Le Juif Errant

| Cinquième partie - La rue Brise-Miche / I. La femme de Dagobert..

 

 

 

Les scènes suivantes se passent à Paris, le lendemain du jour où les naufragés ont été recueillis au château de Cardoville.
 
Rien de plus sinistre, de plus sombre, que l’aspect de la rue Brise-Miche, dont l’une des extrémités donne rue Saint-Merry, l’autre près de la petite place du Cloître, vers l’église. De ce côté, cette ruelle, qui n’a pas plus de huit pieds de largeur, est encaissée entre deux immenses murailles noires, boueuses, lézardées, dont l’excessive hauteur prive en tout temps cette voie d’air et de lumière ; à peine pendant les plus longs jours de l’année, le soleil peut-il y jeter quelques rayons : aussi, lors des froids humides de l’hiver, un brouillard glacial, pénétrant, obscurcit constamment cette espèce de puits oblong au pavé fangeux.
 
Il était environ huit heures du soir ; à la pâle clarté du réverbère dont la lumière rougeâtre perçait à peine la brume, deux hommes, arrêtés dans l’angle de l’un de ces murs énormes, échangeaient quelques paroles.
 
– Ainsi, disait l’un, c’est bien entendu… vous resterez dans la rue jusqu’à ce que vous les ayez vus entrer au numéro 5.
 
– C’est entendu.
 
– Et quand vous les aurez vus entrer, pour mieux encore vous assurer de la chose, vous monterez chez Françoise Baudoin…
 
– Sous prétexte de demander si ce n’est pas là que demeure l’ouvrière bossue, la sœur de cette créature surnommée la reine Bacchanal…
 
– Très bien… Quant à celle-ci, tâchez de savoir exactement son adresse par la bossue ; car c’est très important : les femmes de cette espèce dénichent comme des oiseaux, et on a perdu sa trace…
 
– Soyez tranquille… Je ferai tout mon possible auprès de la bossue pour savoir où demeure sa sœur.
 
– Et pour vous donner courage, je vais vous attendre au cabaret en face du cloître, et nous boirons un verre de vin chaud à votre retour.
 
– Ce ne sera pas de refus, car il fait ce soir un froid diablement noir.
 
– Ne m’en parlez pas ! ce matin l’eau gelait sur mon goupillon, et j’étais raide comme une momie sur ma chaise à la porte de l’église. Ah ! mon garçon ! tout n’est pas rose dans le métier de donneur d’eau bénite…
 
– Heureusement, il y a les profits… Allons, bonne chance… N’oubliez pas, numéro 5… la petite allée à côté de la boutique du teinturier…
 
– C’est dit, c’est dit…
 
Et les deux hommes se séparèrent.
 
L’un gagna la place du Cloître ; l’autre se dirigea au contraire vers l’extrémité de la ruelle qui débouche rue Saint-Merry, et ne fut pas longtemps à trouver le numéro de la maison qu’il cherchait : maison haute et étroite, et, comme toutes celles de cette rue, d’une triste et misérable apparence.
 
De ce moment l’homme commença de se promener de long en large devant la porte de l’allée numéro 5.
 
Si l’extérieur de ces demeures était repoussant, rien ne saurait donner une idée de leur intérieur lugubre, nauséabond ; la maison numéro 5 était surtout dans un état de délabrement et de malpropreté affreux à voir… L’eau qui suintait des murailles ruisselait dans l’escalier sombre et boueux ; au second étage, on avait mis sur l’étroit palier quelques brassées de paille pour que l’on pût s’y essuyer les pieds : mais cette paille, changée en fumier, augmentait encore cette odeur énervante, inexprimable, qui résulte du manque d’air de l’humidité et des putrides exhalaisons des plombs : car quelques ouvertures, pratiquées dans la cage de l’escalier, y jetaient à peine quelques lueurs d’une lumière blafarde.
 
Dans ce quartier, l’un des plus populeux de Paris, ces maisons sordides, froides, malsaines, sont généralement habitées par la classe ouvrière, qui y vit entassée. La demeure dont nous parlons était de ce nombre. Un teinturier occupait le rez-de-chaussée ; les exhalaisons délétères de son officine augmentaient encore la fétidité de cette masure.
 
De petits ménages d’artisans, quelques ouvriers travaillant en chambrées, étaient logés aux étages supérieurs ; dans l’une des pièces du quatrième demeurait Françoise Baudoin, femme de Dagobert. Une chandelle éclairait cet humble logis, composé d’une chambre et d’un cabinet ; Agricol occupait une petite mansarde dans les combles. Un vieux papier d’une couleur grisâtre, çà et là fendu par les lézardes du mur, tapissait la muraille où s’appuyait le lit ; de petits rideaux, fixés à une tringle de fer, cachaient les vitres ; le carreau, non ciré, mais lavé, conservait sa couleur de brique ; à l’une des extrémités de cette pièce était un poêle rond contenant une marmite où se faisait la cuisine : sur la commode de bois blanc peint en jaune veiné de brun, on voyait une maison de fer en miniature, chef-d’œuvre de patience et d’adresse, dont toutes les pièces avaient été façonnées et ajustées par Agricol Baudoin (fils de Dagobert). Un christ en plâtre accroché au mur et entouré de plusieurs rameaux de buis bénit, quelques images de saints grossièrement coloriées, témoignaient des habitudes dévotieuses de la femme du soldat : une de ces grandes armoires de noyer, contournées, rendues presque noires par le temps, était placée entre les deux croisées : un vieux fauteuil garni de velours d’Utrecht vert (premier présent fait à sa mère par Agricol), quelques chaises de paille et une table de travail où l’on voyait plusieurs sacs de grosse toile bise, tel était l’ameublement de cette pièce, mal close par une porte vermoulue ; un cabinet y attenant renfermait quelques ustensiles de cuisine et de ménage.
 
Si triste, si pauvre que semble peut-être cet intérieur, il n’est tel pourtant que pour un petit nombre d’artisans, relativement aisés… car le lit était garni de deux matelas, de draps blancs et d’une chaude couverture ; la grande armoire contenait du linge.
 
Enfin, la femme de Dagobert occupait seule une chambre aussi grande que celles où de nombreuses familles d’artisans honnêtes et laborieux vivent et couchent d’ordinaire en commun, bien heureux lorsqu’ils peuvent donner aux filles et aux garçons un lit séparé ! bien heureux lorsque la couverture ou l’un des draps du lit n’a pas été engagé au mont-de-piété ! Françoise Baudoin, assise auprès du petit poêle de fonte, qui, par ce temps froid et humide, répandait bien peu de chaleur dans cette pièce mal close, s’occupait de préparer le repas du soir de son fils Agricol. La femme de Dagobert avait cinquante ans environ ; elle portait une camisole d’indienne bleue à petits bouquets blancs et un jupon de futaine ; un béguin blanc entourait sa tête et se nouait sous son menton. Son visage était pâle et maigre, ses traits réguliers ; sa physionomie exprimait une résignation, une bonté parfaites. On ne pouvait en effet trouver une meilleure, une plus vaillante mère : sans autre ressource que son travail, elle était parvenue, à force d’énergie, à élever non seulement son fils Agricol, mais encore Gabriel, pauvre enfant abandonné qu’elle avait eu l’admirable courage de prendre à sa charge. Dans sa jeunesse, elle avait, pour ainsi dire, escompté sa santé à venir pour douze années lucratives, rendues telles par un travail exagéré, écrasant, que de dures privations rendaient presque homicide ; car alors (et c’était un temps de salaire splendide comparé au temps présent), à force de veilles, à force de labeur acharné, Françoise avait quelquefois pu gagner jusqu’à cinquante sous par jour, avec lesquels elle était parvenue à élever son fils et son enfant adoptif…
 
Au bout de ces douze années, sa santé fut ruinée ; ses forces, presque à bout ; mais, au moins, les deux enfants n’avaient manqué de rien et avaient reçu l’éducation que le peuple peut donner à ses fils : Agricol entrait en apprentissage chez M. François Hardy, et Gabriel se préparait à entrer au séminaire par la protection très empressée de M. Rodin, dont les rapports étaient devenus, depuis 1820 environ, très fréquents avec le confesseur de Françoise Baudoin : car elle avait été et était toujours d’une piété peu éclairée, mais excessive.
 
Cette femme était une de ces natures d’une simplicité, d’une bonté adorables, un de ces martyrs de dévouements ignorés qui touchent quelquefois à l’héroïsme… Âmes saintes, naïves, chez lesquelles l’instinct du cœur supplée à l’intelligence. Le seul défaut ou plutôt la seule conséquence de cette candeur aveugle était une obstination invincible lorsque Françoise croyait devoir obéir à l’influence de son confesseur, qu’elle était habituée à subir depuis de longues années ; cette influence lui paraissant des plus vénérables, des plus saintes, aucune puissance, aucune considération humaines n’auraient pu l’empêcher de s’y soumettre : en cas de discussion à ce sujet, rien au monde ne faisait fléchir cette excellente femme ; sa résistance, sans colère, sans emportements, était douce comme son caractère, calme comme sa conscience, mais aussi, comme elle… inébranlable. Françoise Baudoin était, en un mot, un de ces êtres purs, ignorants et crédules, qui peuvent, quelquefois à leur insu, devenir des instruments terribles entre d’habiles et dangereuses mains.
 
Depuis assez longtemps le mauvais état de sa santé, et surtout le considérable affaiblissement de sa vue, lui imposaient un repos forcé ; car à peine pouvait-elle travailler deux ou trois heures par jour : elle passait le reste du temps à l’église.
 
Au bout de quelques instants, Françoise se leva, débarrassa un des côtés de la table de plusieurs sacs de grosse toile grise, et disposa le couvert de son fils avec un soin, avec une sollicitude maternelle. Elle alla prendre dans l’armoire un petit sac de peau renfermant une vieille timbale d’argent bossuée et un léger couvert d’argent, si mince, si usé, que la cuiller était tranchante. Elle essuya, frotta le tout de son mieux, et plaça près de l’assiette de son fils cette argenterie, présent de noce de Dagobert. C’était ce que Françoise possédait de plus précieux, autant par sa mince valeur que par les souvenirs qui s’y rattachaient ; aussi avait-elle souvent versé des larmes amères lorsqu’il lui avait fallu, dans des extrémités pressantes, par suite de maladie ou de chômage, porter au mont-de-piété ce couvert et cette timbale, sacrés pour elle.
 
Françoise prit ensuite, sur la planche intérieure de l’armoire, une bouteille d’eau et une bouteille de vin aux trois quarts remplie, et les plaça près de l’assiette de son fils ; puis elle retourna surveiller le souper.
 
Quoique Agricol ne fût pas fort en retard, la physionomie de sa mère exprimait autant d’inquiétude que de tristesse ; on voyait à ses yeux rougis qu’elle avait beaucoup pleuré. La pauvre femme, après de douloureuses et longues incertitudes, venait d’acquérir la conviction que sa vue, depuis longtemps très affaiblie, ne lui permettrait bientôt plus de travailler, même deux ou trois heures par jour, ainsi qu’elle avait coutume de le faire. D’abord, excellente ouvrière en lingerie, à mesure que ses yeux s’étaient fatigués, elle avait dû s’occuper de couture de plus en plus grossière, et son gain avait nécessairement diminué en proportion ; enfin, elle s’était vue réduite à la confection de sacs de campement, qui comportent environ douze pieds de couture ; on lui payait ses sacs à raison de deux sous chacun, et elle fournissait le fil. Cet ouvrage était très pénible, elle pouvait au plus parfaire trois de ces sacs en une journée ; son salaire était ainsi de six sous. On frémit quand on pense au grand nombre de malheureuses femmes dont l’épuisement, les privations, l’âge, la maladie, ont tellement diminué les forces, ruiné la santé, que tout le labeur dont elles sont capables peut à peine leur rapporter quotidiennement cette somme si minime… Ainsi leur gain décroît en proportion des nouveaux besoins que la vieillesse et les infirmités leur créent…
 
Heureusement Françoise avait dans son fils un digne soutien : excellent ouvrier, profitant de la juste répartition des salaires et des bénéfices accordés par M. Hardy, son labeur lui rapportait cinq à six francs par jour, c’est-à-dire plus du double de ce que gagnaient les ouvriers d’autres établissements ; il aurait donc pu, même en admettant que sa mère ne gagnât rien, les faire vivre aisément lui et elle. Mais la pauvre femme, si merveilleusement économe qu’elle se refusait presque le nécessaire, était devenue, depuis qu’elle fréquentait quotidiennement et assidûment sa paroisse, d’une prodigalité ruineuse à l’endroit de la sacristie. Il ne se passait presque pas de jour où elle ne fit dire une ou deux messes et brûler des cierges, soit à l’intention de Dagobert, dont elle était séparée depuis si longtemps, soit pour le salut de l’âme de son fils, qu’elle croyait en pleine voie de perdition. Agricol avait un si bon, un si généreux cœur ; il aimait, il vénérait tant sa mère, et le sentiment qui inspirait celle-ci était d’ailleurs si touchant, que jamais il ne s’était plaint de ce qu’une grande partie de sa paye (qu’il remettait scrupuleusement à sa mère chaque samedi) passât ainsi en œuvres pies. Quelquefois seulement il avait fait observer à Françoise, avec autant de respect que de tendresse, qu’il souffrait de la voir supporter des privations que son âge et sa santé rendaient doublement fâcheuses, et cela parce qu’elle voulait de préférence subvenir à ses petites dépenses de dévotion. Mais que répondre à cette excellente mère, lorsqu’elle lui disait les larmes aux yeux :
 
– Mon enfant, c’est pour le salut de ton père et pour le tien…
 
Vouloir discuter avec Françoise l’efficacité des messes et l’influence des cierges sur le salut présent et futur du vieux Dagobert, c’eût été aborder une de ces questions qu’Agricol s’était à jamais interdit de soulever par respect pour sa mère et pour ses croyances ; il se résignait donc à ne pas la voir entourée de tout le bien-être dont il eût désiré la voir jouir.
 
À un petit coup bien discrètement frappé à la porte, Françoise répondit :
 
– Entrez.
 
On entra.