Le Juif Errant

| 4.04 - Le départ pour Paris.

 

 

 

Le plus grand silence règne dans le château de Cardoville ; la tempête s’est peu à peu calmée, l’on n’entend plus au loin que le sourd ressac des vagues qui s’abattent pesamment sur la côte.
 
Dagobert et les orphelines ont été établis dans des chambres chaudes et confortables au premier étage du château.
 
Djalma, trop grièvement blessé pour être transporté à l’étage supérieur, est resté dans une salle basse. Au moment du naufrage, une mère éplorée lui avait remis son enfant entre les bras. En vain il voulut tenter d’arracher cet infortuné à une mort certaine ; ce dévouement a gêné ses mouvements et le jeune Indien a été presque brisé sur les roches. Faringhea, qui a su le convaincre de son affection, est resté auprès de lui à le veiller.
 
Gabriel, après avoir donné quelques consolations à Djalma, est remonté dans la chambre qui lui était destinée ; fidèle à la promesse qu’il a faite à Rodin d’être prêt à partir au bout de deux heures, il n’a pas voulu se coucher : ses habits séchés, il s’est endormi dans un grand fauteuil à haut dossier, placé devant une cheminée où brûle un ardent brasier.
 
Cet appartement est situé auprès de ceux qui sont occupés par Dagobert et par les deux sœurs.
 
Rabat-Joie, probablement sans aucune défiance dans un si honnête château, a quitté la porte de Rose et de Blanche pour venir se réchauffer et s’étendre devant le foyer au coin duquel le missionnaire est endormi. Rabat-Joie, son museau appuyé sur ses pattes allongées, jouit avec délices d’un parfait bien-être, après tant de traverses terrestres et maritimes ! Nous ne saurions affirmer qu’il pense habituellement beaucoup au pauvre vieux Jovial, à moins qu’on ne prenne pour une marque de souvenir de sa part son irrésistible besoin de mordre tous les chevaux blancs qu’il avait rencontrés depuis la mort de son vénérable compagnon, lui jusqu’alors le plus inoffensif des chiens à l’endroit des chevaux de toute robe.
 
Au bout de quelques instants, une des portes qui donnaient dans cette chambre s’ouvrit, et les deux sœurs entrèrent timidement. Depuis quelques instants éveillées, reposées et habillées, elles ressentaient encore de l’inquiétude au sujet de Dagobert : quoique la femme du régisseur, après les avoir conduites dans leur chambre, fût ensuite revenue leur apprendre que le médecin du village ne trouvait aucune gravité dans l’état et dans la blessure du soldat, néanmoins elles sortaient de chez elles, espérant s’informer de lui auprès de quelqu’un du château.
 
Le haut dossier de l’antique fauteuil où dormait Gabriel le cachait complètement ! mais les orphelines, voyant Rabat-Joie tranquillement couché au pied de ce fauteuil, crurent que Dagobert y sommeillait ; elles s’avancèrent donc vers ce siège sur la pointe du pied. À leur grand étonnement, elles virent Gabriel endormi. Interdites, elles s’arrêtèrent immobiles, n’osant ni reculer ni avancer, de peur de l’éveiller. Les longs cheveux blonds du missionnaire, n’étant plus mouillés, frisant naturellement autour de son cou et de ses épaules, la pâleur de son teint ressortait sur le pourpre foncé du damas qui recouvrait le dossier du fauteuil. Le beau visage de Gabriel exprimait alors une mélancolie amère, soit qu’il fût sous l’impression d’un songe pénible, soit qu’il eût l’habitude de cacher de douloureux ressentiments dont l’expression se révélait à son insu pendant son sommeil ; malgré cette apparence de tristesse navrante, ses traits conservaient leur caractère d’angélique douceur, d’un attrait inexprimable… car rien n’est plus touchant que la beauté qui souffre.
 
Les deux jeunes filles baissèrent les yeux, rougirent spontanément, et échangèrent un coup d’œil un peu inquiet en se montrant du regard le missionnaire endormi.
 
– Il dort, ma sœur, dit Rose à voix basse.
 
– Tant mieux… répondit Blanche aussi à voix basse en faisant à Rose un signe d’intelligence, nous pourrons le bien regarder…
 
– En venant de la mer ici avec lui, nous n’osions pas…
 
– Vois donc comme sa figure est douce !
 
– Il me semble que c’est bien lui que nous avons vu dans nos rêves…
 
– Disant qu’il nous protégerait.
 
– Et cette fois encore… il n’y a pas manqué.
 
– Mais, du moins, nous le voyons…
 
– Ce n’est pas comme dans la prison de Leipzig… pendant cette nuit si noire.
 
– Il nous a encore sauvées, cette fois.
 
– Sans lui… ce matin… nous périssions…
 
– Pourtant, ma sœur, dans nos rêves, il me semble que son visage était comme éclairé par une douce lumière.
 
– Oui… tu sais, il nous éblouissait presque.
 
– Et puis il n’avait pas l’air triste.
 
– C’est qu’alors, vois-tu, il venait du ciel, et maintenant il est sur terre…
 
– Ma sœur… est-ce qu’il avait alors autour du front cette cicatrice d’un rose vif ?
 
– Oh ! non, nous nous en serions bien aperçues.
 
– Et à ses mains… vois donc aussi ces cicatrices…
 
– Mais s’il a été blessé… ce n’est donc pas un archange ?
 
– Pourquoi, ma sœur, s’il a reçu ces blessures en voulant empêcher le mal, ou en secourant des personnes qui, comme nous, allaient mourir ?
 
– Tu as raison… s’il ne courait pas de dangers en venant au secours de ceux qu’il protège, ce serait moins beau…
 
– Comme c’est dommage qu’il n’ouvre pas les yeux…
 
– Son regard est si bon, si tendre !
 
– Pourquoi ne nous a-t-il rien dit de notre mère pendant la route ?
 
– Nous n’étions pas seules avec lui… il n’aura pas voulu…
 
– Maintenant nous sommes seules…
 
– Si nous le priions, pour qu’il nous en parle…
 
Et les orphelines s’interrogèrent du regard avec une naïveté charmante ; leurs figures se coloraient d’un vif incarnat, et leur sein virginal palpitait doucement sous leur robe noire.
 
– Tu as raison… prions-le.
 
– Mon Dieu, ma sœur, comme notre cœur bat, dit Blanche, ne doutant pas avec raison que Rose ne ressentît tout ce qu’elle ressentait elle-même, et comme ce battement fait du bien ! On dirait qu’il va nous arriver quelque chose d’heureux.
 
Les deux sœurs, après s’être approchées du fauteuil sur la pointe du pied, s’agenouillèrent les mains jointes, l’une à droite, l’autre à gauche du jeune prêtre. Ce fut un tableau charmant. Levant leurs adorables figures vers Gabriel, elles dirent tout bas, bien bas, d’une voix suave et fraîche comme leurs visages de quinze ans :
 
– Gabriel !!! parlez-nous de notre mère.
 
À cet appel, le missionnaire fit un léger mouvement, ouvrit à demi les yeux, et grâce à cet état de vague somnolence qui précède le réveil complet, se rendant à peine compte de ce qu’il voyait, il eut un ravissement à l’apparition de ces deux gracieuses figures qui, tournées vers lui, l’appelaient doucement.
 
– Qui m’appelle ! dit-il en se réveillant tout à fait et en redressant la tête.
 
– C’est nous !
 
– Nous, Blanche et Rose !
 
Ce fut au tour de Gabriel à rougir, car il reconnaissait les jeunes filles qu’il avait sauvées.
 
– Relevez-vous, mes sœurs, dit-il, on ne s’agenouille que devant Dieu…
 
Les orphelines obéirent et furent bientôt à ses côtés, se tenant par la main.
 
– Vous savez donc mon nom ! leur demanda-t-il en souriant.
 
– Oh ! nous ne l’avons pas oublié.
 
– Qui vous l’a dit !
 
– Vous…
 
– Moi ?
 
– Quand vous êtes venu de la part de notre mère…
 
– Nous dire qu’elle vous envoyait vers nous et que vous nous protégeriez toujours.
 
– Moi, sœur ?… dit le missionnaire, ne comprenant rien aux paroles des orphelines. Vous vous trompez… Aujourd’hui seulement je vous ai vues…
 
– Et dans nos rêves ?
 
– Oui, rappelez-vous donc ! dans nos rêves ?
 
– En Allemagne… il y a trois mois, pour la première fois. Regardez-nous donc bien !
 
Gabriel ne put s’empêcher de sourire de la naïveté de Rose et de Blanche, qui lui demandaient de se souvenir d’un rêve qu’elles avaient fait ; puis, de plus en plus surpris, il reprit :
 
– Dans vos rêves ?
 
– Mais certainement… quand vous nous donniez de si bons conseils.
 
– Aussi, quand nous avons eu du chagrin depuis… en prison… vos paroles, dont nous nous souvenions, nous ont consolées, nous ont donné du courage.
 
– N’est-ce donc pas vous qui nous avez fait sortir de prison, à Leipzig, pendant cette nuit si noire… que nous ne pouvions vous voir ?
 
– Moi !…
 
– Quel autre que vous serait venu à notre secours et à celui de notre vieil ami ?…
 
– Nous lui disions bien que vous l’aimeriez parce qu’il nous aimait, lui qui ne voulait pas croire aux anges.
 
– Aussi, ce matin, pendant la tempête, nous n’avions presque pas peur.
 
– Nous vous attendions.
 
– Ce matin, oui, mes sœurs, Dieu m’a accordé la grâce de m’envoyer à votre secours ; j’arrivais d’Amérique, mais je n’ai jamais été à Leipzig… Ce n’est donc pas moi qui vous ai fait sortir de prison… Dites-moi, mes sœurs, ajouta-t-il en souriant avec bonté, pour qui me prenez-vous ?
 
– Pour un bon ange que nous avons déjà vu en rêve et que notre mère a envoyé du ciel pour nous protéger.
 
– Mes chères sœurs, je ne suis qu’un pauvre prêtre… Le hasard fait que je ressemble sans doute à l’ange que vous avez vu en songe et que vous ne pouviez voir qu’en rêve… car il n’y a pas d’ange visible pour nous.
 
– Il n’y a pas d’anges visibles ! dirent les orphelines en se regardant avec tristesse.
 
– Il n’importe, mes chères sœurs, dit Gabriel en prenant affectueusement les mains des jeunes filles entre les siennes, les rêves… comme toute chose… viennent de Dieu… Puisque le souvenir de votre mère était mêlé à ce rêve… bénissez-le doublement.
 
À ce moment une porte s’ouvrit et Dagobert parut. Jusqu’alors, les orphelines, dans leur ambition naïve d’être protégées par un archange, ne s’étaient pas rappelé que la femme de Dagobert avait adopté un enfant abandonné qui s’appelait Gabriel et qui était prêtre et missionnaire.
 
Le soldat, quoiqu’il se fût opiniâtré à soutenir que sa blessure était une blessure blanche (pour se servir des termes du général Simon), avait été soigneusement pansé par le chirurgien du village ; un bandeau noir lui cachait à moitié le front et augmentait encore son air naturellement rébarbatif. En entrant dans le salon, il fut surpris de voir un inconnu tenir familièrement entre ses mains les mains de Blanche et de Rose. Cet étonnement se conçoit : Dagobert ignorait que le missionnaire eût sauvé les orphelines et tenté de le secourir lui-même. Le matin, pendant la tempête, tourbillonnant au milieu des vagues, tâchant enfin de se cramponner à un rocher, le soldat n’avait que très imparfaitement vu Gabriel au moment où celui-ci, après avoir arraché les deux sœurs à une mort certaine, avait en vain tâché de lui venir en aide. Lorsque après le naufrage Dagobert avait retrouvé les orphelines dans la salle basse du château, il était tombé, on l’a dit, dans un complet évanouissement, causé par la fatigue, par l’émotion, par les suites de sa blessure : à ce moment non plus il n’avait pu apercevoir le missionnaire. Le vétéran commençait à froncer ses épais sourcils gris sous son bandeau noir, en voyant un inconnu si familier avec Rose et Blanche, lorsque celles-ci coururent se jeter dans ses bras et le couvrirent de caresses filiales : son ressentiment se dissipa bientôt devant ces preuves d’affection, quoiqu’il jetât de temps à autre un regard assez sournois du côté du missionnaire, qui s’était levé et dont il ne distinguait pas parfaitement la figure.
 
– Et ta blessure ? lui dit Rose avec intérêt, on nous a dit qu’heureusement elle n’était pas dangereuse.
 
– En souffres-tu ? ajouta Blanche.
 
– Non, mes enfants… c’est le major du village qui a voulu m’entortiller de ce bandage ; j’aurais sur la tête une résille de coups de sabre que je ne serais pas autrement embéguiné ; on me prendra pour un vieux délicat ; ce n’est qu’une blessure blanche, et j’ai envie de…
 
Le soldat porta une de ses mains à son bandeau.
 
– Veux-tu laisser cela ! dit Rose en arrêtant le bras de Dagobert, es-tu peu raisonnable… à ton âge !
 
– Bien, bien ! ne me grondez pas, je ferai ce que vous voulez… je garderai ce bandeau.
 
Puis, attirant les orphelines dans un angle du salon, il leur dit à voix basse en leur montrant le jeune prêtre du coin de l’œil :
 
– Quel est ce monsieur… qui vous prenait les mains… quand je suis entré ?… Ça m’a l’air d’un curé… Voyez-vous, mes enfants… il faut prendre garde… parce que…
 
– Lui !!! s’écrièrent Rose et Blanche en se retournant vers Gabriel, mais pense donc que, sans lui, nous ne t’embrasserions pas à cette heure…
 
– Comment ! s’écria le soldat en redressant brusquement sa grande taille et regardant le missionnaire.
 
– C’est notre ange gardien… reprit Blanche.
 
– Sans lui, dit Rose, nous mourions ce matin dans le naufrage…
 
– Lui !… C est lui… qui… Dagobert n’en put dire davantage.
 
Le cœur gonflé, les yeux humides, il courut au missionnaire et s’écria avec un accent de reconnaissance impossible à rendre, en lui tendant les deux mains :
 
– Monsieur, je vous dois la vie de ces deux enfants… Je sais à quoi ça m’engage… je ne vous dis rien de plus… parce que ça dit tout…
 
Mais, frappé d’un souvenir soudain, il s’écria :
 
– Mais attendez donc… est-ce que, lorsque je tâchais de me cramponner à une roche… pour n’être pas entraîné par les vagues, ce n’est pas vous qui m’avez tendu la main ?… Oui… vos cheveux blonds… votre figure jeune !… mais certainement… c’est vous… maintenant… Je vous reconnais…
 
– Malheureusement… monsieur… les forces m’ont manqué… et j’ai eu la douleur de vous voir retomber dans la mer.
 
– Je n’ai rien de plus à vous dire pour vous remercier… que ce que je vous ai dit tout à l’heure, reprit Dagobert avec une simplicité touchante. En me conservant ces enfants, vous aviez déjà plus fait pour moi que si vous m’aviez conservé la vie… mais quel courage !… quel cœur !… quel cœur !… dit le soldat avec admiration. Et si jeune !… l’air d’une fille.
 
– Comment ! s’écria Blanche avec joie, notre Gabriel est aussi venu à toi !
 
– Gabriel, dit Dagobert en interrompant Blanche ; et, s’adressant au prêtre :
 
– Vous vous appelez Gabriel ?
 
– Oui, monsieur.
 
– Gabriel ! répéta le soldat de plus en plus surpris, et vous êtes prêtre ? ajouta-t-il.
 
– Prêtre des missions étrangères.
 
– Et… qui vous a élevé ? demanda le soldat avec une surprise croissante.
 
– Une excellente et généreuse femme, que je vénère comme la meilleure des mères… car elle a eu pitié de moi… Enfant abandonné, elle m’a traité comme son fils…
 
– Françoise… Baudoin… n’est-ce pas ? dit le soldat profondément ému.
 
– Oui… monsieur, répondit Gabriel, à son tour très étonné. Mais comment savez-vous ?…
 
– La femme d’un soldat, reprit Dagobert.
 
– Oui, d’un brave soldat… qui, par un admirable dévouement… passe à cette heure sa vie dans l’exil… loin de sa femme… loin de son fils… de mon bon frère… car je suis fier de lui donner ce nom.
 
– Mon… Agricol… ma femme… Quand les avez-vous… quittés ?
 
– Ce serait vous… le père d’Agricol ?… Oh ! je ne savais pas encore toute la reconnaissance que je devais à Dieu ! dit Gabriel en joignant les mains.
 
– Et ma femme… et mon fils ? dit Dagobert d’une voix tremblante, comment vont-ils ? avez-vous de leurs nouvelles ?
 
– Celles que j’ai reçues il y a trois mois étaient excellentes…
 
– Non, c’est trop de joie, s’écria Dagobert, c’est trop…
 
Et le vétéran ne put continuer ; le saisissement étouffait ses paroles, il retomba assis sur une chaise.
 
Rose et Blanche se rappelèrent alors seulement la lettre de leur père relativement à l’enfant trouvé, nommé Gabriel, et adopté par la femme de Dagobert ; elles laissèrent alors éclater leurs transports ingénus…
 
– Notre Gabriel est le tien… c’est le même… quel bonheur ! s’écria Rose.
 
– Oui, mes chères petites, il est à vous comme à moi ; nous en avons chacun notre part…
 
Puis s’adressant à Gabriel, le soldat ajouta avec effusion :
 
– Ta main… encore ta main, mon intrépide enfant… Ma foi, tant pis, je te dis toi… puisque mon Agricol est ton frère…
 
– Ah !… monsieur… que de bonté !
 
– C’est ça… tu vas me remercier… Après tout ce que nous te devons !
 
– Et ma mère adoptive est-elle instruite de votre arrivée ? dit Gabriel pour échapper aux louanges du soldat.
 
– Je lui ai écrit, il y a cinq mois, que je venais seul… et pour cause… Je te dirai cela plus tard… Elle demeure toujours rue Brise-Miche ? C’est là que mon Agricol est né.
 
– Elle y demeure toujours.
 
– En ce cas, elle aura reçu ma lettre ; j’aurais voulu lui écrire de la prison de Leipzig, mais impossible.
 
– De prison… vous sortez de prison ?
 
– Oui, j’arrive d’Allemagne par l’Elbe et par Hambourg, et je serais à Leipzig sans un événement qui me ferait croire au diable… Mais au bon diable.
 
– Que voulez-vous dire ? expliquez-vous.
 
– Ça me serait difficile, car je ne puis pas me l’expliquer à moi-même… Ces petites filles, et il montra Rose et Blanche en souriant, se prétendaient plus avancées que moi ; elles me répétaient toujours : « Mais c’est l’archange qui est venu à notre secours… Dagobert ; c’est l’archange, vois-tu, toi qui disais que tu aimais autant Rabat-Joie pour nous défendre… »
 
– Gabriel… je vous attends… dit une voix brève qui fit tressaillir le missionnaire.
 
Lui, Dagobert et les orphelines tournèrent vivement la tête. Rabat-Joie gronda sourdement ; c’était M. Rodin : il se tenait debout à l’entrée d’une porte ouvrant sur un corridor. Les traits étaient calmes, impassibles ; il jeta un regard rapide et perçant sur le soldat et les deux sœurs.
 
– Qu’est-ce que cet homme là ? dit Dagobert, tout d’abord très peu prévenu en faveur de M. Rodin, auquel il trouvait, avec raison, une physionomie singulièrement repoussante. Que diable te veut-il ?
 
– Je pars avec lui, dit Gabriel avec une expression de regret et de contrainte.
 
Puis, se tournant vers Rodin :
 
– Mille pardons, me voici dans l’instant.
 
– Comment ! tu pars, dit Dagobert stupéfait, au moment où nous nous retrouvons… Non, pardieu !… tu ne partiras pas… j’ai trop de choses à te dire et à te demander, nous ferons route ensemble… je m’en fais une fête.
 
– C’est impossible… c’est mon supérieur… je dois obéir.
 
– Ton supérieur ?… Il est habillé en bourgeois…
 
– Il n’est pas obligé de porter l’habit ecclésiastique…
 
– Ah bah ! puisqu’il n’est pas en uniforme, et que dans ton état il n’y a pas de salle de police, envoie-le…
 
– Croyez-moi, je n’hésiterais pas une minute, s’il était possible de rester.
 
– J’avais raison de trouver à cet homme-là une mauvaise figure, dit Dagobert entre ses dents.
 
Puis il ajouta avec une impatience chagrine :
 
– Veux-tu que je lui dise, ajouta-t-il plus bas, qu’il nous satisferait beaucoup en filant tout seul ?
 
– Je vous en prie, n’en faites rien, dit Gabriel ; ce serait inutile… je connais mes devoirs… ma volonté est celle de mon supérieur. À votre arrivée à Paris, j’irai vous voir, vous, ainsi que ma mère adoptive et mon frère Agricol.
 
– Allons… soit. J’ai été soldat, je sais ce que c’est que la subordination, dit Dagobert vivement contrarié ; il faut faire contre fortune bon cœur. Ainsi, à après-demain matin… rue Brise-Miche, mon garçon ; car je serai à Paris demain soir, m’assure-t-on, et nous partons tout à l’heure. Dis donc, il paraît qu’il y a aussi une crâne discipline chez vous ?
 
– Oui… elle est grande, elle est sévère, répondit Gabriel en tressaillant et en étouffant un soupir.
 
– Allons… embrasse-moi… et à bientôt… Après tout, vingt-quatre heures sont bientôt passées.
 
– Adieu… adieu… répondit le missionnaire d’une voix émue en répondant à l’étreinte du vétéran.
 
– Adieu, Gabriel… ajoutèrent les orphelines en soupirant aussi et les larmes aux yeux.
 
– Adieu, mes sœurs… dit Gabriel.
 
Et il sortit avec Rodin, qui n’avait perdu ni un mot ni un incident de cette scène.
 
Deux heures après, Dagobert et les deux orphelines avaient quitté le château pour se rendre à Paris, ignorant que Djalma restait à Cardoville, trop blessé pour partir encore.
 
Le métis Faringhea demeura auprès du jeune prince, ne voulant pas, disait-il, abandonner son compatriote.
 
* * * *
 
Nous conduirons maintenant le lecteur rue Brise-Miche, chez la femme de Dagobert.