Le Juif Errant

| Dixième partie : Le couvent / I. Florine.

 

 

 

 

 

Pendant que la reine Bacchanal et Couche-tout-nu terminaient si tristement la plus joyeuse phase de leur existence, la Mayeux arrivait à la porte du pavillon de la rue de Babylone. Avant de sonner, la jeune ouvrière essuya ses larmes : un nouveau chagrin l’accablait. En quittant la maison du traiteur, elle était allée chez la personne qui lui donnait habituellement du travail ; mais celle-ci lui en avait refusé, pouvant, disait-elle, faire confectionner la même besogne dans les prisons de femmes avec un tiers d’économie. La Mayeux, plutôt que de perdre cette dernière ressource, offrit de subir cette diminution, mais les pièces de lingerie étaient déjà livrées, et la jeune ouvrière ne pouvait espérer d’occupation avant une quinzaine de jours, même en accédant à cette réduction de salaire. On conçoit les angoisses de la pauvre créature ; car, en présence d’un chômage forcé, il faut mendier, mourir de faim ou voler.
 
Quant à sa visite au pavillon de la rue de Babylone, elle s’expliquera tout à l’heure.
 
La Mayeux sonna timidement à la petite porte ; peu d’instants après, Florine vint lui ouvrir. La camériste n’était plus habillée selon le goût charmant d’Adrienne ; elle était, au contraire, vêtue avec une affectation de simplicité austère ; elle portait une robe montante de couleur sombre, assez large pour cacher la svelte élégance de sa taille ; ses bandeaux de cheveux, d’un noir de jais, s’apercevaient à peine sous la garniture plate de son petit bonnet blanc empesé, assez pareil aux cornettes des religieuses ; mais, malgré ce costume si modeste, la figure brune et pâle de Florine paraissait toujours admirablement belle. On l’a dit : placée par un passé criminel dans la dépendance absolue de Rodin et de M. d’Aigrigny, Florine leur avait jusqu’alors servi d’espionne auprès d’Adrienne, malgré les marques de confiance et de bonté dont celle-ci la comblait. Florine n’était pas complètement pervertie ; aussi éprouvait-elle souvent de douloureux mais vains remords, en songeant au métier infâme qu’on l’obligeait à faire auprès de sa maîtresse.
 
À la vue de la Mayeux, qu’elle reconnut (Florine lui avait appris la veille l’arrestation d’Agricol et le soudain accès de folie de Mlle de Cardoville), elle recula d’un pas, tant la physionomie de la jeune ouvrière lui inspira d’intérêt et de pitié. En effet l’annonce d’un chômage forcé, au milieu de circonstances déjà si pénibles, portait un terrible coup à la jeune ouvrière ; les traces de larmes récentes sillonnaient ses joues ; ses traits exprimaient à son insu une désolation profonde, et elle paraissait si épuisée, si faible, si accablée, que Florine s’avança vivement vers elle, lui offrit son bras, et lui dit avec bonté en la soutenant :
 
– Entrez, mademoiselle, entrez… Reposez-vous un instant, car vous êtes bien pâle… et vous paraissez bien souffrante et bien fatiguée !
 
Ce disant, Florine introduisit La Mayeux dans un petit vestibule à cheminée, garni de tapis, et la fit asseoir auprès d’un bon feu, dans un fauteuil de tapisserie ; Georgette et Hébé avaient été renvoyées, Florine était restée jusqu’alors seule gardienne du pavillon.
 
Lorsque La Mayeux fut assise, Florine lui dit avec intérêt :
 
– Mademoiselle, ne voulez-vous rien prendre ? un peu d’eau sucrée, chaude, et de fleur d’oranger ?
 
– Je vous remercie, mademoiselle, dit la Mayeux avec émotion, tant la moindre preuve de bienveillance la remplissait de gratitude ; puis elle voyait avec une douce surprise que ses pauvres vêtements n’étaient pas un sujet d’éloignement ou de dédain pour Florine. Je n’ai besoin que d’un peu de repos, car je viens de très loin, reprit-elle, et si vous le permettez…
 
– Reposez-vous tant que vous voudrez, mademoiselle… je suis seule dans ce pavillon depuis le départ de ma pauvre maîtresse… Ici Florine rougit et soupira… Ainsi donc ne vous gênez en rien… mettez-vous là… vous serez mieux… Mon Dieu ! comme vos pieds sont mouillés… Posez-les sur ce tabouret.
 
L’accueil cordial de Florine, sa belle figure, l’agrément de ses manières, qui n’étaient pas celle d’une femme de chambre ordinaire, frappèrent vivement la Mayeux, sensible plus que personne, malgré son humble condition, à tout ce qui était gracieux, délicat et distingué ; aussi, cédant à cet attrait, la jeune ouvrière, ordinairement d’une sensibilité inquiète, d’une timidité ombrageuse, se sentit presque en confiance avec Florine.
 
– Combien vous êtes obligeante, mademoiselle !… lui dit-elle d’un ton pénétré ; je suis toute confuse de vos bons soins !
 
– Je vous l’assure, mademoiselle, je voudrais faire autre chose pour vous que de vous offrir une place à ce foyer… vous avez l’air si doux, si intéressant !
 
– Ah ! mademoiselle… que cela fait du bien, de se réchauffer à un bon feu ! dit naïvement la Mayeux, et presque malgré elle.
 
Puis craignant, tant était grande sa délicatesse, qu’on ne la crût capable de chercher, en prolongeant sa visite, à abuser de son hospitalité, elle ajouta :
 
– Voici, mademoiselle, pourquoi je reviens ici… Hier vous m’avez appris qu’un jeune ouvrier forgeron, M. Agricol Baudoin, avait été arrêté dans ce pavillon…
 
– Hélas ! oui, mademoiselle, et cela au moment où ma pauvre maîtresse s’occupait de lui venir en aide…
 
– M. Agricol… je suis sa sœur adoptive, reprit la Mayeux en rougissant légèrement, m’a écrit hier au soir, de sa prison… il me priait de dire à son père de se rendre ici le plus tôt possible, afin de prévenir Mlle de Cardoville qu’il avait, lui, Agricol, les choses les plus importantes à communiquer à cette demoiselle, ou à la personne qu’on lui enverrait… mais qu’il n’osait se confier à une lettre, ignorant si la correspondance des prisonniers n’était pas lue par le directeur de la prison.
 
– Comment ! c’est à ma maîtresse que M. Agricol veut faire une révélation importante ? dit Florine très surprise.
 
– Oui, mademoiselle, car à cette heure Agricol ignore l’affreux malheur qui a frappé Mlle de Cardoville.
 
– C’est juste… et cet accès de folie s’est, hélas ! déclaré d’une manière si brusque, dit Florine en baissant les yeux, que rien ne pouvait le faire prévoir.
 
– Il faut bien que cela soit ainsi, reprit la Mayeux, car lorsque Agricol a vu Mlle de Cardoville pour la première fois… il est revenu frappé de sa grâce, de sa délicatesse et de sa bonté.
 
– Comme tous ceux qui approchent ma maîtresse… dit tristement Florine.
 
– Ce matin, reprit la Mayeux, lorsque, d’après la recommandation d’Agricol, je me suis présentée chez son père, il était déjà sorti, car il est en proie à de grandes inquiétudes ; mais la lettre de mon frère adoptif m’a paru si pressante et devoir être d’un si puissant intérêt pour Mlle de Cardoville, qui s’était montré remplie de générosité pour lui… que je suis venue.
 
– Malheureusement mademoiselle n’est plus ici, vous savez ?
 
– Mais n’y a-t-il personne de sa famille à qui je puisse, sinon parler, du moins faire savoir par vous, mademoiselle, qu’Agricol désire faire connaître des choses très importantes, pour cette demoiselle ?
 
– Cela est étrange, reprit Florine en réfléchissant et sans répondre à la Mayeux ; puis, se retournant vers elle :
 
– Et vous en ignorez complètement le sujet, de ces révélations ?
 
– Complètement mademoiselle ; mais je connais Agricol : c’est l’honneur, la loyauté même ; il a l’esprit très juste, très droit ; l’on peut croire à ce qu’il affirme… D’ailleurs, quel intérêt aurait-il à…
 
– Mon Dieu ! s’écria tout à coup Florine, frappée d’un trait de lumière soudaine et en interrompant la Mayeux, je me souviens de cela maintenant : lorsqu’il a été arrêté dans une cachette où mademoiselle l’avait fait conduire, je me trouvais là par hasard. M. Agricol m’a dit rapidement et tout bas : « Prévenez votre généreuse maîtresse que sa bonté pour moi aura sa récompense, et que mon séjour dans cette cachette n’aura peut-être pas été inutile… » C’est tout ce qu’il a pu me dire, car on l’a emmené à l’instant. Je l’avoue, dans ces mots je n’avais vu que l’expression de sa reconnaissance et l’espoir de la prouver un jour à mademoiselle… Mais en rapprochant ces paroles à la lettre qu’il vous a écrite… dit Florine en réfléchissant…
 
– En effet, reprit la Mayeux, il y a certainement quelque rapport entre son séjour dans sa cachette et les choses importantes qu’il demande à révéler à votre maîtresse ou à quelqu’un de sa famille.
 
– Cette cachette n’avait été ni habitée, ni visitée depuis très longtemps, dit Florine d’un air pensif, peut-être M. Agricol y aura trouvé ou vu quelque chose qui doit intéresser ma maîtresse.
 
– Si la lettre d’Agricol ne m’eût pas paru si pressante, reprit la Mayeux, je ne serais pas venue, et il se serait présenté ici lui-même lors de sa sortie de prison, qui maintenant, grâce à la générosité d’un de ses anciens camarades, ne peut tarder longtemps ; mais ignorant si, même moyennant caution, on le laisserait libre aujourd’hui… j’ai voulu avant tout accomplir fidèlement sa recommandation… la généreuse bonté que votre maîtresse lui avait témoignée m’en faisait un devoir.
 
Comme toutes les personnes dont les bons instincts se réveillent encore parfois, Florine éprouvait une sorte de consolation à faire du bien lorsqu’elle le pouvait faire impunément, c’est-à-dire sans s’exposer aux inexorables ressentiments de ceux dont elle dépendait. Grâce à la Mayeux, elle trouvait l’occasion de rendre probablement un grand service à sa maîtresse ; connaissant assez la haine de la princesse de Saint-Dizier contre sa nièce pour être certaine du danger qu’il y aurait à ce que la révélation d’Agricol, en raison même de son importance, fût faite à une autre qu’à Mlle de Cardoville, Florine dit à la Mayeux d’un ton grave et pénétré :
 
– Écoutez, mademoiselle… je vais vous donner un conseil profitable, je crois, à ma pauvre maîtresse ; mais cette démarche de ma part pourrait m’être très funeste si vous n’aviez pas égard à mes recommandations.
 
– Comment cela mademoiselle ? dit la Mayeux en regardant Florine avec une profonde surprise.
 
– Dans l’intérêt de ma maîtresse… M. Agricol ne doit confier à personne… si ce n’est à elle-même… les choses importantes qu’il désire lui communiquer.
 
– Mais, ne pouvant voir Mlle Adrienne, pourquoi ne s’adresserait-il pas à sa famille ?
 
– C’est surtout à la famille de ma maîtresse qu’il doit taire tout ce qu’il sait… Mlle Adrienne peut guérir… Alors M. Agricol lui parlera ; bien plus, ne dût-elle jamais guérir, dites à votre frère adoptif qu’il vaut encore mieux qu’il garde son secret que de le voir servir aux ennemis de ma maîtresse… ce qui arriverait infailliblement, croyez-moi.
 
– Je vous comprends, mademoiselle, dit tristement la Mayeux. La famille de votre généreuse maîtresse ne l’aime pas et la persécuterait peut-être ?
 
– Je ne puis rien vous dire de plus à ce sujet, maintenant ; quant à ce qui me regarde, je vous en conjure, promettez-moi d’obtenir de M. Agricol qu’il ne parle à personne au monde de la démarche que vous avez tentée près de moi à ce sujet, et du conseil que je vous donne… Le bonheur… non pas le bonheur, reprit Florine avec amertume, comme si depuis longtemps elle avait renoncé à l’espoir d’être heureuse, non pas le bonheur, mais le repos de ma vie dépend de votre discrétion.
 
– Ah ! soyez tranquille, dit la Mayeux, aussi attendrie que surprise de l’expression douloureuse des traits de Florine ; je ne serai pas ingrate ; personne au monde, sauf Agricol, ne saura que je vous ai vue.
 
– Merci… oh ! merci, mademoiselle, dit Florine avec effusion.
 
– Vous me remerciez ? dit la Mayeux étonnée de voir de grosses larmes rouler dans les yeux de Florine.
 
– Oui… je vous dois un moment de bonheur… pur et sans mélange ; car j’aurai peut-être rendu un service à ma chère maîtresse sans risquer d’augmenter les chagrins qui m’accablent déjà…
 
– Vous, malheureuse !
 
– Cela vous étonne ? pourtant, croyez-moi, quel que soit votre sort, je le changerais pour le mien, s’écria Florine presque involontairement.
 
– Hélas ! mademoiselle, dit la Mayeux, vous paraissez avoir un trop bon cœur pour que je vous laisse former un pareil vœu, surtout aujourd’hui…
 
– Que voulez-vous dire ?
 
– Ah ! je l’espère bien sincèrement pour vous, mademoiselle, reprit la Mayeux avec amertume, jamais vous ne saurez ce qu’il y a d’affreux à se voir privé de travail lorsque le travail est votre unique ressource.
 
– En êtes-vous réduite là ? mon Dieu !… s’écria Florine en regardant la Mayeux avec anxiété.
 
La jeune ouvrière baissa la tête et ne répondit rien ; son excessive fierté se reprochait presque cette confidence, qui ressemblait à une plainte, et qui lui était échappée en songeant à l’horreur de sa position.
 
– S’il en était ainsi, reprit Florine, je vous plains du plus profond de mon cœur… et cependant je ne sais si mon infortune n’est pas plus grande encore que la vôtre.
 
Puis, après un moment de réflexion, Florine s’écria tout à coup :
 
– Mais j’y songe… si vous manquez de travail… si vous êtes à bout de ressources… je pourrai, je l’espère, vous procurer de l’ouvrage…
 
– Serait-il possible, mademoiselle ! s’écria la Mayeux. Jamais je n’aurais osé vous demander un pareil service… qui pourtant me sauverait… mais maintenant votre offre généreuse commande presque ma confiance… aussi je dois vous avouer que ce matin même on m’a retiré un travail bien modeste, puisqu’il me rapportait quatre francs par semaine…
 
– Quatre francs par semaine ! s’écria Florine, pouvant à peine croire ce qu’elle entendait.
 
– C’était bien peu, sans doute, reprit la Mayeux, mais cela me suffisait… Malheureusement, la personne qui m’employait trouve à faire faire cet ouvrage moyennant un prix encore plus minime.
 
– Quatre francs par semaine ! répéta Florine, profondément touchée de tant de misère et de tant de résignation ; eh bien, moi, je vous adresserai à des personnes qui vous assureront un gain d’au moins deux francs par jour.
 
– Je pourrais gagner deux francs par jour… est-ce possible ?…
 
– Oui, sans doute… seulement, il faudrait aller travailler en journée… à moins que vous ne préfériez vous mettre servante.
 
– Dans ma position, dit la Mayeux avec une timidité fière on n’a pas le droit, je le sais, d’écouter ses susceptibilités, pourtant je préférerais travailler à la journée, et, en gagnant moins, avoir la faculté de travailler chez moi.
 
– La condition d’aller en journée est malheureusement indispensable, dit Florine.
 
– Alors, je dois renoncer à cet espoir, répondit timidement la Mayeux… Non que je refuse d’aller en journée ; avant tout il faut vivre… mais… on exige des ouvrières une mise, sinon élégante, du moins convenable… et, je vous l’avoue sans honte, parce que ma pauvreté est honnête… je ne puis être mieux vêtue que je ne le suis.
 
– Qu’à cela ne tienne… dit vivement Florine, on vous donnera les moyens de vous vêtir convenablement.
 
La Mayeux regarda Florine avec une surprise croissante. Ces offres étaient si fort au-delà de ce qu’elle pouvait espérer et de ce que le ouvrières gagnent généralement, que la Mayeux pouvait à peine y croire.
 
– Mais… reprit-elle avec hésitation, pour quel motif serait-on si généreux envers moi, mademoiselle ? De quelle façon pourrais-je donc mériter un salaire si élevé ?
 
Florine tressaillit. Un élan de cœur et de bon naturel, le désir d’être utile à la Mayeux, dont la douceur et la résignation l’intéressaient vivement, l’avaient entraînée à une proposition irréfléchie ; elle savait à quel prix la Mayeux pourrait obtenir les avantages qu’elle lui proposait, et seulement alors elle se demanda si la jeune ouvrière consentirait jamais à accepter une pareille condition. Malheureusement, Florine s’était trop avancée, elle ne put se résoudre à oser tout dire à la Mayeux. Elle résolut donc d’abandonner l’avenir aux scrupules de la jeune ouvrière ; puis enfin comme ceux qui ont failli sont ordinairement peu disposés à croire à l’infaillibilité des autres, Florine se dit que peut-être la Mayeux, dans la position désespérée où elle se trouvait, aurait moins de délicatesse qu’elle ne lui en supposait… Elle reprit donc :
 
– Je le conçois, mademoiselle, des offres si supérieures à ce que vous gagnez habituellement vous étonnent ; mais je dois vous dire qu’il s’agit d’une institution pieuse, destinée à procurer de l’ouvrage ou de l’emploi aux femmes méritantes et dans le besoin… Cet établissement, qui s’appelle Sainte-Marie, se charge de placer soit des domestiques, soit des ouvrières à la journée… Or, l’œuvre est dirigée par des personnes si charitables, qu’elles fournissent même une espèce de trousseau lorsque les ouvrières qu’elles prennent sous leur protection ne sont pas assez convenablement vêtues pour aller remplir les fonctions auxquelles on les destine.
 
Cette explication fort plausible des offres magnifiques de Florine devait satisfaire la Mayeux, puisque après tout il s’agissait d’une œuvre de bienfaisance.
 
– Ainsi, je comprends le taux élevé du salaire dont vous me parlez, mademoiselle, reprit la Mayeux ; seulement je n’ai aucune recommandation pour être protégée par les personnes charitables qui dirigent cet établissement.
 
– Vous souffrez, vous êtes laborieuse, honnête, ce sont des droits suffisants… Seulement, je dois vous prévenir que l’on vous demandera si vous remplissez exactement vos devoirs religieux.
 
– Personne plus que moi, mademoiselle, n’aime et bénit Dieu, dit la Mayeux avec une fermeté douce ; mais les pratiques de certains devoirs sont une affaire de conscience, et je préférerais renoncer au patronage dont vous me parlez, s’il devait avoir quelque exigence à ce sujet…
 
– Pas le moins du monde. Seulement, je vous l’ai dit, comme ce sont des personnes très pieuses qui dirigent cette œuvre, vous ne vous étonnerez pas de leurs questions… Et puis enfin… essayez ; que risquez-vous ? Si les propositions qu’on vous fera vous conviennent, vous les acceptez… si, au contraire, elle vous semblent choquer votre liberté de conscience, vous les refuserez… votre position ne sera pas empirée.
 
La Mayeux n’avait rien à répondre à cette conclusion, qui, lui laissant la plus parfaite latitude, devait éloigner d’elle toute défiance ; elle reprit donc :
 
– J’accepte votre offre, mademoiselle, et je vous en remercie du fond du cœur ; mais qui me présentera ?
 
– Moi… demain, si vous le voulez.
 
– Mais les renseignements que l’on désirera prendre sur moi, peut-être ?…
 
– La respectable mère Sainte-Perpétue, supérieure du couvent de Sainte-Marie, où est établie l’œuvre, vous appréciera, j’en suis sûre, sans qu’il lui soit besoin de se renseigner ; sinon elle vous le dira, et il vous sera facile de la satisfaire. Ainsi, c’est convenu… à demain.
 
– Viendrai-je vous prendre ici, mademoiselle ?
 
– Non : ainsi que je vous l’ai dit, il faut qu’on ignore que vous êtes venue de la part de M. Agricol ; et une nouvelle visite ici pourrait être connue et donner l’éveil… J’irai vous prendre en fiacre… Où demeurez-vous ?
 
– Rue Brise-Miche, numéro 3… Puisque vous prenez cette peine, mademoiselle, vous n’auriez qu’à prier le teinturier qui sert de portier de venir m’avertir… de venir avertir la Mayeux.
 
– La Mayeux ! dit Florine avec surprise.
 
– Oui, mademoiselle, répondit l’ouvrière avec un triste sourire, c’est le sobriquet que tout le monde me donne… et tenez, ajouta la Mayeux, ne pouvant retenir une larme, c’est aussi à cause de mon infirmité ridicule, à laquelle ce sobriquet fait allusion, que je crains d’aller en journée chez des étrangers… il y a tant de gens qui vous raillent… sans savoir combien ils vous blessent !… Mais, reprit la Mayeux en essuyant une larme, je n’ai pas à choisir, je me résignerai…
 
Florine, péniblement émue, prit la main de la Mayeux et lui dit :
 
– Rassurez-vous, il est des infortunes si touchantes qu’elles inspirent la compassion et non la raillerie. Je ne puis donc vous demander sous votre véritable nom ?
 
– Je me nomme Madeleine Soliveau mais, je vous le répète, mademoiselle, demandez la Mayeux, car on ne me connaît guère que sous ce nom-là.
 
– Je serai donc demain à midi rue Brise-Miche.
 
– Ah ! mademoiselle, comment jamais reconnaître vos bontés ?
 
– Ne parlons pas de cela ; tout mon désir est que mon entremise puisse vous être utile… ce dont vous seule jugerez. Quant à Agricol, ne lui répondez pas ; attendez qu’il soit sorti de prison, et dites-lui alors, je vous le répète, que ses révélations doivent être secrètes jusqu’au moment où il pourra voir ma pauvre maîtresse…
 
– Et où est-elle à cette heure, cette chère demoiselle ?
 
– Je l’ignore… Je ne sais pas où on l’a conduite lorsque son accès s’est déclaré. Ainsi, à demain ; attendez-moi.
 
– À demain, dit la Mayeux.
 
Le lecteur n’a pas oublié que le couvent de Sainte-Marie, où Florine devait conduire la Mayeux, renfermait les filles du maréchal Simon, et était voisin de la maison de santé du docteur Baleinier, où se trouvait Adrienne de Cardoville.