Le Juif Errant

| 11.05 Le retour.

 

 

 

Le père d’Aigrigny, avant d’adresser la parole à Gabriel, se recueillit profondément ; sa physionomie, naguère bouleversée, se rassérénait peu à peu. Il semblait méditer, calculer les effets de l’éloquence qu’il allait déployer sur un thème excellent et d’un effet sûr, que le socius, frappé du danger de la situation, lui avait tracé en quelques lignes rapidement écrites au crayon, et que, dans son abattement, le révérend père avait d’abord négligé.
 
Rodin reprit son poste d’observation auprès de la cheminée, où il alla s’accouder, après avoir jeté sur le père d’Aigrigny un regard de supériorité dédaigneuse et courroucée, accompagné d’un haussement d’épaules très significatif. Ensuite de cette manifestation involontaire et heureusement inaperçue du père d’Aigrigny, la figure cadavéreuse du socius reprit son calme glacial ; ses flasques paupières, un moment relevées par la colère et l’impatience, retombèrent et voilèrent à demi ses petits yeux ternes.
 
Il faut l’avouer, le père d’Aigrigny, malgré sa parole élégante et facile, malgré la séduction de ses manières exquises, malgré l’agrément de son visage et ses dehors d’homme du monde accompli et raffiné, le père d’Aigrigny était souvent effacé, dominé par l’impitoyable fermeté, par l’astuce et la profondeur diabolique de Rodin, de ce vieux homme repoussant, crasseux, misérablement vêtu, qui sortait pourtant très rarement de son humble rôle de secrétaire et de muet auditeur.
 
L’influence de l’éducation est si puissante que Gabriel, malgré la rupture formelle qu’il venait de provoquer, se sentait encore intimidé en présence du père d’Aigrigny, et il attendait avec une douloureuse angoisse la réponse du révérend père à sa demande expresse de le délier de ses anciens serments.
 
Sa Révérence, ayant sans doute habilement combiné son plan d’attaque, rompit enfin le silence, poussa un profond soupir, sut donner à sa physionomie, naguère sévère et irritée, une touchante expression de mansuétude, et dit à Gabriel d’une voix affectueuse :
 
– Pardonnez-moi, mon cher fils, d’avoir gardé si longtemps le silence… mais votre détermination m’a tellement étourdi, a soulevé en moi tant de pénibles pensées… que j’ai dû me recueillir pendant quelques moments pour tâcher de pénétrer la cause de votre rupture… et je crois avoir réussi… Ainsi donc, mon cher fils, vous avez bien réfléchi… à la gravité de votre démarche ?
 
– Oui, mon père.
 
– Vous êtes absolument décidé à abandonner la compagnie… même contre mon gré ?
 
– Cela me serait pénible… mon père, mais je me résignerais.
 
– Cela vous devrait être, en effet, très pénible, mon cher fils… car vous avez librement prêté un serment irrévocable, et ce serment, selon nos statuts, vous engageait à ne quitter la compagnie qu’avec l’agrément de vos supérieurs.
 
– Mon père, j’ignorais alors, vous le savez, la nature de l’engagement que je prenais. À cette heure, plus éclairé, je demande à me retirer ; mon seul désir est d’obtenir une cure dans quelque village éloigné de Paris. Je me sens une irrésistible vocation pour ces humbles et utiles fonctions ; il y a dans les campagnes une misère si affreuse, une ignorance si désolante de tout ce qui pourrait contribuer à améliorer un peu la condition du prolétaire agriculteur, dont l’existence est aussi malheureuse que celle des nègres esclaves – car quelle est sa liberté, quelle est son instruction, mon Dieu ? – qu’il me semble que, Dieu aidant, je pourrais, dans un village, rendre quelques services à l’humanité. Il me serait donc pénible, mon père, de vous voir me refuser ce que…
 
– Oh ! rassurez-vous, mon fils, reprit le père d’Aigrigny, je ne prétends pas lutter plus longtemps contre votre désir de vous séparer de nous…
 
– Ainsi, mon père… vous me relevez de mes vœux ?
 
– Je n’ai pas pouvoir pour cela, mon cher fils ; mais je vais écrire immédiatement à Rome pour en demander l’autorisation à notre général.
 
– Je vous remercie, mon père.
 
– Bientôt, mon cher fils, vous serez donc délivré de ces liens qui vous pèsent, et les hommes que vous reniez avec tant d’amertume n’en continueront pas moins à prier pour vous… afin que Dieu vous préserve de plus grands égarements… Vous vous croyez délié envers nous, mon cher fils ; mais nous ne nous croyons pas déliés envers vous ; on ne brise pas ainsi chez nous l’habitude d’un attachement paternel. Que voulez-vous !… nous nous regardons, nous autres, comme obligés envers nos créatures par les bienfaits mêmes dont nous les avons comblées… Ainsi, vous étiez pauvre… et orphelin… nous vous avons tendu les bras, autant à cause de l’intérêt que vous méritiez, mon cher fils, que pour épargner une charge trop lourde à votre excellente mère adoptive.
 
– Mon père… dit Gabriel avec une émotion contenue, je ne suis pas ingrat…
 
– Je veux le croire, mon cher… cher fils. Pendant, de longues années nous vous avons donné, comme à notre enfant bien-aimé, le pain de l’âme et du corps ; aujourd’hui il vous plaît de nous renier, de nous abandonner… nous y consentons. Maintenant que j’ai pénétré la véritable cause de votre rupture avec nous, il est de mon devoir de vous délier de vos serments.
 
– De quelle cause voulez-vous parler, mon père ?
 
– Hélas ! mon cher fils ! je conçois votre crainte. Aujourd’hui, des dangers nous menacent… vous le savez bien…
 
– Des dangers, mon père ? s’écria Gabriel.
 
– Il est impossible, mon cher fils, que vous ignoriez que depuis la chute de nos souverains légitimes, nos soutiens naturels, l’impiété révolutionnaire devient de plus en plus menaçante ; on nous accable de persécutions… Aussi, mon cher fils, je comprends et j’apprécie comme je dois le motif qui, dans de pareilles circonstances, vous engage à vous séparer de nous.
 
– Mon père ! s’écria Gabriel avec autant d’indignation que de douleur, vous ne pensez pas cela de moi… vous ne pouvez pas le penser.
 
Le père d’Aigrigny, sans avoir égard à la protestation de Gabriel, continua le tableau imaginaire des dangers de sa compagnie, qui, loin d’être en péril, commençait déjà à ressaisir sourdement son influence.
 
– Oh ! si notre compagnie était toute-puissante comme elle l’était il y a peu d’années encore, reprit le révérend père, si elle était entourée des respects et des hommages que lui doivent les vrais fidèles, malgré tant d’abominables calomnies dont on nous poursuit, peut-être alors, mon cher fils, aurions-nous hésité à vous délier de vos serments, peut-être aurions-nous cherché à ouvrir vos yeux à la lumière, à vous arracher au fatal vertige auquel vous êtes en proie ; mais aujourd’hui que nous sommes faibles, opprimés, menacés de toutes parts, il est de notre devoir, il est de notre charité de ne pas vous faire partager forcément les périls auxquels vous avez la sagesse de vouloir vous soustraire.
 
En disant ces mots, le père d’Aigrigny jeta un rapide regard sur son socius, qui répondit avec un signe approbatif, accompagné d’un mouvement d’impatience qui semblait lui dire :
 
– Allez donc !… allez donc !
 
Gabriel était atterré ; il n’y avait pas au monde un cœur plus généreux, plus loyal, plus brave que le sien. Que l’on juge de ce qu’il devait souffrir en entendant interpréter ainsi sa résolution !
 
– Mon père, reprit-il d’une voix émue et les yeux remplis de larmes, vos paroles sont cruelles… sont injustes… car, vous le savez… je ne suis pas lâche.
 
– Non… dit Rodin de sa voix brève et incisive en s’adressant au père d’Aigrigny et lui montrant Gabriel d’un regard dédaigneux, monsieur votre cher fils est… prudent…
 
À ces mots de Rodin, Gabriel tressaillit ; une légère rougeur colora ses joues pâles ; ses grands yeux bleus étincelèrent d’un généreux courroux ; puis, fidèle aux préceptes de résignation et d’humilité chrétienne, il dompta ce moment d’emportement, baissa la tête, et, trop ému pour répondre, il se tut et essuya une larme furtive.
 
Cette larme n’échappa pas au socius ; il y vit sans doute un symptôme favorable, car il échangea un nouveau regard de satisfaction avec le père d’Aigrigny.
 
Celui-ci était alors sur le point de toucher à une question brûlante ; aussi, malgré son empire sur lui-même, sa voix s’altéra légèrement lorsque, pour ainsi dire encouragé, poussé par un regard de Rodin, qui devint extrêmement attentif, il dit à Gabriel :
 
– Un autre motif nous oblige encore à ne pas hésiter à vous délier de vos serments, mon cher fils… c’est une question toute de délicatesse… Vous avez probablement appris hier, par votre mère adoptive, que vous étiez peut-être appelé à recueillir un héritage… dont on ignore la valeur.
 
Gabriel releva vivement la tête et dit au père d’Aigrigny :
 
– Ainsi que je l’ai déjà affirmé à M. Rodin, ma mère adoptive m’a seulement entretenu de ses scrupules de conscience… et j’ignorais complètement l’existence de l’héritage dont vous parlez, mon père…
 
L’expression d’indifférence avec laquelle le jeune prêtre prononça ces derniers mots fut remarquée par Rodin.
 
– Soit… reprit le père d’Aigrigny, vous l’ignorez… je veux le croire, quoique toutes les apparences tendent à prouver le contraire, à prouver enfin… que la connaissance de cet héritage n’est pas non plus étrangère à votre résolution de vous séparer de nous.
 
– Je ne vous comprends pas, mon père.
 
– Cela est pourtant bien simple… selon moi, votre rupture a deux motifs : d’abord nous sommes menacés… et vous jugez prudent de nous abandonner…
 
– Mon père…
 
– Permettez-moi d’achever… mon cher fils, et de passer au second motif : si je me trompe, vous répondrez. Voici les faits : autrefois, et dans l’hypothèse que votre famille, dont vous ignoriez le sort, vous laisserait quelque bien… Vous aviez, en retour des soins que la compagnie avait pris de vous… vous aviez fait, dis-je, une donation future de ce que vous pouviez posséder, non pas à nous, mais aux pauvres, dont nous sommes les tuteurs-nés.
 
– Eh bien ! mon père ? demanda Gabriel, ignorant encore où tendait ce préambule.
 
– Eh bien ! mon cher fils… maintenant que vous voilà sûr de jouir de quelque aisance… vous voulez sans doute, en vous séparant de nous, annuler cette donation faite par vous en d’autres temps.
 
– Pour parler clairement, vous parjurez votre serment parce que nous sommes persécutés et parce que vous voulez reprendre vos dons, ajouta Rodin d’une voix aiguë, comme pour résumer d’une manière nette et brutale la position de Gabriel envers la compagnie de Jésus.
 
À cette accusation infâme, Gabriel ne put que lever les mains et les yeux au ciel, en s’écriant avec une expression déchirante :
 
– Ô mon Dieu !!! mon Dieu !!!
 
Le père d’Aigrigny, après avoir échangé un regard d’intelligence avec Rodin, dit à celui-ci d’un ton sévère, afin de paraître le gourmander de sa trop rude franchise :
 
– Je crois que vous allez trop loin. Notre cher fils aurait agi de la manière fourbe et lâche que vous dites, s’il avait été instruit de sa nouvelle position d’héritier ; mais puisqu’il affirme le contraire… il faut le croire malgré les apparences.
 
– Mon père, dit enfin Gabriel, pâle, ému, tremblant, et surmontant sa douloureuse indignation, je vous remercie de suspendre du moins votre jugement… Non, je ne suis pas lâche, car Dieu m’est témoin que j’ignorais les dangers que court votre compagnie ; non, je ne suis pas fourbe ; non, je ne suis pas cupide, car Dieu m’est témoin qu’à ce moment seulement j’apprends par vous, mon père, qu’il est possible que je sois appelé à recueillir un héritage… et que…
 
– Un mot, mon cher fils ; j’ai été dernièrement instruit de cette circonstance par le plus grand hasard du monde, dit le père d’Aigrigny en interrompant Gabriel, et cela, grâce aux papiers de famille que votre mère adoptive avait remis à son confesseur, et qui nous ont été confiés lors de votre entrée dans notre collège… Peu de temps avant votre retour d’Amérique, en classant les archives de la compagnie, votre dossier est tombé sous la main de notre révérend père procureur ; on l’a examiné, et l’on a ainsi appris que l’un de vos aïeuls paternels, à qui appartenait la maison où nous sommes, a laissé un testament qui sera ouvert aujourd’hui à midi. Hier soir encore nous vous croyions toujours des nôtres ; nos statuts veulent que nous ne possédions rien en propre, vous aviez corroboré ces statuts par une donation en faveur du patrimoine des pauvres… que nous administrons… Ce n’était donc plus vous, mais la compagnie qui, dans ma personne, se présentait comme héritière en votre lieu et place, munie de vos titres, que j’ai là, bien en règle. Mais maintenant, mon fils, que vous vous séparez de nous… C’est à vous de vous présenter ; nous ne venions ici que comme fondés de pouvoir des pauvres, auxquels vous aviez autrefois pieusement abandonné les biens que vous pourriez posséder un jour. À cette heure, au contraire, l’espérance d’une fortune quelconque change vos sentiments ; libre à vous, reprenez vos dons.
 
Gabriel avait écouté le père d’Aigrigny avec une impatience douloureuse ; aussi s’écria-t-il :
 
– Et c’est vous ! mon père… vous ! qui me croyez capable de revenir sur une donation faite librement en faveur de la compagnie pour m’acquitter envers elle de l’éducation qu’elle m’a généreusement donnée ? C’est vous, enfin, qui me croyez assez infâme pour renier ma parole parce que je vais peut-être posséder un modeste patrimoine ?
 
– Ce patrimoine, mon cher fils, peut être minime, comme il peut être… considérable…
 
– Eh ! mon père, il s’agirait d’une fortune de roi, s’écria Gabriel avec une noble et fière indifférence, que je ne parlerais pas autrement, et j’ai, je crois, le droit d’être cru ; voici donc la résolution bien arrêtée :
 
« La compagnie à laquelle j’appartiens court des dangers, dites-vous ? Je me convaincrai de ces dangers : s’ils sont menaçants… fort, maintenant, de ma détermination, qui, moralement, me sépare de vous, mon père, j’attendrai pour vous quitter la fin de vos périls. Quant à cet héritage dont on me croit si avide, je vous l’abandonne formellement, mon père, ainsi que je m’y suis autrefois librement engagé ; tout mon désir est que ces biens soient employés au soulagement des pauvres… J’ignore quelle est cette fortune ; mais, petite ou grande, elle appartient à la compagnie, parce que je n’ai qu’une parole… Je vous l’ai dit, mon père, mon seul désir est d’obtenir une modeste cure dans quelque pauvre village… oui… pauvre surtout… parce que là mes services seront plus utiles. Ainsi, mon père, lorsqu’un homme qui n’a jamais menti de sa vie affirme qu’il ne soupire qu’après une existence aussi humble, aussi désintéressée, on doit, je crois, le regarder comme incapable de reprendre par cupidité les dons qu’il a faits.
 
Le père d’Aigrigny eut alors autant de peine à contenir sa joie que naguère il avait eu de peine à cacher sa terreur ; pourtant, il parut assez calme et dit à Gabriel :
 
– Je n’attendais pas moins de vous, mon cher fils.
 
Puis il fit un signe à Rodin pour l’engager à intervenir. Celui-ci comprit parfaitement son supérieur ; il quitta la cheminée, se rapprocha de Gabriel, s’appuya sur une table où l’on voyait une écritoire et du papier ; puis, se mettant à tambouriner machinalement sur le bureau du bout de ses doigts noueux, à ongles plats et sales, il dit au père d’Aigrigny :
 
– Tout ceci est bel et bon… mais monsieur votre cher fils vous donne pour toute garantie de sa promesse… un serment… et c’est peu…
 
– Monsieur ! s’écria Gabriel.
 
– Permettez, dit froidement Rodin, la loi, ne reconnaissant pas notre existence, ne peut reconnaître les dons faits en faveur de la compagnie… Vous pouvez donc reprendre demain ce que vous aurez donné aujourd’hui…
 
– Et mon serment, monsieur ! s’écria Gabriel.
 
Rodin le regarda fixement, et lui répondit :
 
– Votre serment ?… mais vous avez aussi fait serment d’obéissance éternelle à la compagnie ; vous avez juré de ne vous jamais séparer d’elle… et, aujourd’hui, de quel poids ce serment est-il pour vous ?
 
Un moment Gabriel fut embarrassé ; mais sentant bientôt combien la comparaison de Rodin était fausse, il se leva calme et digne, alla s’asseoir devant le bureau, y prit une plume, du papier, et écrivit ce qui suit :
 
« Devant Dieu, qui me voit et m’entend ; devant vous, révérend père d’Aigrigny, et M. Rodin, témoins de mon serment, je renouvelle à cette heure, librement et volontairement, la donation entière et absolue que j’ai faite à la compagnie de Jésus, en la personne du révérend père d’Aigrigny, de tous les biens qui vont m’appartenir, quelle que soit la valeur de ces biens. Je jure, sous peine d’infamie, de remplir cette promesse irrévocable, dont, en mon âme et conscience, je regarde l’accomplissement comme l’acquit d’une dette de reconnaissance et un pieux devoir.
 
« Cette donation ayant pour but de rémunérer des services passés et de venir au secours des pauvres, l’avenir, quel qu’il soit, ne peut en rien la modifier ; par cela même que je sais que légalement je pourrais un jour demander l’annulation de l’acte que je fais à cette heure de mon plein gré, je déclare que si je songeais jamais, en quelque circonstance que ce fût, à le révoquer, je mériterais le mépris et l’horreur des honnêtes gens.
 
« En foi de quoi j’ai écrit ceci, le 13 février 1832, à Paris, au moment de l’ouverture du testament de l’un de mes ancêtres paternels.
 
« GABRIEL DE RENNEPONT. »
 
Puis, se levant, le jeune prêtre remit cet acte à Rodin sans prononcer une parole.
 
Le socius lut attentivement et répondit, toujours impassible, en regardant Gabriel :
 
– Eh bien, c’est un serment écrit… voilà tout.
 
Gabriel restait stupéfait de l’audace de Rodin, qui osait lui dire que l’acte dans lequel il venait de renouveler la donation d’une manière si loyale, si généreuse, si spontanée, n’avait pas une valeur suffisante.
 
Le socius rompit le premier le silence et dit avec sa froide impudence en s’adressant au père d’Aigrigny :
 
– De deux choses l’une, ou monsieur votre cher fils Gabriel a l’intention de rendre cette donation absolument valable et irrévocable… ou…
 
– Monsieur ! s’écria Gabriel en se contenant à peine et interrompant Rodin, épargnez-vous et épargnez-moi une honteuse supposition.
 
– Eh bien, donc, reprit Rodin toujours impassible, puisque vous êtes parfaitement décidé à rendre cette donation sérieuse… quelle objection auriez-vous à ce qu’elle fût légalement garantie ?
 
– Mais aucune, monsieur, dit amèrement Gabriel ; puisque ma parole écrite et jurée ne vous suffit pas…
 
– Mon cher fils, dit affectueusement le père d’Aigrigny, s’il s’agissait d’une donation faite à mon profit, croyez que si je l’acceptais je me trouverais on ne peut mieux garanti par votre parole… Mais ici, c’est autre chose : je me trouve être, ainsi que je vous l’ai dit, le mandataire de la compagnie, ou plutôt le tuteur des pauvres qui profiteront de votre généreux abandon ; on ne saurait donc, dans l’intérêt de l’humanité, entourer cet acte de trop de garanties légales, afin qu’il en résulte pour notre clientèle d’infortunés une certitude… au lieu d’une vague espérance que le moindre changement de volonté peut renverser… et puis… enfin… Dieu peut vous rappeler à lui… d’un moment à l’autre… Et qui dit que vos héritiers se montreraient jaloux de tenir le serment que vous auriez fait ?…
 
– Vous avez raison, mon père… dit tristement Gabriel, je n’avais pas songé à ce cas de mort… pourtant si probable.
 
À ce moment Samuel ouvrit la porte de la chambre et dit :
 
– Messieurs, le notaire vient d’arriver ; puis-je l’introduire ici ? À dix heures précises, la porte de la maison vous sera ouverte.
 
– Nous serons d’autant plus aises de voir M. le notaire, dit Rodin, que nous avons à conférer avec lui ; ayez l’obligeance de le prier d’entrer.
 
– Je vais, monsieur, le prévenir à l’instant, dit Samuel en sortant.
 
– Voici justement un notaire, dit Rodin à Gabriel. Si vous êtes toujours dans les mêmes intentions, vous pouvez par devant cet officier public régulariser votre donation et vous délivrer ainsi d’un grand poids pour l’avenir.
 
– Monsieur, dit Gabriel, quoi qu’il arrive, je me trouverai aussi irrévocablement engagé par ce serment écrit que je vous prie de conserver, mon père, – et Gabriel remit le papier au père d’Aigrigny, – que je me trouverai engagé par l’acte authentique que je vais signer, – ajouta-t-il en s’adressant à Rodin.
 
– Silence, mon cher fils, voici le notaire, dit le père d’Aigrigny.
 
En effet, le notaire parut dans la chambre.
 
Pendant l’entretien que cet officier ministériel va avoir avec Rodin, Gabriel et le père d’Aigrigny, nous conduirons le lecteur dans l’intérieur de la maison murée.