Le Juif Errant

| 16.17 - L'opération

 

 

 

Nous avons renoncé à peindre la physionomie, l’attitude, le geste de Rodin pendant la lecture de la note qui semblait ruiner ses espérances depuis si longtemps caressées ; tout allait lui manquer à la fois, au moment où une confiance presque surhumaine dans le succès de la trame lui donnait assez d’énergie pour dompter encore la maladie. Sortant à peine d’une agonie douloureuse, une seule pensée, fixe, dévorante, l’avait agité jusqu’au délire. Quel progrès en mal ou en bien avait fait pendant sa maladie cette affaire si immense pour lui ? On lui annonçait tout d’abord une nouvelle heureuse, la mort de Jacques ; mais bientôt les avantages de ce décès, qui réduisaient de sept à six le nombre des héritiers Rennepont, étaient anéantis. À quoi bon cette mort, puisque cette famille, dispersée, frappée isolément avec une persévérance si infernale, se réunissait, connaissant enfin les ennemis qui depuis si longtemps l’atteignaient dans l’ombre ? Si tous ces cœurs blessés, meurtris, brisés, se rapprochaient, se consolaient, s’éclairaient en se prêtant un ferme et mutuel appui, leur cause était gagnée, l’énorme héritage échappait aux révérends pères… Que faire ? que faire ?
 
Étrange puissance de la volonté humaine ! Rodin a encore un pied dans la tombe ; il est presque agonisant ; la voix lui manque, et pourtant cet esprit opiniâtre et plein de ressources ne désespère pas encore ; qu’un miracle lui rende aujourd’hui la santé, et cette inébranlable confiance dans la réussite de ses projets, qui lui a donné le pouvoir de résister à une maladie à laquelle tant d’autres eussent succombé, cette confiance lui dit qu’il pourra encore remédier à tout… mais il lui faut la santé, la vie…
 
La santé… la vie !!! et son médecin ignore s’il survivra ou non à tant de secousses… s’il pourra supporter une opération terrible. La santé… la vie… et tout à l’heure encore Rodin entendait parler des funérailles solennelles qu’on lui allait faire…
 
Eh bien, la santé, la vie, il les aura, il se le dit. Oui, il a voulu vivre jusque-là… et il a vécu. Pourquoi ne vivrait-il pas plus longtemps encore ?
 
Il vivra donc !… il le veut !… Tout ce que nous venons d’écrire, Rodin, lui, l’avait pensé pour ainsi dire en une seconde.
 
Il fallait que ses traits, bouleversés par cette espèce de tourmente morale, révélassent quelque chose de bien étrange, car le père d’Aigrigny et le cardinal le regardaient silencieux et interdits.
 
Une fois résolu de vivre afin de soutenir une lutte désespérée contre la famille Rennepont, Rodin agit en conséquence ; aussi, pendant quelques instants le père d’Aigrigny et le prélat se crurent sous l’obsession d’un rêve. Par un effort de volonté d’une énergie inouïe et comme s’il eût été mu par un ressort, Rodin se précipita hors de son lit, emportant avec lui un drap qui traînait comme un suaire, derrière son corps livide et décharné… La chambre était froide ; la sueur inondait le visage du jésuite ; ses pieds nus et osseux laissaient leur moite empreinte sur le carreau.
 
– Malheureux… que faites-vous ? c’est la mort ! cria le père d’Aigrigny, en se précipitant sur Rodin pour le forcer à se recoucher.
 
Mais celui-ci, étendant un de ses bras de squelette, dur comme du fer, repoussa au loin le père d’Aigrigny avec une vigueur inconcevable, si l’on songe à l’état d’épuisement où il était depuis longtemps.
 
– Il a la force d’un épileptique pendant son accès !… dit au prélat le père d’Aigrigny en se raffermissant sur ses jambes.
 
Rodin, d’un pas grave, se dirigea vers le bureau où se trouvait ce qui était journellement nécessaire au docteur Baleinier pour formuler ses ordonnances ; puis, s’asseyant devant cette table, le jésuite prit du papier, une plume, et commença d’écrire d’une main ferme… Ses mouvements, calmes, lents et sûrs, avaient quelque chose de la mesure réfléchie que l’on remarque chez les somnambules.
 
Muets, immobiles, ne sachant s’ils rêvaient ou non, à la vue de ce prodige, le cardinal et le père d’Aigrigny restèrent béants devant l’incroyable sang-froid de Rodin, qui, demi-nu, écrivait avec une tranquillité parfaite.
 
Pourtant le père d’Aigrigny s’avança vers lui et lui dit :
 
– Mais, mon père… cela est insensé… Rodin haussa les épaules, tourna la tête vers lui, et l’interrompant d’un geste, lui fit signe de s’approcher et de lire ce qu’il venait d’écrire.
 
Le révérend père, s’attendant à voir les folles élucubrations d’un cerveau délirant, prit la feuille de papier pendant que Rodin commençait une autre note.
 
– Monseigneur !… s’écria le père d’Aigrigny, lisez ceci…
 
Le cardinal lut le feuillet, et, le rendant au révérend père dont il partageait la stupeur :
 
– C’est rempli de raison, d’habileté, de ressources ; on neutralisera ainsi le dangereux concert de l’abbé Gabriel et de Mlle de Cardoville, qui semblent, en effet, les meneurs de cette coalition.
 
– En vérité, c’est miraculeux, dit le père d’Aigrigny.
 
– Ah ! mon cher père, dit tout bas le cardinal, frappé de ces mots du jésuite et en secouant la tête avec une expression de triste regret, quel dommage que nous soyons seuls témoins de ce qui se passe ! quel excellent MIRACLE on aurait pu tirer de ceci !… Un homme à l’agonie… ainsi transformé subitement !… En présentant la chose d’une certaine façon… ça vaudrait presque le Lazare.
 
– Quel idée, monseigneur ! dit le père d’Aigrigny à mi-voix, elle est parfaite, il n’y faut pas renoncer… c’est très acceptable, et…
 
Cet innocent petit complot thaumaturgique fut interrompu par Rodin, qui, tournant la tête, fit signe au père d’Aigrigny de s’approcher et lui remit un autre feuillet accompagné d’un petit papier où étaient écrits ces mots : À exécuter avant une heure.
 
Le père d’Aigrigny lut rapidement la nouvelle note et s’écria :
 
– C’est juste, je n’avais pas songé à cela… de la sorte, au lieu d’être funeste, la correspondance d’Agricol Baudoin et de M. Hardy peut avoir, au contraire, les meilleurs résultats. En vérité, ajouta le révérend père à voix basse en se rapprochant du prélat pendant que Rodin continuait à écrire, je reste confondu… je vois… je lis… et c’est à peine si je puis en croire mes yeux… tout à l’heure, brisé, mourant, et maintenant l’esprit aussi lucide, aussi pénétrant que jamais… Sommes-nous donc témoins d’un de ces phénomènes de somnambulisme pendant lesquels l’âme seule agit et domine le corps ?
 
Soudain la porte s’ouvrit ; M. Baleinier entra vivement.
 
À la vue de Rodin, assis à son bureau demi-nu, les pieds sur les carreaux, le docteur s’écria d’un ton de reproche et d’effroi :
 
– Mais, monseigneur… mais, mon père… c’est un meurtre que de laisser ce malheureux là dans cet état ; s’il est possédé d’un accès de fièvre chaude, il faut l’attacher dans son lit, et lui mettre la camisole de force.
 
Ce disant, le docteur Baleinier s’approcha vivement de Rodin et lui saisit le bras : il s’attendait à trouver l’épiderme sec et glacé ; au contraire, la peau était flexible, presque moite.
 
Le docteur, au comble de la surprise, voulut lui tâter le pouls de la main gauche, que Rodin lui abandonna tout en continuant d’écrire de la main droite.
 
– Quel prodige ! s’écria le docteur Baleinier, qui comptait les pulsations du pouls de Rodin ; depuis huit jours, et ce matin encore, le pouls était brusque, intermittent, presque insensible, et le voici qui se relève, qui se règle… Je m’y perds… Qu’est-il donc arrivé ?… Je ne puis croire à ce que je vois, demanda-t-il en se tournant du côté du père d’Aigrigny et du cardinal.
 
– Le révérend père, d’abord frappé d’une extinction de voix, a éprouvé ensuite un accès de désespoir si violent, si furieux, causé par de déplorables nouvelles, dit le père d’Aigrigny, qu’un moment nous avons craint pour sa vie… tandis qu’au contraire le révérend père a eu la force d’aller jusqu’à ce bureau, où il écrit depuis dix minutes avec une clarté de raisonnement, une netteté d’expression dont vous nous voyez confondus, monseigneur et moi.
 
– Plus de doute ! s’écria le docteur, le violent accès de désespoir qu’il a éprouvé a causé chez lui une perturbation violente qui prépare admirablement bien la crise réactive que je suis maintenant presque sûr d’obtenir par l’opération.
 
– Persistez-vous donc à la faire ? dit tout bas le père d’Aigrigny au docteur Baleinier pendant que Rodin continuait d’écrire.
 
– J’aurais pu hésiter ce matin encore ; mais, disposé comme le voilà, je vais profiter à l’instant de cette surexcitation, qui, je le prévois, sera suivie d’un grand abattement.
 
– Ainsi, dit le cardinal, sans l’opération…
 
– Cette crise si heureuse, si inespérée, avorte… et sa réaction peut le tuer, monseigneur.
 
– Et l’avez-vous prévenu de la gravité de l’opération !…
 
– À peu près… monseigneur.
 
– Mais il serait temps… de le décider.
 
– C’est ce que je vais faire, monseigneur, dit le docteur Baleinier.
 
Et, s’approchant de Rodin, qui, continuant d’écrire et de songer, était resté étranger à cet entretien tenu à voix basse :
 
– Mon révérend père, lui dit le docteur d’une voix ferme, voulez-vous dans huit jours être sur pied !
 
Rodin fit un geste rempli de confiance qui signifiait :
 
– Mais j’y suis sur pied.
 
– Ne vous méprenez pas, répondit le docteur, cette crise est excellente, mais elle durera peu ; et si nous n’en profitons pas… à l’instant… pour procéder à l’opération dont je vous ai touché deux mots, ma foi !… je vous le dis brutalement… après une telle secousse… je ne réponds de rien.
 
Rodin fut d’autant plus frappé de ces paroles qu’il avait, une demi-heure auparavant, expérimenté le peu de durée du mieux éphémère que lui avait causé la bonne nouvelle du père d’Aigrigny, et qu’il commençait à sentir un redoublement d’oppression à la poitrine.
 
M. Baleinier, voulant décider son malade et le croyant irrésolu, ajouta :
 
– En un mot, mon révérend père, voulez-vous vivre, oui ou non !
 
Rodin écrivit rapidement ces mots, qu’il donna rapidement au docteur : « Pour vivre… je me ferais couper les quatre membres. Je suis prêt à tout. » Et il fit un mouvement pour se lever.
 
– Je dois vous déclarer, non pour vous faire hésiter, mon révérend père, mais pour que votre courage ne soit pas surpris, ajouta M. Baleinier, que cette opération est cruellement douloureuse…
 
Rodin haussa les épaules, et d’une main ferme écrivit : « Laissez-moi la tête… prenez le reste… »
 
Le docteur avait lu ces mots à voix haute ; le cardinal et le père d’Aigrigny se regardèrent, frappés de ce courage indomptable.
 
– Mon révérend père, dit le docteur Baleinier, il faudrait vous recoucher…
 
Rodin écrivit : « Préparez-vous… j’ai à écrire des ordres très pressés, vous m’avertirez au moment ».
 
Puis, ployant un papier qu’il cacheta avec une oublie, Rodin fit signe au père d’Aigrigny de lire les mots qu’il allait tracer, et qui furent ceux-ci : « Envoyez à l’instant cette note à l’agent qui a adressé les lettres anonymes au maréchal Simon. »
 
– À l’heure même, mon révérend père, dit le père d’Aigrigny ; je vais charger de ce soin une personne sûre.
 
– Mon révérend père, dit Baleinier à Rodin, puisque vous tenez à écrire… recouchez-vous ; vous écrirez sur votre lit pendant nos petits préparatifs.
 
Rodin fit un geste approbatif, et se leva. Mais déjà le pronostic du docteur se réalisait : le jésuite put à peine rester une seconde debout, et retomba sur sa chaise… Alors il regarda le docteur Baleinier avec angoisse, et sa respiration s’embarrassa de plus en plus. Le docteur, voulant le rassurer, lui dit :
 
– Ne vous inquiétez pas… Mais il faut nous hâter… Appuyez-vous sur moi et sur le père d’Aigrigny.
 
Aidé de ces deux soutiens, Rodin put regagner son lit ; s’y étant assis sur son séant, il montra du geste l’écritoire et le papier afin qu’on les lui apportât ; un buvard lui servit de pupitre, et il continua d’écrire sur ses genoux, s’interrompant de temps à autre pour aspirer à grand’peine comme s’il eût étouffé, mais restant étranger à ce qui se passait autour de lui.
 
– Mon révérend père, dit M. Baleinier au père d’Aigrigny, êtes-vous capable d’être un de mes aides et de m’assister dans l’opération que je vais faire ? Avez-vous cette sorte de courage-là ?
 
– Non, dit le révérend père ; à l’armée, je n’ai, de ma vie, pu assister à une amputation ; à la vue du sang ainsi répandu, le cœur me manque.
 
– Il n’y a pas de sang, dit le docteur Baleinier ; mais, du reste, c’est pis encore… Veuillez donc m’envoyer trois de nos révérends pères, ils me serviront d’aides ; ayez aussi l’obligeance de prier M. Rousselet de venir avec ses appareils.
 
Le père d’Aigrigny sortit. Le prélat s’approcha du docteur Baleinier, et lui dit à voix basse en lui montrant Rodin :
 
– Il est hors de danger ?
 
– S’il résiste à l’opération, oui, monseigneur.
 
– Et… êtes-vous sûr qu’il y résiste ?
 
– À lui, je dirais oui ; à vous, monseigneur, je dis : il faut l’espérer.
 
– Et s’il succombe, aura-t-on le temps de lui administrer les sacrements en public avec une certaine pompe, ce qui entraîne toujours quelques petites lenteurs ?
 
– Il est probable que son agonie durera au moins un quart d’heure, monseigneur.
 
– C’est court… mais enfin il faudra s’en contenter, dit le prélat.
 
Et il se retira auprès d’une des croisées, sur les vitres de laquelle il se mit à tambouriner innocemment du bout des doigts, en songeant aux effets de lumière de catafalque qu’il désirait tant devoir élever à Rodin.
 
À ce moment, M. Rousselet entra tenant une grande boîte carrée sous le bras ; il s’approcha d’une commode, et sur le marbre de la tablette, il disposa ses appareils.
 
– Combien en avez-vous préparé ? lui dit le docteur.
 
– Six, monsieur.
 
– Quatre suffiront, mais il est bon de se précautionner. Le coton n’est pas trop foulé ?
 
– Voyez, monsieur.
 
– Très bien.
 
– Et comment va le révérend père ? demanda l’élève à son maître.
 
– Hum… hum… répondit tout bas le docteur, la poitrine est terriblement embarrassée, la respiration sifflante… la voix toujours éteinte… mais enfin il y a une chance…
 
– Tout ce que je crains, monsieur, c’est que le révérend père ne résiste pas à une si affreuse douleur.
 
– C’est encore une chance… mais, dans une position pareille, il faut tout risquer… Allons, mon cher, allumez une bougie, car j’entends nos aides.
 
En effet, bientôt entrèrent dans la chambre, accompagnant le père d’Aigrigny, les trois congréganistes qui, dans la matinée, se promenaient dans le jardin de la maison de la rue de Vaugirard.
 
Les deux vieux, à figures rubicondes et fleuries, le jeune à figure ascétique, tous trois, comme d’habitude, vêtus de noir, portant bonnets carrés, rabats blancs, et paraissant parfaitement disposés, d’ailleurs, à venir en aide au docteur Baleinier pendant la redoutable opération.