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| 16.18 La torture.
– Mes révérends pères, dit gracieusement le docteur Baleinier aux trois congréganistes, je vous remercie de votre bon concours… ce que vous aurez à faire sera bien simple, et, avec l’aide du Seigneur, cette opération sauvera notre cher père Rodin. Les trois robes noires levèrent les yeux au ciel avec componction, après quoi elles s’inclinèrent comme un seul homme. Rodin, fort indifférent à ce qui se passait autour de lui, n’avait pas un instant cessé soit d’écrire, soit de réfléchir… Cependant, de temps à autre, malgré ce calme apparent, il avait éprouvé une telle difficulté de respirer, que le docteur Baleinier s’était retourné avec une grande inquiétude en entendant l’espèce de sifflement étouffé qui s’échappait du gosier de son malade ; aussi, après avoir fait un signe à son élève, le docteur s’approcha de Rodin et lui dit : – Allons, mon révérend père… voici le grand moment… courage !… Aucun signe de terreur ne se manifesta sur les traits du jésuite, sa figure resta impassible comme celle d’un cadavre ; seulement ses petits yeux de reptile étincelèrent plus brillants encore au fond de leur sombre orbite ; un instant il promena un regard assuré sur les témoins de cette scène ; puis, prenant sa plume entre ses dents, il plia et cacheta un nouveau feuillet, le plaça sur la table de nuit, et fit ensuite au docteur Baleinier un signe qui semblait dire : Je suis prêt. – Il faudrait d’abord ôter votre gilet de laine et votre chemise, mon père. Honte ou pudeur, Rodin hésita un instant… seulement un instant… car lorsque le docteur eut repris : – Il le faut, mon révérend père ! Rodin, toujours assis dans son lit, obéit, avec l’aide de M. Baleinier, qui ajouta, pour consoler sans doute la pudeur effarouchée du patient : – Nous n’avons absolument besoin que de votre poitrine, mon cher père, côté gauche et côté droit. En effet, Rodin, étendu sur le dos et toujours coiffé de son bonnet de soie noir crasseux, laissa voir la partie antérieure d’un torse livide et jaunâtre, ou plutôt la cage osseuse d’un squelette, car les ombres portées par la vive arête des côtes et des cartilages cerclaient la peau de profonds sillons noirs circulaires. Quant aux bras, on eût dit des os enroulés de grosses cordes et recouverts de parchemin tanné, tant l’affaissement musculaire donnait de relief à l’ossature et aux veines. – Allons, monsieur Rousselet, les appareils, dit le docteur Baleinier. Puis s’adressant aux trois congréganistes : – Messieurs, approchez… je vous l’ai dit… ce que vous avez à faire est excessivement simple, comme vous allez le voir. Et M. Baleinier procéda à l’installation de la chose. Ce fut fort simple, en effet. Le docteur remit à chacun de ses quatre aides une espèce de petit trépied d’acier environ de deux pouces de diamètre sur trois de hauteur ; le centre circulaire de ce trépied était rempli de coton tassé très épais ; cet instrument se tenait de la main gauche au moyen d’un manche de bois. De la main droite, chaque aide était armé d’un petit tube de fer-blanc de dix-huit pouces de longueur ; à l’une de ses extrémités était pratiquée une embouchure destinée à recevoir les lèvres du praticien, l’autre bout se recourbait et s’évasait, de façon à pouvoir servir de couvercle au petit trépied. Ces préparatifs n’offraient rien d’effrayant. Le père d’Aigrigny et le prélat, qui regardaient de loin, ne comprenaient pas comment cette opération pouvait être si douloureuse. Ils comprirent bientôt. Le docteur Baleinier, ayant ainsi armé ses quatre aides, les fit s’approcher de Rodin, dont le lit avait été roulé au milieu de la chambre. Deux aides se placèrent d’un côté, deux de l’autre. – Maintenant, messieurs, leur dit le docteur Baleinier, allumez le coton… placez la partie allumée sur la peau de Sa Révérence au moyen du trépied qui contient la mèche… recouvrez le trépied avec la partie évasée de vos tuyaux, puis soufflez par l’embouchure afin d’aviver le feu… C’est très simple, comme vous le voyez. C’était en effet d’une ingénuité patriarcale et primitive. Quatre mèches de coton enflammé, mais disposé de façon à ne brûler qu’à petit feu, furent appliquées à droite et à gauche de la poitrine de Rodin… Ceci s’appelle vulgairement des moxas. Le tour est fait, lorsque toute l’épaisseur de la peau est ainsi lentement brûlée… cela dure de sept à huit minutes. On prétend qu’une amputation n’est rien auprès de cela. Rodin avait suivi les préparatifs de l’opération avec une intrépide curiosité ; mais, au premier contact de ces quatre brasiers dévorants, il se dressa et se tordit comme un serpent, sans pouvoir pousser un cri, car il était muet ; l’expansion de la douleur lui était même interdite. Les quatre aides ayant nécessairement dérangé leurs appareils au brusque mouvement de Rodin, ce fut à recommencer. – Du courage, mon cher père ! offrez ces souffrances au Seigneur… il les agréera, dit le docteur Baleinier d’un ton patelin ; je vous ai prévenu… cette opération est très douloureuse, mais aussi salutaire que douloureuse, c’est tout dire. Allons… vous qui avez montré jusqu’ici tant de résolution, n’en manquez pas au moment décisif. Rodin avait fermé les yeux ; vaincu par cette première surprise de la douleur, il les rouvrit, et regarda le docteur d’un air presque confus de s’être montré si faible. Et pourtant, à droite et à gauche de sa poitrine, on voyait déjà quatre larges escarres d’un roux saignant… tant les brûlures avaient été aiguës et profondes… Au moment où il allait se replacer sur le lit de douleur, Rodin fit signe, en montrant l’encrier, qu’il voulait écrire. On pouvait lui passer ce caprice. Le docteur tendit le buvard, et Rodin écrivit ce qui suit, comme par réminiscence : « Il vaut mieux ne pas perdre de temps… Faites tout de suite prévenir le baron Tripeaud du mandat d’amener lancé contre son factotum Léonard, afin qu’il avise. » Cette note écrite, le jésuite la donna au docteur Baleinier, en lui faisant signe de la remettre au père d’Aigrigny ; celui-ci, aussi frappé que le docteur et le cardinal d’une pareille présence d’esprit au milieu de si atroces douleurs, resta un moment stupéfait. Rodin, les yeux impatiemment fixés sur le révérend père, semblait attendre avec impatience qu’il sortît de la chambre pour aller exécuter ses ordres. Le docteur, devinant la pensée de Rodin, dit un mot au père d’Aigrigny, qui sortit. – Allons, mon révérend père, dit le docteur à Rodin, c’est à recommencer ; cette fois ne bougez pas, vous êtes au fait… Rodin ne répondit pas, joignit ses mains sur sa tête, offrit sa poitrine et ferma les yeux. C’était un spectacle étrange, lugubre, presque fantastique. Ces trois prêtres, vêtus de longues robes noires, penchés sur ce corps réduit presque à l’état de cadavre, leurs lèvres collées à ces trompes qui aboutissaient à la poitrine du patient, semblaient pomper son sang ou l’infibuler par quelque charme magique… Une odeur de chair brûlée, nauséabonde, pénétrante, commença à se répandre dans la chambre silencieuse… et chaque aide entendit sous le trépied fumant une légère crépitation… C’était la peau de Rodin qui se fendait sous l’action du feu et se crevassait en quatre endroits différents de sa poitrine. La sueur ruisselait de son visage livide, qu’elle rendait luisant ; quelques mèches de cheveux gris, raides et humides, se collaient à ses tempes. Parfois telle était la violence de ses spasmes, que sur ses bras raides ses veines se gonflaient et se tendaient comme des cordes prêtes à se rompre. Endurant cette torture affreuse avec autant d’intrépide résignation que le sauvage dont la gloire consiste à mépriser la douleur, Rodin puisait son courage et sa force dans l’espoir… nous dirions presque dans la certitude de vivre… Telle était la trempe de ce caractère indomptable, la toute-puissance de cet esprit énergique, qu’au milieu même de tourments indicibles son idée fixe ne l’abandonna pas… Pendant les rares intermittences que lui laissait la souffrance, souvent inégale, même à ce degré d’intensité, Rodin songeait à l’affaire Rennepont, calculait ses chances, combinait les mesures les plus promptes, sentant qu’il n’y avait pas une minute à perdre. Le docteur Baleinier ne le quittait pas du regard, épiait avec une profonde attention et les effets de la douleur et la réaction salutaire de cette douleur sur le malade, qui semblait, en effet, respirer déjà un peu plus librement. Soudain Rodin porta sa main à son front comme frappé d’une inspiration subite, tourna vivement sa tête vers M. Baleinier, et lui demanda par signe de faire un moment suspendre l’opération. – Je dois vous avertir, mon révérend père, répondit le docteur, qu’elle est plus d’à moitié terminée, et que, si on l’interrompt, la reprise vous paraîtra plus douloureuse encore… Rodin fit signe que peu lui importait et qu’il voulait écrire. – Messieurs… suspendez un moment, dit le docteur Baleinier ; ne retirez pas les moxas… mais n’avivez plus le feu. C’est-à-dire que le feu allait brûler doucement sur la peau du patient, au lieu de brûler vif. Malgré cette douleur moins atroce, mais toujours aiguë, profonde, Rodin, resté couché sur le dos, se mit en devoir d’écrire ; par sa position, il fut forcé de prendre le buvard de la main gauche ; de l’élever à la hauteur de ses yeux, et d’écrire de la main droite pour ainsi dire en plafonnant. Sur un premier feuillet, il traça quelques signes alphabétiques d’un chiffre qu’il s’était composé pour lui seul afin de noter certaines choses secrètes. Peu d’instants auparavant, au milieu de ses tortures, une idée lumineuse lui était soudain venue ; il la croyait bonne, et il la notait, craignant de l’oublier au milieu de ses souffrances, quoiqu’il se fût interrompu deux ou trois fois ; car si la peau ne brûlait plus qu’à petit feu, elle n’en brûlait pas moins ; Rodin continua d’écrire ; sur un autre feuillet, il traça les mots suivants, qui, sur un signe de lui, furent aussitôt remis au père d’Aigrigny. « Envoyez à l’instant B. auprès de Faringhea, dont il recevra le rapport sur les événements de ces derniers jours, au sujet du prince Djalma ; B. reviendra immédiatement ici avec ce renseignement. » Le père d’Aigrigny s’empressa de sortir pour donner ce nouvel ordre. Le cardinal se rapprocha un peu du théâtre de l’opération, car, malgré la mauvaise odeur de cette chambre, il se complaisait fort à voir partiellement rôtir le jésuite, auquel il gardait une rancune de prêtre italien. – Allons, mon révérend père, dit le docteur à Rodin, continuez d’être aussi admirablement courageux ; votre poitrine se dégage… Vous allez avoir encore un rude moment à passer… et puis après, bon espoir… Le patient se remit en place. Au moment où le père d’Aigrigny rentra, Rodin l’interrogea du regard ; le révérend père lui répondit par un signe affirmatif. Au signe du docteur, les quatre aides approchèrent leurs lèvres des tubes et recommencèrent à aviver le feu d’un souffle précipité. Cette recrudescence de torture fut si féroce que, malgré son empire sur lui-même, Rodin grinça des dents à se les briser, fit un soubresaut convulsif, et gonfla si fort sa poitrine qui palpitait sous le brasier, qu’ensuite d’un spasme violent il s’échappa enfin de ses poumons un cri de douleur terrible… mais libre… mais sonore, mais retentissant. – La poitrine est dégagée, s’écria le docteur Baleinier triomphant : il est sauvé… les poumons fonctionnent… la voix revient… la voix est revenue… Soufflez, messieurs, soufflez… et vous, mon révérend père, dit-il joyeusement à Rodin, si vous le pouvez, criez… hurlez… ne vous gênez pas… je serai ravi de vous entendre, et cela vous soulagera… Courage, maintenant… je réponds de vous, c’est une cure merveilleuse… je la publierai, je la crierai à son de trompe !… – Permettez, docteur, dit tout bas le père d’Aigrigny en se rapprochant vivement de M. Baleinier ; monseigneur est témoin que j’ai retenu d’avance la publication de ce fait, qui passera… comme il le peut véritablement… pour un miracle. – Eh bien, ce sera une cure miraculeuse, répondit sèchement le docteur Baleinier, qui tenait à ses œuvres. En entendant dire qu’il était sauvé, Rodin, quoique ses souffrances fussent peut-être les plus vives qu’il eût encore ressenties, car le feu arrivait à la dernière couche de l’épiderme, Rodin fut réellement beau, d’une beauté infernale. À travers la pénible contraction de ses traits éclatait l’orgueil d’un farouche triomphe ; on voyait que ce monstre se sentait redevenir fort et puissant, et qu’il avait conscience des maux terribles que sa funeste résurrection allait causer… Aussi, tout en se tordant sous la fournaise qui le dévorait, il prononça ces mots, les premiers qui sortirent de sa poitrine, de plus en plus libre et dégagée : – Je le disais… bien… moi, que je vivrais !… – Et vous disiez vrai ! s’écria le docteur en tâtant le pouls de Rodin. Voici maintenant votre pouls plein, ferme, réglé, les poumons libres. La réaction est complète ; vous êtes sauvé… À ce moment, les derniers brins de coton avaient brûlé ; on retira les trépieds, et l’on vit sur la poitrine osseuse et décharnée de Rodin quatre larges escarres arrondies. La peau, carbonisée, fumante encore, laissait voir la chair rouge et vive… Par suite de l’un des brusques soubresauts de Rodin, qui avait dérangé le trépied, une de ces brûlures s’était plus étendue que les autres et offrait pour ainsi dire un double cercle noirâtre et brûlé. Rodin baissa les yeux sur ses plaies ; après quelques secondes de contemplation silencieuse, un étrange sourire brida ses lèvres. Alors, sans changer de position, mais jetant de côté sur le père d’Aigrigny un regard d’intelligence impossible à peindre, il lui dit, en comptant lentement une à une ses plaies du bout de son doigt à ongle plat et sordide : – Père d’Aigrigny… quel présage !… voyez donc !… Un Rennepont… deux Rennepont… trois Rennepont… quatre Rennepont… Puis, s’interrompant : Où est donc le cinquième ? Ah !… ici… cette plaie compte pour deux… elle est jumelle.[1] Et il fit entendre un petit rire sec et aigu. Le père d’Aigrigny, le cardinal et le docteur Baleinier comprirent le sens de ces mystérieuses et sinistres paroles, que Rodin compléta bientôt par une allusion terrible en s’écriant d’une voix prophétique et d’un air inspiré : – Oui, je le dis, la race de l’impie sera réduite en poussière, comme les lambeaux de ma chair viennent d’être réduits en cendres… Je le dis… cela sera… car j’ai voulu vivre… je vis.
[1] Jacques Rennepont étant mort, et Gabriel étant en dehors des intérêts par sa donation régularisée, il ne restait que cinq personnes de la famille : Rose et Blanche, Djalma, Adrienne et M. Hardy.
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