Le Juif Errant

| 10.09 - Escalade et effraction.

 

 

 

Onze heures et demie sonnaient lorsque Dagobert et son fils arrivèrent sur le boulevard de l’Hôpital. Le vent était violent, la pluie battante ; mais malgré l’épaisseur des nuées pluvieuses, la nuit paraissait assez claire, grâce au lever tardif de la lune. Les grands arbres noirs et les murailles blanches du jardin du couvent se distinguaient au milieu de cette pâle clarté. Au loin, un réverbère agité par le vent, et dont on apercevait à peine la lumière rougeâtre à travers la brume et la pluie, se balançait au-dessus de la chaussée boueuse de ce boulevard solitaire. À de rares intervalles on entendait, au loin… bien loin, le sourd roulement d’une voiture attardée ; puis tout retombait dans un morne silence.
 
Dagobert et son fils, depuis leur départ de la rue Brise-Miche, avaient à peine échangé quelques paroles. Le but de ces deux hommes de cœur était noble, généreux ; et pourtant, résolus, mais pensifs, ils se glissaient dans l’ombre comme des bandits à l’heure des crimes nocturnes. Agricol portait sur ses épaules un sac renfermant la corde, le crochet et la barre de fer ; Dagobert s’appuyait sur le bras de son fils, et Rabat-Joie suivait son maître.
 
– Le banc où nous nous sommes assis tantôt doit être par ici, dit Dagobert en s’arrêtant.
 
– Oui, dit Agricol en cherchant des yeux, le voilà, mon père.
 
– Il n’est que onze heures et demie, il faut attendre minuit, reprit Dagobert. Asseyons-nous un instant pour nous reposer et convenir de nos faits…
 
Au bout d’un moment de silence, le soldat reprit avec émotion en serrant les mains de son fils dans les siennes :
 
– Agricol… mon enfant… il en est temps encore… je t’en supplie… laisse-moi aller seul… je saurai bien me tirer d’affaire… Plus le moment approche… plus je crains de te compromettre dans cette entreprise dangereuse.
 
– Et moi, brave père, plus le moment approche, plus je crois que je te serai utile à quelque chose ; bon ou mauvais, je partagerai ton sort… Notre but est louable… c’est une dette d’honneur que tu dois acquitter… j’en veux payer la moitié. Ce n’est pas maintenant que je me dédirai… Ainsi donc, brave père… songeons à notre plan de campagne.
 
– Allons, tu viendras, dit Dagobert en étouffant un soupir.
 
– Il faut donc, brave père, reprit Agricol, réussir sans encombre, et nous réussirons… Tu avais remarqué tantôt la petite porte de ce jardin, là, près de l’angle du mur… c’est déjà excellent.
 
– Par là, nous entrerons dans le jardin, et nous chercherons des bâtiments que sépare un mur terminé par une claire-voie.
 
– Oui… car d’un côté de cette claire-voie est le pavillon habité par Mlle de Cardoville, et de l’autre, la partie du couvent où sont enfermées les filles du général.
 
À ce moment Rabat-Joie, qui était accroupi aux pieds de Dagobert, se leva brusquement en dressant les oreilles et semblant écouter.
 
– On dirait que Rabat-Joie entend quelque chose, dit Agricol ; écoutons.
 
On n’entendit rien que le bruit du vent qui agitait les grands arbres du boulevard.
 
– Mais, j’y pense, mon père : une fois la porte du jardin ouverte, emmenons-nous Rabat-Joie ?
 
– Oui… oui : s’il y a un chien de garde, il s’en chargera, et puis, il nous avertira de l’approche des gens de ronde, et qui sait ?… il a tant d’intelligence, il est si attaché à Rose et à Blanche, qu’il nous aidera peut-être à découvrir l’endroit où elles sont ; je l’ai vu vingt fois aller les rejoindre dans les bois avec un instinct extraordinaire.
 
Un tintement lent, grave, sonore, dominant les sifflements de la bise, commençait de sonner minuit.
 
Ce bruit sembla retentir douloureusement dans l’âme d’Agricol et de son père ; muets, émus, ils tressaillirent… Par un mouvement spontané, ils se prirent et se serrèrent énergiquement la main. Malgré eux, chaque battement de leur cœur se réglait sur chacun des coups de cette horloge, dont la vibration se prolongeait au milieu du morne silence de la nuit.
 
Au dernier tintement, Dagobert dit à son fils d’une voix ferme :
 
– Voilà minuit… embrasse-moi… et en avant !
 
Le père et le fils s’embrassèrent. Le moment était décisif et solennel.
 
– Maintenant, mon père, dit Agricol, agissons avec autant de ruse et d’audace que des bandits allant piller un coffre-fort.
 
Ce disant, le forgeron prit dans le sac la corde et le crochet. Dagobert s’arma de la pince de fer, et tous deux, s’avançant le long du mur avec précaution, se dirigèrent vers la petite porte située non loin de l’angle formé par la rue et par le boulevard, s’arrêtant de temps à autre pour prêter l’oreille avec attention, tâchant de distinguer les bruits qui ne seraient causés ni par la pluie ni par le vent.
 
La nuit continuant d’être assez claire pour que l’on pût parfaitement distinguer les objets, le forgeron et le soldat atteignirent la petite porte ; les ais paraissaient vermoulus et peu solides.
 
– Bon ! dit Agricol à son père, d’un coup elle cédera.
 
Et le forgeron allait appuyer vigoureusement son épaule contre la porte en s’arc-boutant sur ses jarrets, lorsque tout à coup Rabat-Joie grogna sourdement en se mettant pour ainsi dire en arrêt.
 
D’un mot Dagobert fit taire le chien, et, saisissant son fils par le bras, il lui dit tout bas :
 
– Ne bougeons pas… Rabat-Joie a senti quelqu’un… dans le jardin !…
 
Agricol et son père restèrent quelques minutes immobiles, l’œil au guet et suspendant leur respiration… Le chien, obéissant à son maître, ne grognait plus ; mais son inquiétude et son agitation se manifestaient de plus en plus. Cependant on n’entendait rien…
 
– Le chien se sera trompé, mon père, dit tout bas Agricol.
 
– Je suis sûr que non… ne bougeons pas…
 
Après quelques secondes d’une nouvelle attente, Rabat-Joie se coucha brusquement et allongea autant qu’il le put son museau sous la traverse inférieure de la porte en soufflant avec force…
 
– On vient… dit vivement Dagobert à son fils.
 
– Éloignons-nous… reprit Agricol.
 
– Non, lui dit son père, écoutons : il sera temps de fuir si l’on ouvre la porte… Ici, Rabat-Joie, ici…
 
Le chien, obéissant, s’éloigna de la porte et vint se coucher aux pieds de son maître. Quelques secondes après on entendit sur la terre, détrempée par la pluie, une espèce de pataugement causé par des pas lourds dans des flaques d’eau, puis un bruit de paroles qui, emportées par le vent, n’arrivèrent pas jusqu’au soldat et au forgeron.
 
– Ce sont les gens de ronde dont nous a parlé la Mayeux, dit Agricol à son père.
 
– Tant mieux… ils mettront un intervalle entre leur seconde tournée, elle nous assure au moins deux heures de tranquillité… Maintenant… notre affaire est sûre.
 
En effet, peu à peu, le bruit des pas devint moins distinct, puis il se perdit tout à fait…
 
– Allons, vite, ne perdons pas de temps, dit Dagobert à son fils au bout de dix minutes ; ils sont loin. Maintenant, tâchons d’ouvrir cette porte.
 
Agricol y appuya sa puissante épaule, poussa vigoureusement, et la porte ne céda pas, malgré sa vétusté.
 
– Malédiction ! dit Agricol, elle est barrée en dedans, j’en suis sûr, ces mauvaises planches n’auraient pas, sans cela, résisté au choc.
 
– Comment faire ?
 
– Je vais monter sur le mur à l’aide de la corde et du crochet… et aller l’ouvrir en dedans.
 
Ce disant, Agricol prit la corde, le crampon, et, après plusieurs tentatives il parvint à lancer le crochet sur le chaperon du mur.
 
– Maintenant, mon père, fais-moi la courte échelle, je m’aiderai de la corde ; une fois à cheval sur la muraille, je retournerai le crampon, et il me sera facile de descendre dans le jardin.
 
Le soldat s’adossa au mur, joignit ses deux mains, dans le creux desquelles son fils posa un pied, puis, montant de là sur les robustes épaules de son père, où il prit un point d’appui, à l’aide de la corde et de quelques dégradations de la muraille, il en atteignit la crête. Malheureusement, le forgeron ne s’était pas aperçu que le chaperon du mur était garni de morceaux de verre de bouteilles cassées qui le blessèrent aux genoux et aux mains ; mais, de peur d’alarmer Dagobert, il retint un premier cri de douleur, replaça le crampon comme il fallait, se laissa glisser le long de la corde, et atteignit le sol ; la porte était proche, il y courut : une forte barre de bois la maintenait, en effet, intérieurement ; la serrure était en si mauvais état qu’elle ne résista pas à un violent effort d’Agricol ; la porte s’ouvrit, Dagobert entra dans le jardin avec Rabat-Joie.
 
– Maintenant dit le soldat à son fils, grâce à toi, le plus fort est fait… Voici un moyen de fuite assuré pour mes pauvres enfants et pour Mlle de Cardoville… Le tout, à cette heure, est de les trouver… sans faire de mauvaise rencontre… Rabat-Joie va marcher devant en éclaireur… Va… va… mon chien, ajouta Dagobert, et surtout… sois muet… tais-toi.
 
Aussitôt l’intelligent animal s’avança de quelques pas, flairant, écoutant, éventant et marchant avec la prudence et l’attention circonspecte d’un limier en quête.
 
À la demi-clarté de la lune voilée par les nuages, Dagobert et son fils aperçurent autour d’eux un quinconce d’arbres énormes, auquel aboutissaient plusieurs allées. Indécis sur celle qu’ils devaient suivre, Agricol dit à son père :
 
– Prenons l’allée qui côtoie le mur, elle nous mènera sûrement à un bâtiment.
 
– C’est juste, allons, et marchons sur les bordures de gazon, au lieu de marcher dans l’allée boueuse ; nos pas feront moins de bruit.
 
Le père et le fils, précédés de Rabat-Joie, parcoururent pendant quelque temps une sorte d’allée tournante, qui s’éloignait peu de la muraille ; ils s’arrêtaient çà et là pour écouter… ou pour se rendre prudemment compte, avant de continuer leur marche, des mobiles aspects des arbres et des broussailles qui, agités par le vent et éclairés par la pâle clarté de la lune, affectaient des formes singulières.
 
Minuit et demi sonnait lorsque Agricol et son père arrivèrent à une large grille de fer qui servait de clôture au jardin réservé de la supérieure du couvent ; c’est dans cette réserve que la Mayeux s’était introduite le matin, après avoir vu Rose Simon s’entretenir avec Adrienne de Cardoville.
 
À travers les barreaux de cette grille, Agricol et son père aperçurent à peu de distance une fermeture en planches à claire-voie aboutissant à une chapelle en construction, et au delà un petit pavillon carré.
 
– Voilà sans doute le pavillon de la maison des fous occupé par Mlle de Cardoville.
 
– Et le bâtiment où sont les chambres de Rose et de Blanche, mais que nous ne pouvons apercevoir d’ici, lui fait face sans doute, reprit Dagobert. Pauvres enfants, elles sont là… pourtant, dans les larmes et le désespoir, ajouta-t-il avec une émotion profonde.
 
– Pourvu que cette grille soit ouverte, dit Agricol.
 
– Elle le sera probablement… elle est située à l’intérieur.
 
– Avançons doucement.
 
En quelques pas Dagobert et son fils atteignirent la grille, seulement fermée par le pêne de la serrure. Dagobert allait l’ouvrir, lorsque Agricol lui dit :
 
– Prends garde de la faire crier avec ses gonds…
 
– Faut-il la pousser doucement ou brusquement ?
 
– Laisse-moi, je m’en charge, dit Agricol.
 
Et il ouvrit si brusquement le battant de la grille, qu’il ne grinça que faiblement, mais cependant ce bruit fut assez distinct pour être entendu au milieu du silence de la nuit, pendant un des intervalles que les rafales du vent laissaient entre elles. Agricol et son père restèrent un moment immobiles, inquiets, prêtant l’oreille… n’osant franchir le seuil de cette grille afin de se ménager une retraite. Rien ne bougea, tout demeura calme, tranquille. Agricol et son père, rassurés, pénétrèrent dans le jardin réservé. À peine le chien fut-il entré dans cet endroit qu’il donna tous les signes d’une joie extraordinaire ; les oreilles dressées, la queue battant ses flancs, bondissant plutôt que courant, il eut bientôt atteint la séparation de claire-voie où le matin Rose Simon s’était un instant entretenue avec Mlle de Cardoville ; puis il s’arrêta un instant en cet endroit, inquiet et affairé, tournant et virant comme un chien qui cherche et démêle une voie.
 
Dagobert et son fils, laissant Rabat-Joie obéir à son instinct, suivaient ses moindres mouvements avec un intérêt, avec une anxiété indicibles, espérant tout de son intelligence et de son attachement pour les orphelines.
 
– C’est sans doute près de cette claire-voie que Rose se trouvait lorsque la Mayeux l’a vue, dit Dagobert. Rabat-Joie est sur ses traces, laissons-le faire.
 
Au bout de quelques secondes, le chien tourna la tête du côté de Dagobert, et partit au galop, se dirigeant vers une porte du rez-de-chaussée du bâtiment qui faisait face au pavillon occupé par Adrienne ; puis, arrivé à cette porte, le chien se secoua, semblant attendre Dagobert.
 
– Plus de doute, c’est bien dans ce bâtiment que sont les enfants, dit Dagobert, en allant rejoindre Rabat-Joie ; c’est là qu’on aura tantôt renfermé Rose.
 
– Nous allons voir si les fenêtres sont ou non grillées, dit Agricol en suivant son père.
 
Tous deux arrivèrent auprès de Rabat-Joie.
 
– Eh bien, mon vieux, lui dit tout bas le soldat en lui montrant le bâtiment, Rose et Blanche sont donc là ?
 
Le chien redressa la tête et répondit par un grognement de joie, accompagné de deux ou trois jappements.
 
Dagobert n’eut que le temps de saisir la gueule du chien entre ses mains.
 
– Il va tout perdre !… s’écria le forgeron. On l’a entendu, peut-être…
 
– Non… dit Dagobert. Mais, plus de doute… les enfants sont là…
 
À cet instant, la grille de fer par laquelle le soldat et son fils s’étaient introduits dans le jardin réservé, qu’ils avaient laissée ouverte, se referma avec fracas.
 
– On nous enferme… dit vivement Agricol, et pas d’autre issue…
 
Pendant un instant le père et le fils se regardèrent atterrés ; mais Agricol reprit tout à coup :
 
– Peut-être le battant de la grille se sera-t-il fermé en roulant sur ses gonds par son propre poids… je cours m’en assurer… et la rouvrir si je puis…
 
– Va… vite, j’examinerai les fenêtres.
 
Agricol se dirigea en hâte vers la grille, tandis que Dagobert, se glissant le long du mur, arriva devant les fenêtres du rez-de-chaussée ; elles étaient au nombre de quatre ; deux d’entre elles n’étaient pas grillées. Il regarda au premier étage, il était peu élevé, et aucune de ses fenêtres n’était garnie de barreaux ; celle des deux sœurs qui habitait cet étage pourrait donc, une fois prévenue, attacher un drap à la barre d’appui de la fenêtre et se laisser glisser, comme l’avaient fait les orphelines pour s’évader de l’auberge du Faucon blanc ; mais il fallait, chose difficile, savoir d’abord quelle chambre elle occupait. Dagobert pensa qu’il pourrait en être instruit par celle des deux sœurs qui habitait le rez-de-chaussée ; mais là, autre difficulté : parmi ces quatre fenêtres, à laquelle devait-il frapper ? Agricol revint précipitamment.
 
– C’était le vent, sans doute, qui avait fermé la grille, dit-il, j’ai ouvert de nouveau le battant et j’ai calé avec une pierre… mais il faut nous hâter.
 
– Et comment reconnaître les fenêtres de ces pauvres enfants ? dit Dagobert avec angoisse.
 
– C’est vrai, dit Agricol inquiet, que faire ?
 
– Appeler au hasard, dit Dagobert, c’est donner l’éveil si nous nous adressons mal.
 
– Mon Dieu, mon Dieu ! reprit Agricol avec une angoisse croissante, être arrivés ici, sous leurs fenêtres… et ignorer…
 
– Le temps presse, dit vivement Dagobert en interrompant son fils, risquons le tout pour le tout.
 
– Comment, mon père ?
 
– Je vais appeler Rose et Blanche à haute voix ; désespérées comme elles le sont, elles ne dorment pas, j’en suis sûr… elles seront debout à mon premier appel… Au moyen de son drap attaché à la barre d’appui, en cinq minutes celle qui habite le premier sera dans nos bras. Quant à celle du rez-de-chaussée… si sa fenêtre n’est pas grillée, en une seconde elle est à nous… sinon nous aurons bien vite descellé un barreau.
 
– Mais, mon père… cet appel à voix haute ?
 
– Peut-être ne l’entendra-t-on pas…
 
– Mais si on l’entend, tout est perdu.
 
– Qui sait ! Avant qu’on ait eu le temps d’aller chercher des hommes de ronde et d’ouvrir plusieurs portes, les enfants peuvent être délivrées, nous gagnons l’issue du boulevard et nous sommes sauvés…
 
– Le moyen est dangereux… mais je n’en vois pas d’autre.
 
– S’il n’y a que deux hommes, moi et Rabat-Joie nous nous chargeons de les maintenir s’ils accourent avant que l’évasion soit terminée ; et pendant ce temps-là, tu enlèves les enfants.
 
– Mon père, un moyen… et un moyen sûr, s’écria tout à coup Agricol. D’après ce que nous a dit la Mayeux, Mlle de Cardoville a correspondu par signes avec Rose et Blanche.
 
– Oui.
 
– Elle sait donc où elles habitent, puisque les pauvres enfants lui répondaient de leurs fenêtres.
 
– Tu as raison… il n’y a donc que cela à faire… allons au pavillon… Mais comment reconnaître…
 
– La Mayeux me l’a dit, il y a une espèce d’auvent au-dessus de la croisée de la chambre de Mlle de Cardoville…
 
– Allons vite, ce ne sera rien que de briser une claire-voie en planches… As-tu la pince ?
 
– La voilà.
 
– Vite, allons…
 
En quelques pas, Dagobert et son fils arrivèrent auprès de cette faible séparation ; trois planches arrachées par Agricol lui ouvrirent un facile passage.
 
– Reste là, mon père… et fais le guet, dit-il à Dagobert en s’introduisant dans le jardin du docteur Baleinier.
 
La fenêtre signalée par la Mayeux était facile à reconnaître : elle était haute et large ; une sorte d’auvent la surmontait ; car cette croisée avait été précédemment une porte, murée plus tard jusqu’au tiers de sa hauteur ; des barreaux de fer assez espacés la défendaient.
 
Depuis quelques instants la pluie avait cessé ; la lune, dégagée des nuages qui l’obscurcissaient naguère, éclairait en plein le pavillon ; Agricol, s’approchant des carreaux, vit la chambre plongée dans l’obscurité ; mais au fond de cette pièce une porte entrebâillée laissait échapper une assez vive clarté. Le forgeron, espérant que Mlle de Cardoville veillait encore, frappa légèrement aux vitres.
 
Au bout de quelques instants, la porte du fond s’ouvrit tout à fait ; Mlle de Cardoville, qui ne s’était pas encore couchée, entra dans la seconde chambre, vêtue comme elle l’était lors de son entrevue avec la Mayeux : une bougie qu’Adrienne tenait à la main éclairait ses traits enchanteurs ; ils exprimaient alors la surprise et l’inquiétude… La jeune fille posa son bougeoir sur une table, et parut écouter attentivement en s’avançant vers la fenêtre. Mais tout à coup elle tressaillit et s’arrêta brusquement. Elle venait de distinguer vaguement la figure d’un homme regardant à travers ses carreaux.
 
Agricol, craignant que Mlle de Cardoville effrayée, ne se réfugiât dans la pièce voisine, frappa de nouveau, et, risquant d’être entendu au dehors, il dit d’une voix assez haute :
 
– C’est Agricol Baudoin.
 
Ces mots arrivèrent jusqu’à Adrienne. Se rappelant aussitôt son entretien avec la Mayeux, elle pensa qu’Agricol et Dagobert s’étaient introduits dans le couvent pour enlever Rose et Blanche ; courant alors vers la croisée, elle reconnut parfaitement Agricol à la brillante clarté de la lune et ouvrit sa fenêtre avec précaution.
 
– Mademoiselle, lui dit précipitamment le forgeron, il n’y a pas un instant à perdre ; le comte de Montbron n’est pas à Paris, mon père et moi nous venons vous délivrer.
 
– Merci, merci, monsieur Agricol, dit Mlle de Cardoville d’une voix accentuée par la plus touchante reconnaissance ; mais songez d’abord au filles du général Simon…
 
– Nous y pensons, mademoiselle ; je venais aussi vous demander où sont leurs fenêtres.
 
– L’une est au rez-de-chaussée, c’est la dernière du côté du jardin ; l’autre est située absolument au-dessus de celle-ci… au premier étage.
 
– Maintenant elles sont sauvées ! s’écria le forgeron.
 
– Mais, j’y pense, reprit vivement Adrienne, le premier étage est assez élevé ; vous trouverez là, près de cette chapelle en construction, de très longues perches provenant des échafaudages ; cela pourra peut-être vous servir.
 
– Cela me vaudra une échelle pour arriver à la fenêtre du premier ; maintenant, il s’agit de vous, mademoiselle.
 
– Ne songez qu’à ces chères orphelines, le temps presse… Pourvu qu’elles soient libres cette nuit ; il m’est indifférent de rester un jour ou deux de plus dans cette maison.
 
– Non, mademoiselle, s’écria le forgeron, il est, au contraire, pour vous de la plus haute importance de sortir d’ici cette nuit… il s’agit d’intérêts que vous ignorez, je n’en doute plus maintenant.
 
– Que voulez-vous dire ?
 
– Je n’ai pas le temps de m’expliquer davantage ; mais je vous en conjure, mademoiselle… venez ; je puis desceller deux barreaux de cette fenêtre… je cours chercher une pince…
 
– C’est inutile. On se contente de fermer et de verrouiller en dehors la porte de ce pavillon, que j’habite seule ; il vous sera donc facile de briser la serrure.
 
– Et dix minutes après nous serons sur le boulevard, dit le forgeron. Vite, mademoiselle, apprêtez-vous ; prenez un châle, un chapeau, car la nuit est bien froide. Je reviens à l’instant.
 
– Monsieur Agricol, dit Adrienne les larmes aux yeux, je sais ce que vous risquez pour moi. Je vous prouverai, je l’espère, que j’ai aussi bonne mémoire… Ah !… vous et votre sœur adoptive, vous êtes de nobles et vaillantes créatures… Il m’est doux de vous devoir tant à tous deux… Mais ne revenez me chercher que lorsque les filles du général Simon seront libérées.
 
– Grâce à vos indications, c’est chose faite, mademoiselle ; je cours chercher mon père et nous revenons vous chercher.
 
Agricol, suivant l’excellent conseil de Mlle de Cardoville, alla prendre, le long du mur de la chapelle, une de ces longues et fortes perches servant aux constructions, l’enleva sur ses robustes épaules et rejoignit lestement son père.
 
À peine Agricol avait-il dépassé la claire-voie pour se diriger vers la chapelle, noyée d’ombre, que Mlle de Cardoville crut apercevoir une forme humaine sortir d’un des massifs du jardin du couvent, traverser rapidement l’allée et disparaître derrière une haute charmille de buis. Adrienne, effrayée, appela Agricol à voix basse, afin de l’avertir. Il ne pouvait pas l’entendre ; déjà il avait rejoint son père, qui, dévoré d’impatience, allait écoutant d’une fenêtre à l’autre, avec une angoisse croissante.
 
– Nous sommes sauvés ! lui dit Agricol à voix basse. Voici les fenêtres de tes pauvres enfants : celle-ci au rez-de-chaussée… celle-là au premier.
 
– Enfin ! dit Dagobert avec un élan de joie impossible à rendre.
 
Et il courut examiner les fenêtres.
 
– Elles ne sont pas grillées ! s’écria-t-il.
 
– Assurons-nous d’abord si l’une des enfants est là, dit Agricol ; ensuite, en appuyant cette perche le long du mur, je me hisserai jusqu’à la fenêtre du premier… qui n’est pas haute.
 
– Bien, mon garçon ! une fois là, tu frapperas aux carreaux, tu appelleras Rose ou Blanche : quand elle t’aura répondu, tu redescendras, nous appuierons la perche à la barre d’appui de la fenêtre, et la pauvre enfant se laissera glisser ; elles sont lestes et hardies… Vite… vite à l’ouvrage.
 
Pendant qu’Agricol, soulevant la perche, la plaçait convenablement et se disposait à y monter, Dagobert, frappant aux carreaux de la dernière fenêtre du rez-de-chaussée, dit à voix haute :
 
– C’est moi… Dagobert…
 
Rose Simon habitait en effet cette chambre. La malheureuse enfant, désespérée d’être séparée de sa sœur, était en proie à une fièvre brûlante, ne dormait pas, et arrosait son chevet de ses larmes… Au bruit que fit Dagobert en frappant aux vitres, elle tressaillit d’abord de frayeur ; puis, entendant la voix du soldat, cette voix si chère, si connue, la jeune fille se dressa sur son séant, passa ses mains sur son front comme pour s’assurer qu’elle n’était pas le jouet d’un songe ; puis, enveloppée de son long peignoir blanc, elle courut à la fenêtre en poussant un cri de joie.
 
Mais tout à coup… et avant qu’elle eût ouvert sa croisée, deux coups de feu retentirent, accompagnés de ces cris répétés :
 
– À la garde !… Au voleur !…
 
L’orpheline resta pétrifiée d’épouvante, les yeux machinalement fixés sur la fenêtre, à travers laquelle elle vit confusément, à la clarté de la lune, plusieurs hommes lutter avec acharnement, tandis que les aboiements furieux de Rabat-Joie dominaient ces cris incessamment répétés :
 
– À la garde !… Au voleur !… À l’assassin !…