver enfin l’explication d’un mystère qu’il lui était si important de pénétrer.
 
Rose-Pompon, après avoir encore tendrement embrassé la Mayeux, se releva, et se retournant vers Adrienne, qu’elle toisa d’un air des plus dégagés, lui dit d’un petit ton impertinent :
 
– À nous deux, maintenant, madame (le mot madame, toujours prononcé avec l’expression que l’on sait) ; nous avons quelque chose à débrouiller ensemble.
 
– Je suis à vos ordres, mademoiselle, répondit Adrienne avec beaucoup de douceur et de simplicité.
 
À la vue du minois conquérant et décidé de Rose-Pompon, en entendant sa provocation à Mlle de Cardoville, le digne Agricol, après quelques mots échangés avec la Mayeux, ouvrit des oreilles énormes et resta un moment interdit de l’effronterie de la grisette ; puis, s’avançant vers elle, il lui dit tout bas en la tirant par la manche :
 
– Ah çà, est-ce que vous êtes folle ? Savez-vous à qui vous parlez ?
 
– Eh bien, après ? est-ce qu’une jolie femme n’en vaut pas une autre ?… Je dis cela pour madame… On ne me mangera pas, je suppose, répondit tout haut et crânement Rose-Pompon ; j’ai à causer avec madame… je suis sûre qu’elle sait de quoi et pourquoi… Sinon, je vais le lui dire : ça ne sera pas long.
 
Adrienne, craignant quelque explosion ridicule au sujet de Djalma en présence d’Agricol, fit un signe à ce dernier, et répondit à la grisette :
 
– Je suis prête à vous entendre, mademoiselle, mais pas ici… Vous comprenez pourquoi…
 
– C’est juste, madame… j’ai ma clef… si vous voulez… allons chez moi…
 
Ce chez moi fut dit d’un air glorieux.
 
– Allons donc chez vous, mademoiselle, puisque vous voulez bien me faire l’honneur de m’y recevoir… répondit Mlle de Cardoville, de sa voix douce et perlée, en s’inclinant légèrement avec un air de politesse si exquise, que Rose-Pompon, malgré son effronterie, demeura tout interdite.
 
– Comment, mademoiselle, dit Agricol à Adrienne, vous êtes assez bonne pour…
 
– Monsieur Agricol, dit Mlle de Cardoville en l’interrompant, veuillez rester auprès de ma pauvre amie… je reviendrai bientôt.
 
Puis, se rapprochant de la Mayeux, qui partageait l’étonnement d’Agricol, elle lui dit :
 
– Excusez-moi, si je vous laisse pendant quelques instants… Reprenez encore un peu vos forces… et je reviens vous chercher pour vous emmener chez nous, chère et bonne sœur…
 
Se retournant alors vers Rose-Pompon, de plus en plus surprise d’entendre cette belle dame appeler la Mayeux sa sœur, elle lui dit :
 
– Quand vous le voudrez, nous descendrons, mademoiselle…
 
– Pardon, excuse, madame, si je passe la première pour vous montrer le chemin ; mais c’est un vrai casse-cou que cette baraque, répondit Rose-Pompon en collant ses coudes à son corps et en pinçant ses lèvres, afin de prouver qu’elle n’était nullement étrangère aux belles manières et au beau langage.
 
Et les deux rivales quittèrent la mansarde, où Agricol et la Mayeux restèrent seuls.
 
Heureusement les restes sanglants de la reine Bacchanal avaient été transportés dans la boutique souterraine de la mère Arsène ; ainsi les curieux, toujours attirés par les événements sinistres, se pressèrent à la porte de la rue, et Rose-Pompon, ne rencontrant personne dans la petite cour qu’elle traversa avec Adrienne, continua d’ignorer la mort tragique de Céphyse, son ancienne amie.
 
Au bout de quelques instants, la grisette et Mlle de Cardoville se trouvèrent dans l’appartement de Philémon. Ce singulier logis était resté dans le pittoresque désordre où Rose-Pompon l’avait abandonné lorsque Nini-Moulin vint la chercher pour être l’héroïne d’une aventure mystérieuse.
 
Adrienne, complètement ignorante des mœurs excentriques des étudiants et des étudiantes, ne put, malgré sa préoccupation, s’empêcher d’examiner avec un étonnement curieux ce bizarre et grotesque chaos des objets les plus disparates : déguisements de bals masqués, têtes de mort fumant des pipes, bottes errantes sur des bibliothèques, verres monstres, vêtements de femmes, pipes culottées, etc. À l’étonnement d’Adrienne succéda une impression de répugnance pénible : la jeune fille se sentait mal à l’aise, déplacée, dans cet asile, non de la pauvreté, mais du désordre, tandis que la misérable mansarde de la Mayeux ne lui avait causé aucune répulsion.
 
Rose-Pompon, malgré ses airs délibérés, ressentait une assez vive émotion depuis qu’elle se trouvait tête à tête avec Mlle de Cardoville ; d’abord la rare beauté de la jeune patricienne, son grand air, la haute distinction de ses manières, la façon à la fois digne et affable avec laquelle elle avait répondu aux impertinentes provocations de la grisette, commençaient à imposer beaucoup à celle-ci ; et de plus, comme elle était, après tout, bonne fille, elle avait été profondément touchée d’entendre Mlle de Cardoville appeler la Mayeux sa sœur, son amie. Rose-Pompon, sans savoir aucune particularité sur Adrienne, n’ignorait pas qu’elle appartenait à la classe la plus riche et la plus élevée de la société ; elle ressentait donc déjà quelques remords d’avoir agi si cavalièrement : aussi ses intentions, d’abord fort hostiles à l’endroit de Mlle de Cardoville, se modifiaient peu à peu. Pourtant, Mlle Rose-Pompon, étant très mauvaise tête et ne voulant pas paraître subir une influence dont se révoltait son amour-propre, tâcha de reprendre son assurance ; et, après avoir fermé la porte au verrou, elle dit :
 
– Faites-vous la peine de vous asseoir, madame.
 
Toujours pour montrer qu’elle n’était pas étrangère au beau langage. Mlle de Cardoville prenait machinalement une chaise, lorsque Rose-Pompon, bien digne de pratiquer cette antique hospitalité qui regardait même un ennemi comme un hôte sacré, s’écria vivement :
 
– Ne prenez pas cette chaise-là, madame : elle a un pied de moins.
 
Adrienne mit la main sur un autre siège.
 
– Ne prenez pas celui-là non plus, le dossier ne tient à rien du tout, s’écria de nouveau Rose-Pompon.
 
Et elle disait vrai, car le dossier de cette chaise (il représentait une lyre) resta entre les mains de Mlle de Cardoville, qui le replaça discrètement sur le siège en disant :
 
– Je crois, mademoiselle, que nous pourrons causer tout aussi bien debout.
 
– Comme vous voudrez, madame, répondit Rose-Pompon, en se campant d’autant plus crânement sur la hanche, qu’elle se sentait plus troublée.
 
Et l’entretien de Mlle de Cardoville et de la grisette commença de la sorte.